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CQFD 38 Crevard de chez crevard

Mise en ligne : 17 mars 2007

Texte de l'article :

CQFD N°038

De notre envoyé du pénitentier

CREVARD DE CHEZ CREVARD

Mis à jour le :15 octobre 2006. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=1171

À Lannemezan, la pénitentiaire gratte des bouts de chandelle en taillant dans les stages de formation et les activités sociales, mais claque des millions en nouveaux miradors haute sécurité. Le jus de crapaud s’épaissit et les détenus boivent la tasse.

LE CRÉPUSCULE NOUS ENVELOPPE d’un halo orangé. Dans la cour de promenade, nous nous rassemblons autour de la table de béton en attendant 18h30, l’heure de remonter en cellule. Nous tirons les minutes supplémentaires comme un condamné les dernières goulées de sa cigarette. La table me rappelle celles plantées sur les aires d’autoroute et servant au pique-nique des touristes. Mais ici la halte est longue. Interminable. Depuis des jours, la rumeur tapageuse de travaux derrière le mur pèse sur nos tranquillités. Nous grognons. « Ils élargissent le chemin de ronde extérieur  », répète Stéphane pour la douzième fois depuis ce matin. Et Néné surenchérit : « Un maton de l’atelier m’a raconté. Paraît qu’ils vont construire des super miradors de quinze mètres de haut... imagine-toi un peu, quinze mètres !  » La vision traverse mon esprit, notre bunker aux couleurs de ciment gris surmonté aux quatre coins d’immenses donjons. Pas à dire, nous voici revenus aux projets dantesques du Panoptique.

« Tu verras, demain ou dans dix ans,
ils nous foutront un canon de mitrailleuse sous le nez ! »

Comme si l’omniprésence des caméras ne leur suffisait plus, nous vivrons en permanence sous les yeux d’hommes armés de fusils à lunette. « C’est de pire en pire, tu verras, demain ou dans dix ans, ils nous foutront un canon de mitrailleuse sous le nez ! » La prison change mais rarement en bien ou alors provisoirement après nos révoltes. Ensuite, ils grignotent petit à petit ce que nous avons conquis et reprennent leurs projets d’élimination. Certes, le terme est un peu fort, mais qui peut croire que nous en sommes restés à la simple dimension morale et disciplinaire de la surveillance, celle qui réprime le penser au mal et la possibilité de passer à l’acte ? Dans les centrales de sécurité, ils manifestent la volonté d’écraser la population pénale, de ne lui laisser aucun espoir, plus aucun en dehors de la mort à petit feu. Longtemps l’idée d’une réaction de désespoir des perpettes les a inquiétés. Pourtant la révolte des condamnés à mort n’est pas naturelle. Combien de déportés ont-ils assassiné de gardiens de camp ? Bien peu. Si peu. Sauf peut-être les gitans, une nuit d’août 1944 à Auschwitz... Quoi qu’il en soit, nos « braves » fonctionnaires blindent les structures, installent du matériel dernier cri, créent des brigades armées de matons. Ils se rassérènent avant d’annoncer la nouvelle sans détours : « Les gars, vous ne sortirez plus de prison !  » Les détenus rebelles espèrent que, face à cette terrible addition, les taulards bougeront. Et si le feu prend bien, ça cramera comme en 1974 et mieux encore... « Et s’y a besoin d’autant de macchabées, on paiera le prix et plus encore, on s’en balance !  », s’enflamme le Marseillais. Mais celui qui lui fait face l’interrompt sans lever les yeux de son canard : « Arrête tes conneries, les taulards ne bougeront plus. Regarde, on a beau leur expliquer qu’ils moisiront en prison pour vingt-cinq, trente ou quarante ans, ils s’enferment eux-mêmes en cellule devant l’écran de leurs consoles Nintendo. » L’autre ronchonne : « Bon alors ,si c’est comme ça, il n’y a qu’à tout laisser faire...  »

Et à nos cous, la corde se serre. Elle est d’un chanvre tressé de milliers de jours, de brimades et d’humiliations. Car la mort lente des taulards ne comble pas d’aise les seigneurs et maîtres du royaume des pères fouettards. Loin de là. Comme les ogres des contes, ils en réclament toujours plus. Ils sont insatiables. Et sitôt qu’un régime autoritaire laisse la bride sur le cou de la pénitentiaire, les sycophantes ramènent leurs vieilles recettes à base de jus de crapaud : le bagne, la relégation sans espoir de retour, les quartiers cellulaires de l’île du diable, les QHS, les centrales sécuritaires de plus en plus sécuritaires, les portes des cellules verrouillées à double tour, le travail à la pièce... Les enchristés connaissent la chanson. Si, aujourd’hui, la bise réactionnaire souffle fort sur le pays du dehors, à l’intérieur ça défile déjà au pas de l’oie. À coup de notes de services, ils corrigent les errances du laxisme soixante-huitard des socialo-communistes, et pas une minute à perdre ! En priorité, il leur faut réimposer le travail obligatoire, durcir ses conditions sous-valorisées et les soumettre au chantage permanent d’un quotidien ramené au néant, à l’écoulement interminable des heures vides et au retour du régime cellulaire. Deux lignes de conduite : primo, paupériser la détention en aggravant la taxation des subsides envoyés par la famille et les amis, et en faisant payer au prix fort les besoins de la vie de tous les jours (cantine, téléphone, informatique... ) ; secundo, réduire au strict minimum les activités occupationnelles et socioculturelles. Depuis des mois, le ministère sucre les subventions pour la réinsertion et les centres sociaux. Aujourd’hui nous récoltons les premiers fruits de cette politique de terre brûlée : « En raison de l’épuisement du budget... par manque de financement... les stages de formation ne seront plus rémunérés à partir du...  » Comme le rappelle le bon sens de la vox populi des prisons : « Ah, pour les travaux de sécurité, ils ne manquent pas de pognon, mais attends un peu, tu verras... un jour ils paieront l’addition !  »

Comme toutes les grandes marées réactionnaires, celle que nous vivons se rêve éternelle. Elle est incapable de voir plus loin que le bout de son groin. Pour les petits feld-maréchaux, seul compte le présent de mille ans et, dans la prison, en plus de la punition, ils se délectent de l’éternelle exposition du tourment des bêtes emprisonnées ! Par le passé, les taulards fantasmaient des heures durant à ce qu’ils feraient en revoyant le dehors. Ils s’occupaient. Celui-ci étudiait l’égyptien ancien, celui-là préparait les plans d’un élevage de crocodiles. Mais par les temps qui courent et l’âge aidant, ils s’inquiètent davantage pour leur peau. « Ils ne nous sortiront que les pieds devant... ou crevard de chez crevard...  », entonne le choeur des joueurs de contrée. C’est ainsi, dans notre pays du dedans, que survivre est devenu une obsession. Simplement survivre. Survivre aux peines de plus en plus longues. Disproportionnées. Survivre au mortifère ambiant de la haute sécurité. Survivre à l’ennui des jours sans occupation, aux mauvaises conditions de boulot, à la bouffe pourrie... Nous nous surveillons comme de grands malades. Et de plus en plus de taulards épluchent les revues de santé. Ils gobent les conseils du docteur machin bio et déglutissent les compléments alimentaires et autres pollens des abeilles. Le soir, ils sirotent leurs tisanes. Au réveil, ils ingurgitent des oligoéléments en pastille. Doit-on en rire ou en pleurer ? ... Mais nous n’avons plus le temps de philosopher, il est l’heure de remonter. L’arrivée nonchalante du maton nous chasse vers l’escalier. À l’époque critique de l’épidémie de sida, chaque matin près de l’entrée de l’hôpital de Fresnes, les trois lettres « DCD » cochaient la levée des sacs plastiques. Aujourd’hui, avec une sombre ironie bien dans l’air du temps, les matons n’hésitent pas à inscrire sur la fiche pénale des malchanceux : « Sorti de prison. »

Article publié dans CQFD n° 38, octobre 2006