CQFD N°032
De notre envoyé du pénitentier
LA GUEULE DE BOUALEM
Mis à jour le :15 mars 2006. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=948
Suite à la sortie d’un livre relatant les méthodes d’investigation de certains policiers (suspects torturés, preuves bidons) [1], une photo a fait le tour de la presse : on y voit une gueule cassée, tuméfiée par les coups d’une garde à vue. Cette photo, c’est celle de Boualem, un des compagnons de perpette de notre correspondant en taule.
À LANNEMEZAN, NOUS SOMMES une dizaine de prisonniers politiques, condamnés à vie pour la plupart. Comme si la perpette était inhérente à la condamnation devant les cours d’Assises spéciales, une sorte de peine administrative, sans surprise. Au bâtiment A, cinq perpétuités sur six détenus. Txistor est originaire de Bayonne, Max de Lyon, Boualem d’un quartier d’Alger, au pied de Notre-Dame d’Afrique, Georges du Nord Liban et moi, je suis né à cinquante kilomètres de la Centrale. Nous nous connaissons depuis si longtemps ! Et les jours passent, les années... Ancien rugbyman de l’Aviron, Txistor joue de la flûte basque le soir avant le repas. Boualem apprend la poterie et joue aux échecs dans une salle du rez-de-chaussée. Chaque jour, Georges lit les journaux en ronchonnant et partage avec équité le traditionnel taboulé du soir. En entrant dans sa cellule une assiette à la main, les sifflements suraigus de lointaines radios arabes nous blessent les oreilles. La journée, Max jardine et pratique la médecine douce. Lorsqu’il était bibliothécaire à la prison d’Arles, il fermait la « boutique » une après-midi de la semaine pour des consultations « santé ». En attendant leur tour, un ou deux clients patraques patientaient dans le couloir. Parfois il nous cuisine des gâteaux à la farine bio. Et au fil du temps, armé d’une patience infinie, il nous dresse au tri sélectif des ordures. Nous mettons de côté les épluchures et les coquilles d’oeufs pour le tas de compost de son jardin sauvage. À peine une trentaine de mètres carrés gagnée sur la vilaine pelouse d’une des cours de promenade.
De temps à autre, la photo de l’un d’entre nous fait la une des journaux. Cette semaine, c’est le tour de Boualem. Son visage tuméfié par une garde à vue agitée lui donne un air de panda. À peine si on devine son regard. Nous en blaguons avec lui. Et nous rions de conserve de ces journalistes « découvrant » les tortures des inspecteurs de l’antiterrorisme, sur lesquelles eux et bien d’autres plumassiers avaient si longtemps fermé les yeux. Un lecteur en colère jette le quotidien sur le banc de ciment. Il grogne : « J’espère que vous aurez remarqué cette profusion de conditionnels et combien de prudences... Dommage que nous n’ayons jamais profité de tels égards ! » Le soir en cellule, je repense à un voisin du QI de Fresnes, il y a bientôt vingt ans. J’ai oublié son prénom et d’où il venait, je me souviens seulement qu’il avait été arrêté lors des rafles de 1987. Lorsque nous pûmes communiquer avec lui, il évoqua en pleurant les passages à tabac dans les locaux de la DST, les étouffements qui le laissaient évanoui sur le sol et les humiliations une nuit durant. Sous les coups, ils l’avaient obligé à piétiner le Coran et à ingurgiter un demi-litre de whisky. Il nous jura qu’un magistrat avait assisté personnellement à plusieurs séances de brutalités. Je n’eus aucune difficulté à l’identifier. D’ailleurs, il est amusant de voir aujourd’hui ce sinistre personnage jouer les pères la pudeur en tant que membre de la Commission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau.
Le soir après la gamelle, nous parlions aux fenêtres en tentant de dédramatiser ce qu’il avait subi. Fragilisé comme il l’était, nous craignions pour sa vie à l’entrée de la nuit. Nous essayions d’en rire comme on jette une bouée à un noyé. Parfois il s’offusquait : « À deux reprises une femme nue est venue se frotter à moi et près de l’oreille elle me disait des saloperies, mais des saloperies inimaginables... » Un voisin trancha avec naturel : « C’est pas moi qui aurais eu cette venie ! » Et nous rigolâmes plus fort, et lui avec nous... Ce matin, Boualem, à qui je conte l’anecdote, me coupe. « J’étais assis les mains menottées dans le dos et un couple de flics s’embrassait en se frottant à moi. L’homme se prénommait Yvon. Pour le vanner, je l’appelais “Yvon le terrible”. Quand ils se sont aperçus que leurs simagrées ne me faisaient ni chaud ni froid, ils ont laissé tomber. » Nous avons fait un tour de la cour en silence. Puis il reprend : « Tu vois, ces histoires démontrent leur racisme, ils pensent que les Arabes sont les derniers des arriérés... »
Au pied du tas de compost, Max n’est pas avare de conseils pour son disciple horticulteur. Stéphane enfouit le contenu de trois énormes seaux de résidus. Cinq ou six badauds s’attroupent. L’été, l’odeur pestilentielle nous chasse du banc le plus proche, mais l’hiver, l’opération est sans risque et nous attire par son folklore champêtre. Dans notre dos, un gars lit à haute voix un article plus prolixe sur les tortures. Boualem réagit : « Moi, je ne peux pas dire que j’ai été torturé, ils n’ont pas utilisé l’électricité... Mais ils se sont rattrapés sur les coups de poing et de pied. Après chaque danse, lorsqu’ils me relevaient pour m’interroger, comme je ne répondais toujours pas à leurs questions, les inspecteurs me frappaient la tête sur le rebord de la table. Je ne pouvais pas me défendre, j’avais les mains attachées dans le dos. » Il mime la scène pour les nouveaux arrivants. Un futé laisse tomber : « Et voilà le pourquoi de ta gueule bouffie sur les photos... » Et Boualem d’acquiescer de plus belle.
« Étale bien, bon sang », rouspète Max. Armé d’une fourchette, Stéphane fait ce qu’il peut. Il bataille contre la marée de pelures d’oranges et de pommes de terre. Une voix rigolarde chambre le maraîcher réclusionnaire : « Finies les bombes, c’est un jardin de retraité ! » Au premier rang, on lui répond : « Mais non, pas du tout, le camarade perpétue la tradition du jardin ouvrier ! » L’opération compost terminée, le groupe se disperse lentement. Entre les murs de béton, nous tournons en rond et toujours dans le sens des aiguilles d’une montre. Quelqu’un revient sur l’actualité et les preuves fabriquées dans le dossier Erignac. « Ils ont été acquittés ! Tant mieux pour eux, combien ici n’auront pas cette chance malgré l’évidence... » L’usage de la torture et les fausses preuves lors des procès, nous n’apprenons rien. Nous savons qu’il leur faut un coupable par affaire et qu’importe sa responsabilité réelle. C’est le saint-office de l’antiterrorisme ! Expertises d’arme truquées, faux témoignages, amalgames... Et quand c’est nécessaire, les policiers amènent eux-mêmes quelques kilos de dynamite ou les armes comme autant de preuves irréfutables. Sans trop de problème, le malchanceux est expédié aux galères. Personne n’est dupe sauf les chroniqueurs judiciaires qui, depuis des lustres, ne s’étonnent pas une seconde des déclarations des accusés dénonçant ces méthodes « extraordinaires ».
L’été prochain, nous aurons un beau jardin. Nous mangerons nos tomates et nos potirons. L’espace labouré se floquera de couleurs vives. L’an dernier, enthousiasmé pour un parterre doré, un congénère questionna : « Ça pousse bien ces machins, c’est quoi ? » Et Max répondit, avec un brin d’ironie : « Des soucis. Comme tu le constates, c’est ce qui pousse le mieux ici ! »
Article publié dans le n° 32 de CQFD, mars 2006.