Une fois de plus, j’entends que le suicide en "milieu carcéral", pour reprendre l’expression pudibonde employée par les gens qui en parlent, est soudain d’actualité, au point que, paraît-il, des Officiels en recherchent les causes…
Comme si c’était un problème nouveau, comme si, passant mon DEA(1), il y a dix-sept ans, le titre de mon mémoire de l’époque n’avait pas déjà été "Le suicide en prison", comme si je n’avais pas déjà pu constater, avec stupéfaction, que l’on s’y tuait exactement quatre fois plus, statistiquement, qu’en milieu libre…(2)
On apprend donc, puisque tout à coup l’on en reparle, comme très périodiquement, qu’onze personne sont mortes de cette façon en trois semaines, dont trois au même endroit, et attention : pas treize -France Info, ce matin, tenait à répercuter cette précision liminaire apportée je crois par le Directeur de l’Administration Pénitentiaire, au motif qui ferait sourire dans un autre contexte que "deux d’entre eux ne sont pas "confirmés" indique-t-il", et si quelqu’un sait ce que ça signifie il peut m’écrire.(3)
On apprend ensuite qu’une réflexion serait en cours pour comprendre les causes de ces suicides (dites, tout de go, j’en ai une, de cause : la prison c’est dur !), et, surtout, que cinq de ces onze suicidés étaient en détention pour infractions sexuelles.
On ne me chipotera pas l’approximation : la moitié, donc.
Ça alors, quelle nouvelle incroyable, comme on ne pouvait absolument pas s’en douter, quelle surprise, vraiment..!
Je suppose qu’on va réfléchir à cet état de fait, bien-sur, et se réunir, et réfléchir encore, notamment à la date de la prochaine réunion, histoire d’essayer de parvenir à comprendre pour quoi diable ces bonshommes-là se tuent en plus grande proportion que les autres en détention…
Je tenais donc, ab irato et ex abrupto, à apporter par avance ma contribution à ces travaux passionnants, et à donner ici immédiatement ce qui, j’en suis convaincu, doit être la principale cause de cette horreur, qu’on laisse perdurer depuis des lustres dans l’indifférence la plus totale, et qui est même devenue un système pratiquement officiel en détention, et géré comme tel… Je vais vous parler des "pointeurs".
Tout délinquant sexuel supposé, c’est à dire placé en détention provisoire, ou avéré, c’est à dire condamné, en France, au pays des Droits de l’Homme et des Lumières, au XXIéme siècle, perd en entrant en prison son identité, mais aussi son matricule, et à vrai dire toute forme d’identification humaine, puisqu’il devient en franchissant le seuil un "pointeur", et plus rien d’autre.
Un tas de merde informe.
L’échelle sociale intra-carcérale est ainsi faite, mais est-elle très différente au final de l’échelle sociale tout court, que l’agresseur sexuel est la lie de la population, le néant -c’est vrai de tout agresseur sexuel, mais c’est plus vrai encore de la lie de la lie, le fond de ce monde clos, l’agresseur sexuel d’enfants.
On l’appelle pointeur car il a "pointé" sa victime, je ne m’y appesantis que pour vous faire remarquer que la détention est l’endroit de notre pays où la présomption d’innocence joue le moins, on se fout totalement de savoir si le pointeur est condamné ou innocent, c’en est un, et c’est assez pour qu’il ne vaille désormais pas plus cher qu’un chien, et encore, un bâtard.
On l’appelle également pointeur parce qu’à son tour, et en conséquence, on va, par tout moyen, le pointer, lui. Pas avec le sexe. Avec les poings, et avec des lames.
La prison n’est agréable pour personne, mais pour le pointeur, elle est une mise en danger permanente, un placement d’office à l’isolement, un isolement que personne n’a ordonné et qui ne dit jamais son nom, elle est une livraison en pâture à ce que l’Homme a de moins joli en lui, la vindicte, sinon "populaire", du moins collective, elle est une offre permanente de lynchage, et, sans parler de meurtre, encore que, en tout cas un risque constant de se faire agresser, à tout moment.
Aucun détenu, aucun surveillant, aucun juge, aucun avocat, aucun travailleur social, n’ignore cet état de fait, tellement avéré et connu que c’est devenu… Un système.
Dans ce domaine, plus qu’un autre, il est fondamental, on le comprendra facilement, que l’auteur éventuel de tels faits parle, analyse, se soigne, parvienne à comprendre ce qu’il a pris, ce qu’il a fait, et pourquoi il l’a fait…
Et pourtant, dès avant son arrivée en détention, son avocat lui dira de ne surtout pas dire pourquoi il y va, là-bas, de prétendre par exemple qu’il a commis une escroquerie, ou un vol…
Et le surveillant qui gèrera son arrivée lui dira exactement la même chose, peut-être avec plus d’insistance encore.
Cette règle atroce et non écrite du "pointeur à abattre" condamne immédiatement celui-ci au silence, dans un domaine où il faudrait au contraire, et c’est déjà en soi tellement difficile, parler, à tout prix, extirper cette partie viciée de soi et parvenir à la traiter…
Et le juge demandera benoîtement plus tard où il en est de ses soins, de ses consultations psychologiques, puis plus tard encore, au procès, s’il a cheminé, s’il a analysé, et compris, et s’étonnera de remords peu convaincants et d’une prise en compte apparemment relative du mal causé à sa victime…
Quand cet homme viendra de passer ses deux années de détention à devoir mentir, à devoir cacher, et à tenter de rester en vie et physiquement intact -moralement c’est tout autre chose…
Il aura très vite compris les règles, après son arrivée ; l’administration est face à deux choix : le mêler aux autres, attirer ainsi un peu moins leur attention, mais tout se sait en détention, il y a les articles de presse, il y a les autres détenus ramenés du Palais avec lui, il y a les visites, il y a les papiers, lus ou volés par le codétenu dans la cellule, ou parfois avant, dès le chariot de courrier…
Alors ça fait un bail, second choix, qu’elle l’isole, au contraire, lorsqu’elle le peut : oui, l’administration, bien contrainte, regroupe les pointeurs, les "loge" ensemble dans les cellules, parfois même leur réserve tout un quartier !
Ce qui les étiquette définitivement vis-à-vis des autres détenus, mais comment faire autrement ?
On leur propose, pour leur salut, de mentir sur les causes de leur détention, et ils ont très vite compris pourquoi ; alors le moindre papier officiel qui mentionne la vraie raison, "viol sur mineur de quinze ans par ascendant", c’est à dire certains courriers de l’avocat (auquel très vite on va écrire pour demander de ne jamais parler des faits dans ses lettres "confidentielles"…), et tous les papiers en provenance du Tribunal ou du Juge, on les détruit, purement et simplement -on oblige un juge d’instruction à notifier une foule de choses au mis en examen, pour qu’il suive son instruction, pour qu’il la comprenne, pour qu’il réfléchisse et puisse aussi apporter de la contradiction… Mais le pointeur, lui, n’a pas droit à cela, il déchire très vite tout ce qui l’identifie comme tel, petits bouts de justices qui finissent au fond de la cuvette des chiottes de la cellule dont le troisième occupant peut fouiller, la nuit, les affaires personnelles…
Ça va encore un peu plus loin : regroupés comme les pauvres le sont dans les ghettos, l’on sait tellement qu’ils seraient en danger pendant ce ballon d’oxygène, au sens propre, qu’est la "promenade" journalière, que, dans les établissements d’une taille pouvant le permettre notamment, on leur organise leur promenade, à part des autres, auxquels décidément on tente de les confronter le moins possible…
Mais c’est loin d’être toujours le cas, et, alors, cet homme n’a plus d’autre choix que de ne plus sortir, du tout.
A l’expérience, on les reconnait facilement, et un peu plus facilement que les autres : ils sont un peu plus hagards, et, ne croyez surtout pas que j’en rajoute, ils sont aussi, presque toujours, beaucoup, beaucoup plus pâles. Je me souviens d’un vieil instituteur pédophile, dont l’affaire avait "fait de la presse" à Lille lorsqu’elle a éclatée, qui pendant deux années n’a pas vu la lumière du jour, se terrant dans sa cellule par peur pure, physique, viscérale.
Quel magnifique chemin vers la rédemption, n’est-ce pas ?
D’autant qu’on peut prendre toutes les précautions que l’on veut, on peut placer ces personnes dans des quartiers réservés, leur aménager des sorties aux horaires décalés, leur demander -et c’est un conseil suivi, croyez-moi -de se taire et d’inventer une fausse raison à leur détention, ils peuvent raser les murs ou au contraire se battre, et manger tous leurs courriers pour que rien de compromettant ne traîne nulle part…
Tout se sait, en détention. Et même d’un lieu de détention à un autre. Radio-prison fonctionne plus vite et mieux que n’importe quel autre vecteur de communication : la presse, les autres, le Palais -et même parfois pourquoi ne pas en parler, même si ce sont heureusement des comportements isolés, certains surveillants, qui menaçaient de révéler les causes de la détention, et l’ont fait cette fois-là…(4)
Alors, la peur n’évitant aucun danger comme chacun sait, il y en a des incidents : mise au ban sur les bancs du réfectoire, insultes, gestes et moqueries quotidiennes… Quand tout va bien. Mais aussi mauvaises rencontres d’un couloir, d’une cour, ou pendant les travaux d’intérêt général, et coups, les moins nobles possibles, histoire que leur auteur puisse ensuite raconter la scène à d’autres comme une bonne blague faite à ce "salopard de pointeur"… Et parfois, une lame. Rarement mortelle(5). Mais utilisée pour blesser, idéalement dans le gras de la fesse…
Je ne veux pas, ici, parler des innocents, jetés dans cette enfer avec cette étiquette alors qu’ils ne sont pas coupables -je ne veux pas y penser, je ne peux pas, je n’arrive pas à concevoir ce que l’on doit avoir au ventre…
Mais, même coupable : l’on devait, déjà, assumer l’acte commis, assumer sa propre perversion, la honte, le mal fait à sa fillette, la souffrance de la famille, les révélations à sa femme, à ses proches, l’explosion d’une vie, à tous points de vues -qu’on pense ce qu’on voudra de cela, ce n’est pas le débat ici, c’est en tout cas un fait.
Puis, encore, bien sur, l’incarcération, la lourdeur d’une peine criminelle tombée ou à venir, un procès, les juges, les jurés, l’avocat…
On est, souvent, pas loin d’avoir tout perdu, et sans le recours moral de pouvoir penser que ce n’est pas entièrement de sa faute…(6)
J’ose l’écrire parce que c’est très durement vrai : on ne peut pas concevoir un homme plus fragile, psychologiquement, que cet homme-là, quoi qu’on pense de son sort et des raisons de celui-ci -un fait, là encore.
Et c’est à ce moment-là qu’avec la bénédiction de tout un système (carcéral ? Non, bien au-delà : judiciaire ! LA JUSTICE !), l’on devient un sous-homme, une bête apeurée, et progressivement… Plus rien.
Alors un jour, la lettre du juge qui dit qu’une nouvelle victime a été entendue, l’épouse qui ne vient pas au parloir cette fois-là, l’avocat qui redemande de l’argent, oui, c’est vrai… Mais aussi la brimade de trop, la bousculade tout à l’heure au sport, les insultes, encore aujourd’hui, la peur quotidienne qui ajoute à toutes les autres bonnes raisons de se penser diminué, de se penser un non-homme, de penser qu’on n’a plus le droit de rien espérer…
On noue des draps piqués dans un chariot, on se sert de la porte de la cellule – il y a un degré de désespoir qui permet qu’on parvienne à se pendre avec les deux pieds qui touchent pourtant le sol.
Il y a des solutions, la première d’entre elles étant de moins détenir ces gens-là, dont, contrairement à l’idée que l’on véhicule à bon compte, la détention est très rarement réellement "nécessaire", surtout "provisoire". Une autre, de créer des établissements entiers dédiés uniquement à ces hommes.
Et principalement, évidemment, de s’en prendre à cette hiérarchie honteuse de la prison, qui fait de ces êtres humains des parias, des vendeurs de stups’ des citoyens normaux et des tueurs de flics des héros. Réellement. De sanctionner sévèrement tout acte commis à raison, non pas "de la religion, du sexe ou de la race", mais de ce pour quoi on est là… Et que ça se sache. Et qu’on entende à la télé, on l’a en prison, partout, qu’on entende les politiques dire clairement qu’on aborde enfin la question, que "ce n’est plus tolérable", et qu’on ne le tolèrera plus…
Pas de nouveaux textes, pitié, il existe tout ce qu’il faut -sauf la volonté politique, au sens noble, et le courage de s’y atteler sérieusement.
C’est à dire celui de refuser de laisser subsister ce système moyenâgeux de ségrégationnisme scandaleux, cette violence parfaitement connue et organisée, en toute impunité.
Et puis…
Oser enfin, aussi, aborder clairement et réellement le problème de la délinquance sexuelle, à la face du monde cette fois, et plus seulement dans les prisons, expliquer, discuter, parvenir à éclairer un peu mieux et un peu plus l’opinion publique sur ce côté obscur de l’humanité, qui pourtant est en elle, progressivement cesser de ne résoudre la question que par le "Pendez-les haut et court" majoritairement en vigueur.
Dépendre "la pointe", une bonne fois pour toutes, admettre qu’elle existe, en explorer les raisons, ouvrir des centres de soins, permettre à un type attiré par une relation sexuelle non consentie d’appeler un numéro anonyme avec un psy à l’autre bout du fil…
Ces crimes et délits sont durs, et font des ravages, évidemment, oui. Mais ils sont la plupart du temps le fait d’hommes torturés eux-mêmes, à la construction souvent broyée, et je ne parle ici ni de jugement, ni encore moins d’excuses, évidemment. Ce sont en tout cas des êtres humains, il va falloir s’y faire.
Moins de suicides en prison ? Arrêtons tous de lyncher ces hommes.
1. Ils appellent ça comment maintenant ? "Master Plus" ? (?)
2. Le seul milieu aux statistiques comparables, à l’époque, était… L’armée ! Et dans les mêmes conditions : on s’y tuait jeune, et surtout au début… (?)
3. Je suppose qu’ils enquêtent quant à une possibilité de meurtres, voir ci-dessous, ou de mort naturelle ou empoisonnement fortuit… (?)
4. J’ai un respect énorme, réellement, pour les surveillants, qui font à mon avis un des métiers les plus difficiles du monde ; mais, comme partout, il y a des borgnes-rois au royaume des aveugles, et ceux-là ont exercé cette fois-là un bien triste pouvoir… (?)
5. L’un de mes clients, pédophile homosexuel qui n’avait pas caché ça, a été égorgé par son voisin de cellule pendant son sommeil, tout de même -il est vivant… (?)
6. Qu’on me comprenne : je ne plaide pour rien, ici. Mais je suis aux côtés de tant de ces hommes que je crois avoir le droit de dire leur détresse absolue, le plus souvent, quoi qu’ils aient fait par ailleurs. (?)