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CQFD 29 Le béton parle au béton

Mise en ligne : 23 octobre 2006

Texte de l'article :

CQFD N°029

De notre envoyé du pénitentier

LE BÉTON PARLE AU BÉTON

Mis à jour le :15 décembre 2005. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=821

Les émeutes de novembre ont été suivies à la loupe par les détenus de Lannemezan, dont le béton n’est jamais loin de prendre feu. Qu’elle soit carcérale ou urbaine, la zone est abonnée à la force, à l’arbitraire et aux sornettes des galonnés. À une nuance près : en taule, le marché du travail est plus sauvage encore qu’à l’extérieur.

DANS NOS VILLES, C’EST L’ÉMEUTE. Les bagnoles crament et les gremlins caillassent les condés. La télé nous abreuve d’incendies et de racisme ordinaire. Face aux révoltes, le gouvernement a proclamé l’état d’urgence pour trois mois. Certaines cités sont placées sous couvre-feu. Des centaines de gamins ont été emprisonnés. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les casqués arpentent les périphéries. L’Ordre a finalement repris le dessus et l’opinion scande les slogans de la punition. En taule, nous avons suivi « les événements » avec grand intérêt. Inutile d’être Jérémie, notre tour viendra. Demain ou après demain, aussi sûrement qu’un et un font deux, nous foutrons le feu à nos cités-prison. Pourquoi en douter ? Les mêmes causes produisent les mêmes effets de traîne-misère. De la stratosphère de leurs vies douillettes, les gentils citoyens le comprennent-ils ? Je ne le crois pas car il est difficile de saisir l’ampleur de la désespérance quand, dans nos sociétés hautement précarisées, on ne se frotte jamais au rapport de force subi. Pour les individus au plus bas de l’échelle, c’est le lot quotidien. L’arrogance des puissants et de leurs sbires paraît sans limite. Pareils aux gamins des quartiers, nous avons été condamnés à des perpettes de misère et d’ennui, et surtout à bien fermer nos gueules et à baisser la tête, sinon ils lâchent sur nous leurs chiens de la Bac et des Eris. Au coin des rues ou des coursives, les cagoulés sont prêts à défourailler au flash-ball et à vous expédier au mitard. Au plus profond de son être, chaque flicard et chaque maton des unités spéciales a intériorisé la haine sociale. À l’occase, ils se lâchent, question de participer à la grande oeuvre de redressement de l’autorité nationale. Surtout si vous êtes une tête d’affiche ou un basané. Celui-là refile un marron ou une beigne, l’autre balance en douce un coup de genou et, tous ensemble, ils égrènent la panoplie des humiliations. On s’exécute allongés par terre, les menottes dans le dos, ou de longues minutes les mains sur la tête face au mur, quand ce n’est pas, dans un couloir, exposé nu comme un asticot. Six encagoulés de l’Eris pour chaque gars, le canon du fusil à pompe planté à dix centimètres du visage, les insultes et les menaces de mort pleuvent. Voilà l’image qu’ils veulent nous inculquer de l’insertion sociale. Ils sèment, ils sèment... mais viendra bien un jour la saison des moissons !

Les cités et les prisons sont des zones de non-droit, sinon celui de la force et de l’arbitraire. La gestion au jour le jour se résume à ce simple rapport de forces. Combien de fois au cours de ces deux années de chroniques j’ai décrit les mutations de la prison, la disparition des subventions socio-culturelles, les reculs exemplaires du domaine scolaire et des formations, le théâtre du tout-sécuritaire, l’esclavage du travail pénitentiaire, la paupérisation de la population pénale, l’abandon progressif des mesures de l’application des peines (remise en cause du régime des permissions et de la conditionnelle)... Et aujourd’hui, la paix des prisons ne tient plus qu’au fil ténu de la répression. Jusqu’à quand ? À peine les incendies ont quitté nos écrans qu’une affaire occupe nos conversations : les retards de salaires. Pour seul exemple, ceux de l’atelier de poterie n’ont pas été payés depuis trois mois. Six heures par jour, quatre jours par semaine pour que dalle ! « La semaine prochaine, vous serez payés, la semaine prochaine... » Au départ, les gars pensaient toucher leur fric le 15 suivant, puis à la fin du mois, les deux payes cumulées. En taule l’espoir est chevillé au corps. C’est plus fort que nous. Et tous les matins ils descendent malgré tout, obligés de croire aux sornettes des galonnés et des chefs d’atelier. S’ils gueulaient, ils se retrouveraient direct au chômdu. Le chômage, ici, ce n’est pas seulement le fait de se retrouver sans salaire. On ne passe pas à la case Assedic, même si on a bossé et cotisé durant des années. Rien, sauf une petite aide pour les « indigents » que nous, les prisonniers, nous payons collectivement. Je rappellerai tout de même que pour les obliger à reverser cette somme minimale, un soir tard nous avons refusé de remonter de promenade. Aucune amélioration en prison, même la plus élémentaire, n’est possible sans un mouvement de lutte. Après nous avoir concédé cette revendication, le directeur de l’époque chipotait sur la somme : « 38 euros, 38 euros, comme vous y allez ! Je ne peux tout de même pas encourager l’oisiveté ! »

Trois mois sans paye, quel bel encouragement à retrouver la voie honnête du travail salarié ! Même la démerde solidaire s’étouffe et pas moyen de leur tirer une avance. « La cantine ne fait pas crédit ! » Notre copain d’origine chinoise, que nous appelons entre nous et à tort « Hiro-Hito », est en pétard. Il me rappelle qu’au cours de nos pérégrinations après l’inondation de la centrale d’Arles, dans chaque établissement où nous avons débarqué, nous avons obtenu un crédit. « Ici, en sachant qu’on bosse et qu’ils pourront immédiatement le retenir sur nos payes, ils refusent en haussant les épaules comme si on leur demandait la lune ! » Quoi qu’il en soit, les taulards travaillent la plupart du temps avec l’unique objectif de gratter des grâces supplémentaires. Trois à quatre mois en moins pour chaque année de boulot. Sans cette carotte, quelle personne sensée irait bosser pour une enveloppe de 200 euros et souvent moins ? Avec l’État pénal, l’esclavage des temps modernes est une affaire qui roule. Les peines s’allongent et, du coup, les mecs marnent de plus en plus dur pour les réduire de quelques mois. Ainsi les tribunaux fournissent les travailleurs gratuits de ce système d’exploitation intensive.

Dans le temps, j’ai connu un prolo aimant son boulot, jusqu’à ce qu’il devienne par la force des choses indispensable à la rentabilité de son atelier. Hiver comme été, le matin, il pointait le premier devant sa machine et, le soir, le maton l’engueulait pour qu’il lâche le tour. Le malheureux pensait que par cette ardeur, il démontrerait sa volonté de réadaptation sociale. On ne pouvait pas lui jeter la pierre, il ne connaissait rien à l’esprit pénitentiaire. Et arriva ce qui devait arriver, il fut le seul de l’atelier à finir sa peine jusqu’au dernier jour de prison. S’ils avaient pu, ils lui auraient même collé une rallonge. Pour quelle raison auraient-ils lâché un si bon élément ? Chair à usine ou chair à prison, nous sommes condamnés à rester de la chair à béton. Dans les cages d’escalier de Drancy ou sous les préaux de Fleury, nous tournons en rond. Ils nous lorgnent du haut de leur mépris quotidien. Comme dans la chanson, nous ne sommes rien. Au XIXe siècle, ils traitaient les ouvriers révoltés de canailles. Après la Commune de Paris, nos anciens ont été envoyés au bagne, accusés d’être des criminels et des pétroleuses. En mai 68, le ministre Fouchet eut pour nous quelques insultes choisies : représentants de la Pègre, casseurs et Katangais. Pasqua « terrorisait les terroristes ». Et aujourd’hui, l’infâme crapaud Sarkozy bave sur la « racaille » des quartiers populaires. Deux siècles se sont écoulés comme sont passés les ministres et les régimes, et, finalement, ceux d’en bas nous demeurons les « damnés de la terre ».

Article publié dans le n° 29 de CQFD, décembre 2005.