CQFD N°034
De notre envoyé du pénitentier
UNE JUSTICE TRÈS « SPÉCIALE »
Mis à jour le :15 mai 2006. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=1037
Depuis le 1er mai, les demandes de libération conditionnelle des prisonniers politiques sont traitées par un magistrat spécial de la 14e section « antiterroriste » de Paris, plus rosse que les juges classiques. Rétroactive, cette mesure frappe aussi notre correspondant en zonzon, qui constate : la justice d’exception devient la règle.
LA RUMEUR COURT les coursives et précède la visite de la conseillère en insertion et probation. Celle-ci me confirme l’info : « Désormais, vous ne dépendez plus de nous ! » Le greffe de la centrale a transmis mon dossier pénal à Paris. « Les autres dossiers des politiques vont suivre rapidement. Toutes les procédures sont maintenant centralisées. » En décembre dernier, je me souviens avoir lu un entrefilet dans Le Monde à propos des pressions exercées par les juges antiterroristes. Ils réclamaient que l’application des peines des prisonniers politiques n’échappe plus à leur chasse gardée. Voilà, le tour est joué ! Le chapitre IV de la loi Sarkozy « relative à la lutte contre le terrorisme » vient d’entrer en vigueur le 1er mai, avec ses dispositions qui enveniment l’exécution des peines. Cela s’est fait discrètement, presque en catimini. Désormais, les juridictions d’exception mises en place avec les lois de septembre 1986 vont suivre les dossiers de bout en bout. La 14e section du parquet dite « antiterroriste » mène l’instruction, les cours d’assises spéciales de Paris condamnent et un juge d’application des peines (JAP) spécialisé contrôle les aménagements de peine des condamnés. Comme de bien entendu, les médias n’en ont pas soufflé mot. Dans ce pays, la critique de l’antiterrorisme est taboue. L’expression se veut consensuelle jusqu’au sinistre ridicule. Depuis leur mise en application, l’ensemble des dispositions antiterroristes sont frappées du sceau illégitime de la rétroactivité. C’est ce que confirme la prison de Bapaume où est détenue Nathalie. La procédure de suspension de peine qu’elle a engagée pour raison médicale doit être examinée devant le tribunal d’Arras, mais elle a également été transmise à Paris. À la fin du mois, elle essuiera les plâtres de la nouvelle juridiction. Tout « naturellement », les nouveaux textes votés en décembre dernier s’appliquent donc à tous les prisonniers politiques sans distinction, quelle que soit leur date d’arrestation ou de condamnation. Nous sommes habitués à ces magouillages. Au cours de la partie, l’État change les règles autant de fois qu’il en a besoin. Ainsi la répression politique est remaquillée d’une image judiciaire frelatée. C’est la loi du plus fort... tout bonnement. Et aucune bonne âme démocratique ni aucun journaliste ne dénonce ce tripatouillage. Pourtant, selon le modus vivendi législatif, une loi ne s’applique rétroactivement qu’à la condition qu’elle bénéficie aux condamnés. Les lois spéciales sont-elles à notre avantage ? Bien sûr que non ! Alors ?
Il faut le dire, les gouvernants se foutent de leurs propres règles comme de l’an 40. L’important est qu’ils puissent faire comme ils l’entendent au moment où ils le jugent nécessaire. C’est pourquoi le texte est ponctué d’expressions telles que : « Lorsque les circonstances le justifient... lorsque les circonstances l’imposent... » Et quand les juges locaux ont encore la possibilité de statuer, ils sont entièrement soumis au commandement des juges spécialisés, qui font connaître leurs recommandations « susceptibles d’éclairer la Commission avant que celle-ci ne rende son avis ». Ainsi les JAP locaux obéissent à la 14e section placée directement sous les ordres du ministère ! « Au moins, le masque de l’hypocrisie est tombé », commente un camarade à la lecture des différents articles de loi. Le groupe des prisonniers politiques s’est rassemblé autour d’un banc de la cour de promenade. « Ils nous sortiront lorsqu’ils auront pris la décision politique de nous sortir, un point c’est tout. Finita la commedia... » En clair, les commissions recevront le résultat de leurs délibérations par la poste. Inutile qu’ils se creusent les méninges à se faire une opinion. Une opinion non sur notre dossier, mais sur ce que le pouvoir attend d’eux. « Et puis, ça leur évitera de sortir de monstrueuses conneries pour tenter de justifier leur injustifiable soumission ! » Txistor, le Basque, se relève d’une interminable série de pompes. « Oui, rappelez-vous le coup qu’ils ont fait à Nathalie, ils ont soutenu qu’elle n’était pas assez malade pour sortir en suspension de peine, mais trop malade pour travailler à l’extérieur et donc pour bénéficier d’une conditionnelle... Pourtant, dix lignes plus loin, ils s’offusquaient du fait qu’elle ne bosse pas en zonzon pour payer les parties civiles. » Un rire moqueur ébroue le groupe.
Si, par un hasard extraordinaire, il se trouvait un magistrat défendant son indépendance, un héros, un vrai, farouchement épris de liberté et de justice, ils ont prévu la parade. La structure spéciale est prioritaire sur toute autre décision : « En cas d’urgence, le JAP de Paris peut statuer sans l’avis du JAP compétent. » Circulez, y a rien à voir ! Si encore les juges antiterroristes représentaient des modèles de probité, mais au contraire, ils traînent dans leurs bureaux de la galerie Saint-Éloi plus de casseroles qu’il n’en pend aux rayons de la quincaillerie du sergent-chef Chodard. Leur potentiel de nuisance est grand et ils n’en sont pas économes. Ils raflent non seulement les militants mais également leurs familles et leurs amis, ils amalgament à grand renfort d’artifices procéduraux et de preuves suspectes, comme ils n’hésitent pas à couvrir les mauvais traitements dans les commissariats et l’usage de la torture blanche dans les QI... Après vingt ans d’expérience personnelle, je peux vous affirmer que la 14e section est à la justice ce que la 7e compagnie est aux commandos d’élite. Elle est si formatée par sa paranoïa aiguë que lors de la fameuse affaire d’Outreau la hiérarchie parisienne a repéré le petit juge Burgaud. Vous vous rendez compte, dès sa première affaire, il est parvenu à démanteler tout un réseau et ses ramifications à l’étranger ! Des hauts magistrats ont jaugé cette bête à concours. Aucun d’entre eux n’a décelé en lui un Pithivier ou un Tassin de la procédure. Aucun ! Pour leurs esprits malades, le jeune homme prometteur était capable de battre l’extraordinaire record du juge Bruguière, inscrit au Guinness Book de la justice d’exception. Qui se souvient aujourd’hui de l’affaire Chalabi ? Faute de place, elle se jugea dans un gymnase et connut un record inégalé d’acquittements, dommages collatéraux obligent ! Secrètement, un procureur jaloux espéra que le petit Burgaud réaliserait un pareil exploit et remplirait le Zénith ou au moins l’Olympia ! Hélas, on le congédia alors que l’affaire était dans le sac et le scénario écrit. Déjà on lui garantissait la publicité la plus décapante. Selon des sources bien informées, une filière turkméno-argentine aux ramifications dans la mouvance corsico-maltaise, appuyée par un groupe de notables et une lavandière du Portugal, s’apprêtait à commettre d’horribles attentats dans les orphelinats de Basse-Normandie. Une telle histoire pesait au moins cent inculpés avec des dossiers béton. Par exemple, chez la lavandière, la police scientifique était sur le point de découvrir des épingles à linge d’un type déjà utilisé en Tchétchénie... J’exagère peut-être. Mais avec eux, plus c’est gros, plus ça justifie l’existence des tribunaux spéciaux. Et pourquoi feraient-ils dans la dentelle, puisque jusque-là personne ne conteste ce cirque. « Et voici et voilà, le grand juge Jean-Louis Brugada va déjouer devant vos yeux l’attentat aux fraises tagada ! On l’applaudit bien fort ! » Avec la nouvelle loi, le JAP spécialisé prétextera sans doute le refus de ma prochaine demande de libération conditionnelle en arguant de mes liens en prison avec la filière turkméno-argentine... Par prudence, j’ai immédiatement débarrassé ma cellule de la moindre épingle à linge.
Article publié dans CQFD n° 34, mai 2006.