CQFD N°031
De notre envoyé du pénitentier
ON N’EST PAS DES CHIENS
Mis à jour le :15 février 2006. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=910
Dans son rapport de janvier,la Cour des comptes souligne qu’« un effort considérable a été porté sur les problèmes de sécurité afin d’éviter la révolte des prisons ». Effort considérable, certes, mais sans garantie de résultat, comme le constate notre envoyé spécial derrière les verrous. Le printemps carcéral sera-t-il chaud ?
« NUL DE NOUS n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures antidrogue multiplient l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la garde à vue. On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ? Peu d’informations se publient sur les prisons : c’est une des régions cachées de notre système social, une des cases noires de notre vie. Nous avons le droit de savoir, nous voulons savoir... »
À la lecture de ces lignes, publiées par Michel Foucault quelques mois après Mai 68, on pourrait les croire écrites la semaine passée [1]. À ceci près que de nos jours il y a bien peu d’intellos de la trempe d’un Foucault capables de s’engager aux côtés des prisonniers sociaux. Certes, nous avons la docteure Vasseur et le PéDéGé Le Floch-Prigent, qui nous content leur expérience passagère dans des documents sensationnalistes. Pourquoi s’en étonner ? L’époque condamne l’engagement social pour ne tolérer que charité et bons sentiments. Fort de sa compétence managériale, le patron démontre l’aberration de la prison, tandis que la doctoresse soulage d’un pansement littéraire les plaies les plus visibles : les rats, les brutalités, le manque de soins... Sans doute cherchent-ils sincèrement à éveiller les consciences des politiques et de l’opinion pour une réforme moins cruelle de la « mangeuse d’hommes ». Mais, comme il se doit, tous deux éludent jusqu’à la caricature la fonction sociale de la prison dans la garantie de l’exploitation et de l’oppression. Et à l’égal de nos geôliers, ils discourent crûment des emprisonnés comme si nous étions des animaux élevés en batterie.
« On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ? »
Foucault affirmait : « Nous voulons savoir. » Alors que de nos jours, le moindre pékin sociologue, le bourgeois ayant passé quelques mois derrière les barreaux ou l’ONG machin chose crient haut et fort : « Nous avons les solutions pour régler le problème des prisons ! » Et en effet, des ONG développent des propositions et de bonnes âmes lancent des appels pour la démocratisation carcérale. Régulièrement, des colloques réunissent des spécialistes, médecins, démocrates, éducateurs et syndicalistes pénitentiaires. Les sommités humanistes causent des détenus dans l’abstrait et projettent des réformes pour leur bien. Mais que savent-ils de nous ? Que savent-ils de nos revendications ? Dans cette agitation, l’absence de la voix des prisons est effarante. Pourtant tout ce beau monde semble la trouver absolument normale. Comme une évidence. Quelquefois, un député ou un sénateur nous visitent. Ils témoignent et c’est parfait. Même si leur déclaration ne compensera jamais notre silence. Qu’ont-ils vu ? Ils traversent la prison, à peine s’ils la croisent. Que savent-ils de nos misères et de nos doléances ? Les deux rapports parlementaires sont restés lettre morte. La réforme pénitentiaire a été enterrée, inutile d’y revenir. D’ailleurs là encore et à aucun moment la réalité prisonnière n’avait été prise en compte. Dans leurs discours, la population pénale est réduite à une succession de chiffres : « 60 123 détenus. 48 540 places. 9 m2 à l’unité. 11 m2 pour la paire. » Nous croulons sous les statistiques : « Croissance de 25 %... Un sur deux, deux sur cinq... » Tout est si bien résumé par l’expression « Numerus clausus » ! En 1974, nous avions incendié les prisons au cri de « Nous ne sommes pas des chiens ! » Bientôt nous nous révolterons tel le héros d’une célèbre série télé des années 60 en hurlant « Nous ne sommes pas des numéros ! »
La négation du prisonnier est reproduite par ceux-là même qui sont censés oeuvrer à l’amélioration de ses conditions carcérales. Il est vrai que par les temps qui courent, il ne fait pas bon se mettre ouvertement du côté du hors-la-loi. Qu’ils sachent toutefois que nier et usurper la parole des prisonniers est une part essentielle de la déshumanisation qu’ils subissent. Qui aurait osé combattre l’apartheid en rejetant la parole et les revendications des Noirs ? À son époque, le Groupe pour l’information sur les prisons (GIP) partait d’une tout autre volonté : « Le GIP n’a demandé à visiter aucune prison, il ne s’est pas adressé à l’administration et il n’a pas demandé son point de vue. Ce sont les détenus qui donnent l’information... Il s’agit de ce que les détenus veulent faire savoir eux-mêmes en le disant eux-mêmes. Il s’agit de leur transférer le droit et la possibilité de parler des prisons. De dire ce qu’ils sont les seuls à pouvoir dire. » Ils avaient compris qu’aucun progrès sur le terrain carcéral ne verrait le jour sans une prise en considération juridique, humaine, sociale et politique de l’individu enfermé. C’est le point de départ minimal. Comme Aragon le soulignait, la parole du prisonnier n’est pas une plainte mais « une revendication de droits méconnus ou bafoués ».
Nous n’avons aucun droit dans les prisons françaises. Sauf celui d’obéir aveuglément à un règlement imbécile et de baisser la tête face aux humiliations. Aucun droit de réunion, d’association ou de parole n’est toléré. Si les matons nous gaulent avec un texte qui leur déplaît, c’est direct le mitard et le quartier d’isolement. S’ils décident que nous ne devons pas écrire dans telle ou telle langue, ils censurent notre courrier et le balancent à la poubelle. Tout comme le droit du travail, qui s’arrête à la porte d’entrée. Dans tous les domaines, nous sommes sous tutelle, souvent réduits à la condition d’un esclave que l’administration balade aux quatre coins du pays au bout d’une chaîne. À mille bornes de nos familles, que leur importe ! Ils n’hésitent pas à déporter sur le continent de nombreux Antillais, Tahitiens et Kanaks.
Dans son dernier rapport, la Cour des comptes constate que « depuis 2002, un effort considérable a été porté sur les problèmes de sécurité afin d’éviter la révolte des prisons »... Leur politique ne cherche donc pas éliminer les causes de notre révolte, elle les renforce en essayant de neutraliser nos possibles réactions. Face à l’hypertrophie sécuritaire, les deux autres manières d’échapper aux injustices se sont développées tout naturellement. De plus en plus violentes et de plus en plus désespérées, les tentatives d’évasion se multiplient au rythme des suicides, dont le taux est en constante augmentation. Inutile de réclamer la guillotine par provocation, le choix de la mort est omniprésent dans notre quotidien. L’euthanasie est un des rares droits qui nous restent. Mais tôt ou tard et quoi qu’ils fassent, l’explosion se produira. Et vous tous qui n’avez jamais entendu nos revendications, peut-être que le sang et la fumée des incendies vous éveilleront à la réalité des prisons. Car la révolte des esclaves est juste. Voltaire rappelait cette évidence : « Il n’y a qu’une guerre légitime, celle que mène Spartacus. »
Article publié dans le n° 31 de CQFD, février 2006.