« La lutte armée, pour nous, c’est terminé. Ça a été une aventure passionnante et on ne regrette rien. C’est ça qui les embête. »
(Nathalie Ménigon, 29 février 04.)
À l’heure où l’on sonne dans les colonnes d’un grand quotidien du soir la fin d’« une aventure passionnante », il m’apparaît nécessaire de rappeler quelques vérités.
L’une des premières, et non négligeable, c’est que l’enfermement, pour un individu , humainement constitué, représente une épreuve difficile, sans vouloir en rajouter. Nous avons eu à connaître des conditions de détention qui se sont singularisées par des réglementations et des législations « particulières », qu’on a ensuite étendues aux secteurs les plus rebelles de la population pénale. Ces plus ou moins deux décennies n’ont pas toujours été faciles, ni pour tout le monde - Nathalie a subi trois accidents vasculaires cérébraux ; Georges depuis de longues années souffre de troubles psychiques. Là encore, autant qu’il nous a été possible, et comme nous l’avons pu, nous avons lutté. Souvent dans l’indifférence des « bonnes consciences », parfois dans l’hostilité de ceux qui auraient préféré nous savoir à jamais « disparus ». Il y a eu aussi la solidarité.
Si j’évoque en préambule la dureté de la tombe carcérale, c’est pour que chacun se souvienne combien il peut arriver dans le courant de la lutte que des camarades sombrent ou connaissent des accès de faiblesse. Il faut simplement y voir le signe de notre banale humanité, nous sommes des individus ordinaires, pas des « surhommes » ou des « surfemmes »...
Des défaites et des revers nous en avons connus. Militaires d’abord, moindre mal, sauf pour nous qui les avons payés en décennies de prison ; politiques ensuite, puisque l’hypothèse que nous formulions n’a pas fait la preuve dans la durée de sa validité, ce qui est le lot de toutes les contributions à l’histoire de la lutte de classe, jusqu’au jour où...
Pour autant cela ne signifie pas que nous avions tort sur tout, en tout cas pas sur l’essentiel, qui est de lutter : contre l’exploitation, la misère, la guerre, l’asservissement ; pour la dignité, la liberté, l’avenir du genre humain...
Dans la lignée de notre engagement nous incombe une tâche à nous qui avons porté la lutte ici à son plus haut niveau et qui sommes de ce fait détenteurs d’un patrimoine d’expérience révolutionnaire inestimable : permettre sa valorisation, ne pas laisser aboutir cette somme d’acquis, de limites et d’erreurs aussi, dans les greniers poussiéreux de l’Histoire, là où les errements se conjuguent avec le temps perdu pour finir en renoncement. Dans le cas particulier, nous aurions lutté pour rien.
L’État d’ailleurs ne se trompe pas sur l’importance de la mise, qui nous expose dans sa « vitrine » carcérale comme une espèce d’entité prométhéenne. La prison nous dévore la vie et nous « expions » à la face du monde la praxis révolutionnaire - pas l’« aventure » ! - dont nous avons été les sujets, clairement avec une fonction intimidatrice tournée vers qui serait tenté de s’opposer à l’extension totalisante de l’exclusion et de la précarité.
Impérieuse est la nécessité de prévenir la sédimentation dans le corps des luttes de ce patrimoine d’expérience que nous représentons : il s’agit à tous crins d’empêcher que le mouvement social s’en empare et le fasse fructifier. Il convient ainsi de lobotomiser les forces rebelles : car qu’il y a toujours autant de raisons de se révolter, toujours plus d’exploités, de femmes harcelées, de travailleurs licenciés, d’immigrés sans-papiers. Cette lobotomisation constitue in fine le seul moyen d’assurer la continuité et la reproduction du modèle dominant, de garantir l’exploitation et le pillage, autrement dit « la paix sociale »...
Donc, parce que nous avons été la résultante et la continuité de l’agir révolutionnaire dans ce pays, parce que nous sommes potentiellement le pont entre hier et aujourd’hui, il existe un enjeu stratégique à nous utiliser comme vecteur de dissuasion, non seulement en nous « exhibant » dans nos linceuls de béton et d’acier, mais aussi en nous « retournant » et en nous faisant admettre que certes ce fut « une belle aventure », mais qu’« il n’y a plus de raisons de lutter » et que « tout est fini ».
Bien évidemment, nous, qui par la force de la répression sommes tenus éloignés de la réalité des exploités et du coeur des luttes, ne sommes pas à même de nous prononcer sur « ce qu’il conviendrait de faire ». Nous n’en avons pas, objectivement, la capacité ni les moyens.
En revanche, sauf à abdiquer notre conscience, sauf à devenir des marionnettes décérébrées aux mains d’un projet politique sécuritaire visant à contenir et à réprimer tous les ferments émancipateurs parcourant aujourd’hui le tissu social, il est de notre devoir de refuser ce troc infâme du reniement en contrepartie de notre libération.
Dont acte.
Régis SCHLEICHER
Clairvaux, le 17 mars 2004 ..
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