INTRODUCTION
Au sein de la prison, on ne peut que constater une réduction de la plasticité des conduites sociales et individuelles en ce qui concerne les détenus. Autrement dit, privé de sa liberté de mouvement et d’action, le détenu n’a qu’une marge de manoeuvre limitée et ne peut porter atteinte à son intégrité physique comme il l’entend. En effet, l’administration pénitentiaire se doit de garder le détenu en bonne santé. Dans certains cas extrêmes, comme celui de la grève de la faim par exemple, l’institution peut par des mécanismes contraignants restreindre la liberté de choix de l’individu d’être ou non bien portant. L’administration fait alors appel aux représentants du corps médical que sont les médecins pour surveiller l’état de santé du détenu et prodiguer d’éventuels soins, parfois même, contre l’avis du patient particulier qu’est le détenu. Dès lors, cette abstinence alimentaire volontaire s’inscrit alors dans une dynamique conflictuelle triangulaire, entre représentants de l ’ autorité pénitentiaire et / ou judiciaire, détenu - patient et médecin. Relations sociales tripartites qui se déroulent au sein d ’ un environnement social répressif et régressif peu propice à promouvoir un excellent fonctionnement d’une politique de santé, et ce malgré les effets vertueux de la réforme de 1994.
I - APPROCHE SOCIOLOGIQUE DE LA GREVE DE LA FAIM EN PRISON
Avant de présenter quelques grandes lignes de réflexion sociologique sur la grève de la faim en prison, il convient d’en donner une définition aussi juste que possible. Nous avons défini la grève de la faim comme le refus proclamé par un individu sain (ou un groupe) de s’alimenter dans un but protestataire, contestataire ou revendicatif, soit contre le régime pénitentiaire, soit contre l’autorité judiciaire le plus souvent, en tout cas contre la situation qui lui est faite. La grève de la faim est un acte volontaire d’auto - agression à dégradation lente s’inscrivant dans une stratégie d’action non violente. L’objectif final, avoué ou non du refus d’aliments étant l’obtention de bénéfices secondaires situationnels ou matériels.
Dans le cadre de cet article, c’est la grève de la faim en tant que conduite individuelle qui sera au cœur de notre réflexion. Si les grèves de la faim collectives s’inscrivent généralement dans un mouvement contestataire politique (en vue d’accéder au statut de détenu politique, par solidarité avec des événements extérieurs à la prison...), ou dans le cadre plus général d’un acte revendicatif (pour réagir contre la punition d’un détenu, pour l’amélioration du régime carcéral en général...), les grèves de la faim individuelles s’inscrivent dans une logique différente. La grève de la faim individuelle est une conduite utilisée par les prévenus qui cherchent à interpeller l’encadrement judiciaire ou sensibiliser l ’ Administration Pénitentiaire (dénonciation de la lenteur de l’instruction, manifestation de son innocence, protestation contre les conditions de détention). Plus précisément, il s’agit de détenus de sexe masculin, plus âgés que la moyenne de la population pénale, mariés avec des enfants et qui ont déjà exercé une activité professionnelle.
A/ LA GREVE DE LA FAIM : UN MODE D’EXPRESSION ET DE REVENDICATION EXTREME
Incarcéré, le détenu entre dans un système relationnel asymétrique dans lequel il est en position de dominé, ce qui restreint la palette de ses moyens d’expression et de pression. Face à une situation qu’il perçoit comme intolérable, le détenu va opter (sous couvert d’une rationalité subjective) pour la mise en place d’une stratégie d’action qu’il considère comme la plus adaptée. Le choix volontaire d’une mise en situation risquée mais calculée qu’est la grève de la faim, constitue pour le détenu la meilleure solution possible pour rétablir un dialogue faisant défaut, et en vue d’en tirer des bénéfices secondaires. Cette souffrance que le détenu s’inflige volontairement doit être comprise comme un substitut symbolique d’une verbalisation qui lui fait défaut. Et c’est bien parce que le détenu ne pouvait pas s’exprimer avec les moyens conventionnels d’expression qu’il a choisi une stratégie détournée, en maltraitant physiquement son corps. Beaucoup plus qu’un langage, la grève de la faim est un signe émis par le détenu et destiné à "partenaire - récepteur" susceptible de l’interpréter. Le gréviste de la faim cherche par conséquent à provoquer chez un "partenaire - cible" (en général un représentant du corps judiciaire) un sentiment de culpabilité persistant en le prenant à témoin de sa déchéance physique et en cherchant à le rendre responsable des conséquences éventuelles de sa pratique d’abstinence.
Le refus délibéré de s’alimenter chez un individu sain est considéré en milieu carcéral comme un mode de revendication "efficace" de nature à impressionner l’administration. Administration qui voit sa responsabilité engagée vis-à-vis du détenu dont elle a la garde, puisqu’elle se doit de le maintenir dans un état de santé satisfaisant. Malgré ce devoir, l’institution ne peut employer à l ’ encontre du gréviste de la faim des mesures coercitives pour le forcer à se réalimenter, sauf si sa survie immédiate est en jeu.
B/ LA GREVE DE LA FAIM : UN DEFI LANCE A L’INSTITUTION
La grève de la faim est une forme spécifique de défi lancé à l’institution dans lequel Il faut y voir le symbole d’une liberté d’expression et la recherche d’une existence sociale. Ce défi lancé à l’institution s’inscrit sur un corps mis à mal qui ne demande qu’à être vu et entendu. Pour l ’ Administration, la grève de la faim est un chantage, une provocation. En effet, elle est considérée comme une forme spécifique de "délit" s’inscrivant dans le registre des incidents en détention mais qui, de part sa nature, échappe aux sanctions disciplinaires conventionnelles. Quelle attitude va adopter l ’ Administration Pénitentiaire face à un gréviste de la faim ? En fait, au cours du déroulement de la grève de la faim, l ’ Administration va agir par phases successives :
Dans un premier temps, le détenu peut être isolé dans une cellule dite "gréviste-correction". Immobilisme et indifférence peuvent caractériser cette première phase. Dans un second temps, si la grève de la faim se prolonge le détenu peut être transféré à l’infirmerie et le corps médical sera sollicité pour prendre en charge le gréviste. Si le détenu persiste dans son action, une alimentation forcée peut être envisagée afin de mettre un terme à la grève de la faim.
C/ LA GREVE DE LA FAIM : UN RAPPORT SPECIFIQUE AU CORPS
Incarcéré, le détenu perd la quasi totalité de son autonomie et se sent objet institutionnel appartenant à l ’ Administration Pénitentiaire, sans réelle perspective de se sentir sujet agissant et en devenir. Malgré cela, "le corps parle beaucoup en prison" . Et c’est un corps séquestré, limité dans ses mouvements mais surtout dans ses moyens d’expression, qui devient le seul point d’ancrage concret dans une situation sociale et individuelle d’exclu que le détenu refuse. Au travers d’une conduite auto - agressive le gréviste de la faim espère sortir de l’anonymat, compenser une "mort" sociale (perte de statut social) et individuelle. La grève de la faim devient alors un des moyens possible de réappropriation de ce corps au risque d’une mise en péril de sa vie. Enriquez parle de "subtile autodestruction de ce corps, afin de se le réapproprier fût - ce négativement" . Cette altération volontaire de son état de santé est une forme d’inversion du processus d’assujettissement. Il s’agit en fait d’une forme de liberté recouvrée malgré une détérioration physique qui laisserait plutôt penser à une restriction supplémentaire. Ce corps obsédant, omniprésent va être utilisé de façon instrumentale dans un objectif utilitaire. Le corps devient alors persécuteur et objet de persécution, preneur d’otage et otage.
Mais quel est ce corps qui va être touché par la grève de la faim ?
Si le corps biologique est le premier touché, c’est bien plus que cela qui est visé, c’est un corps symbolique, lourd de signifiants qui est avant tout concerné (sans que le corps anatomique ne disparaisse pour autant). Le détenu utilise un "corps - objet", un corps chosifié par l’incarcération et qui devient support physique d’une expression détournée. A la répression corporelle engendrée par l’incarcération, le détenu donne une réponse émanant de ce corps soumis, en ce sens il s’agit d’une lutte contre la "chosification". L’individu s’engage alors une lente auto-destruction de ce corps devenu propriété d’un Autre.
La mise à mal de son propre corps donne à la grève de la faim une dimension pathétique sur laquelle joue le détenu. Le gréviste de la faim impose au regard d’autrui la vue d’un corps affaibli, dénutri voire cachectique. "La mise à mal du corps (...), confère au tableau clinique une théâtralité et une dramatisation qui ne laisse pas insensible" . Autrement dit , la notion de souffrance physique (donner à voir du pathos) est au cœur même du processus de la grève de la faim. Le gréviste de la faim joue sur le registre délicat de la morbidité, et inscrit sa conduite dans la logique du "happening" , c’est-à-dire dans une recherche de l’émotion et de l’adhésion des spectateurs transformés en participants. C’est donc sur le registre de l’identification (la souffrance est connue de tous), et sur celui de l’imaginaire (le corps laissant entrevoir l’image de la mort) que va jouer le gréviste de la faim.
II - LA GREVE DE LA FAIM ENTRE DEVOIRS DU MEDECIN ET DROITS DU PATIENT
Le gréviste de la faim, de par sa conduite fait s’interpénétrer la sphère médicale au sein de la sphère pénitentiaire, faisant ainsi se côtoyer logique sanitaire et logique sécuritaire. C’est-à-dire qu’il se positionne dans une situation dans laquelle il dépendra de deux institutions distinctes, indépendantes mais cependant complémentaires. Relevant de la médecine, le gréviste de la faim va se doter de droits supplémentaires inscrits dans les droits du patient. En effet, du statut de détenu ordinaire, le gréviste de la faim va passer au statut de détenu - patient et va faire reposer la légitimité de son action sur le droit de disposer de son corps. Le gréviste de la faim devient un détenu - patient en souffrance nécessitant un suivi médical réel, mais distinct d’un détenu malade souffrant d’une pathologie avérée. En effet, dans le cadre de la grève de la faim, le médecin n’est pas confronté à une maladie qu’il pourrait traiter avec une pharmacopée adaptée. Il s’agit plutôt d ’ un état pathologique transitoire souhaité par le patient, s’inscrivant dans le cadre d ’ un conflit entre détenu et administration, sur lequel le médecin vient se greffer. Pour le médecin pénitentiaire, la grève de la faim soulève non seulement des problèmes d’ordre médicaux, mais également éthiques. C’est sur ce dernier point que nous concentrerons la suite de notre réflexion après avoir présenté la place et le rôle du médecin dans le cas complexe de la grève de la faim.
A/ LE MEDECIN ENTRE GREVISTE DE LA FAIM ET ADMINISTRATION PENITENTIAIRE
La relation entre médecin et gréviste de la faim s’inscrit dans une bulle relationnelle imposée et contraignante pour les deux parties. Le suivi médical, tout comme le médecin est imposé au détenu. Dans ces conditions, comment le gréviste perçoit-il le médecin : comme tiers indépendant ou représentant de l ’ Administration Pénitentiaire ? A ce titre, le médecin peut-il être soumis à des pressions de la part du détenu ?
En ce qui concerne la relation entre médecin et Administration Pénitentiaire, il convient de préciser que depuis 1994, les médecins ne dépendent plus du Ministère de la Justice, mais du Ministère de la Santé. A ce titre, ils ne sont plus aux ordres de l ’ Administration Pénitentiaire, mais il faut être conscient que cette indépendance n’est pas absolue. L’intervention du médecin pour l’expertise et le suivi médical est un moyen pour l ’ administration de se décharger d’une lourde charge que représente le gréviste de la faim, sans pour autant perdre de son contrôle sur lui. Dans quelle mesure le médecin ne subit-il pas des pressions de la part de l ’ Administration Pénitentiaire pour convaincre le détenu de cesser son mouvement ou le réalimenter contre son gré ?
Le médecin est finalement pris entre des sollicitations contradictoires que sont les manipulations des détenus grévistes de la faim et les pressions de l ’ Administration Pénitentiaire. Cette remarque souligne toute la difficulté de soigner au sein d’une institution totale. Le médecin doit avoir conscience et accepter son rôle d’acteur responsable dans toute sa complexité et avec tous les enjeux qui y sont rattachés. Le médecin, en tant que tiers, n’a pas pouvoir de trouver une solution au conflit. Pourtant, son avis en tant que spécialiste médical (évaluation du pronostic vital, du risque létal, décision d’hospitalisation, traitement sous contention...) joue un rôle majeur dans le déroulement conflictuel.
B/ LE ROLE DU MEDECIN FACE A LA GREVE DE LA FAIM
Dans le contexte de la grève de la faim , le médecin exerce dans un premier temps une fonction d ’ expert dans le cadre de visites médicales quotidiennes, à la demande de l ’ Administration Pénitentiaire. Il est chargé de suivre l’évolution des signes cliniques du gréviste de la faim qui vont se manifester au cours du déroulement de la grève de la faim. La question se pose de savoir si le gréviste de la faim est réellement conscient de la qualité d’expert du médecin. A trop considérer le médecin comme un expert, un risque de confusion de rôle et de place au sein de l’institution est à craindre. Le médecin ne doit-il pas être avant tout un soignant ? En effet, son intervention en qualité d’expert peut mettre un terme à la conduite symbolique et revendicatrice du détenu, s’il considère que le pronostic vital du gréviste de la faim et en jeu et qu’il convient de procéder à une alimentation forcée. A priori, si le détenu est conscient, non aliéné, et qu’il refuse tout examen médical ou tout soin, le respect de la liberté individuelle s’oppose à ce que le médecin le soigne contre sa volonté. Cependant, à un certain stade, lorsque le risque létal est avéré, le médecin doit-il intervenir contre l’avis du détenu - patient et en sa qualité d’expert ?
Parallèlement, le médecin, au titre de soignant, a pour devoir de préciser le plus clairement possible au gréviste de la faim les risques qu’il encourt en refusant de se nourrir : troubles neurologiques et métaboliques qui peuvent engendrer des troubles psychiques graves. Informer objectivement, sans dramatiser ni minimiser les risques encourus, tel est un des rôles du médecin face à un gréviste de la faim. Il va sans dire que si l’état du gréviste le nécessite, le médecin se doit d’exercer son rôle de soignant en fournissant les soins et/ou les traitements adéquats dans le respect de la volonté du patient.
De part son rôle de tiers, de témoin privilégié, le médecin doit-il révéler ce dont il est spectateur ? Le médecin doit-il se contenter d’expertiser et de soigner ou doit-il témoigner lorsqu’il est témoin d’atteintes aux droits ? N’a - t il pas pour devoir d’alerter la société sous peine de cautionner l ’ Administration Pénitentiaire ? Autrement dit, quel est son rôle vis-à-vis de la société ?
C / LA GREVE DE LA FAIM : UN DILEMME ETHIQUE COMPLEXE
Face à la grève de la faim, le médecin en tant que praticien se trouve alors bien souvent pris dans la trame d ’ un dilemme l’éthique complexe. Comment, au sein d’une institution contraignante telle que la prison, concilier la liberté individuelle du gréviste de la faim en respectant ses droits en tant que patient, les motivations qui guident sa conduite, avec le devoir de soin qui incombe au médecin, tout en tenant compte des textes réglementaires (juridiques/déontologiques) et des principes d’éthiques Européenne à la fois complémentaires mais parfois antagonistes ? En effet, il doit prendre une décision médicale en se référant aux textes juridiques et déontologiques, tout en tenant compte des droits du patient et de ses convictions personnelles. La question se pose alors de savoir si le médecin va opter pour une attitude attentiste ou interventionniste ?
Le dilemme éthique va se manifester à partir du moment où le médecin se trouvera "écartelé" entre son devoir de soigner et celui de respecter la volonté du patient. Il va dès lors devenir témoin participant du conflit opposant le gréviste de la faim à l ’ administration, objet qui dépasse le domaine médical strict. Le médecin devient en quelque sorte l’otage de cette situation, et ne peut s’y soustraire. Se pose alors la question du comment agir pour le "bien" de l’individu sans devenir complice de l ’ Administration Pénitentiaire. Il existe de nombreux textes de référence sensés apporter des éléments de réponse au médecin pour l’aide dans le choix de sa position. Le problème éthique se révèle très épineux lorsque l ’ on met en relief la situation contradictoire à laquelle est confronté le médecin. D’un côté des textes prônant l’interventionnisme et de l’autre des textes mettant l’accent sur la primauté du principe d’autonomie du patient.
Le principe de bienfaisance développé dans la philosophie de Lévinas est présent dans l ’ Article 35 du Code de Déontologie, ainsi que dans l ’ Article 9 de la Charte du patient hospitalisé. Il y est précisé que ce principe moral de bienfaisance doit être prioritaire. En effet, dans le cadre de la pratique médicale, la vocation du médecin est de défendre et de donner la priorité à la santé du malade (Articles 1 et 2 des Principes d’Ethique Médicale Européenne). Dans le cas spécifique de la grève de la faim, le Code de Procédure Pénale (Articles 63, 382 et 390) prévoit l’obligation de porter secours à un gréviste de la faim, d’hospitalisation en cas d’urgence et la possibilité de procéder à une alimentation forcée sur décision et surveillance médicale, à condition que la vie du détenu soit menacée. Dans la même lignée, le Conseil National de l ’ Ordre des médecins prône une attitude interventionniste à partir du moment où la faiblesse du détenu gréviste de la faim est telle que sa vie est menacée à brève échéance (Article 9 du Code de Déontologie).
Si selon les textes précités, le médecin doit adopter une attitude interventionniste, d’autres références viennent les nuancer, voire les contredire. En effet, le médecin doit exercer sa mission dans le respect de la vie humaine, de la dignité de la personne sans aucune discrimination de quelque nature qu’elle soit et le patient ne doit pas être soumis à des traitements dégradants (Articles 2 et 7 du Code de Déontologie, Article 1 et 22 des Principes d’Ethique Médicale Européenne, Article 7 de la Charte du patient hospitalisé, Article 14 alinéa 1 du Projet du Code de Déontologie de l ’ Administration Pénitentiaire, Article 3 de la Convention Européenne des Droits de l ’Homme). Dans la continuité de ces principes, le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas (Article 4 de la Charte du patient hospitalisé), sauf si le médecin constate le caractère pathologique de la conduite (Bulletin de l ’ Ordre des Médecins d’Octobre 1982). La notion de consentement renvoie au principe d’autonomie développé dans la philosophie d ’ Engelhardt. Principe que octroie au patient le droit absolu de refuser des soins et affirmé d’une manière générale dans le Code Civil ce qui s’est concrétisé dans l ’ Article 36 (alinéas 1 et 2) du nouveau Code de Déontologie. L ’ Arrêt du Conseil d ’ Etat du 29 juillet 1994 en précise les conditions et les limites puisque "le médecin ne doit accepter le refus de soins de son patient qu’après avoir mis en œuvre tous les moyens (y compris les "concours appropriés") de nature à faire prendre conscience au patient la véritable mesure des conséquences de son refus". En effet, dans le respect du refus du patient, le médecin est tout de même tenu d’apporter "à son patient toute assistance médicale et morale que nécessite son état, sans conforter le malade dans son refus" (Articles 37 et 39 du Code de Déontologie).
En ce qui concerne le cas spécifique de la grève de la faim, les Déclarations d ’ Helsinki de l ’ Association Médicale Mondiale et de Tokyo de l ’ Assemblée Mondiale de Médecine Pénitentiaire précisent que si un détenu est en mesure de formuler un jugement conscient et rationnel, le gréviste de la faim ne devra pas être alimenté artificiellement. Cette attitude est précisée dans le fascicule "Liberté du malade, indépendance du médecin" puisque le médecin ne peut rien entreprendre sans le consentement du gréviste de la faim tant que celui-ci n’est pas manifestement en danger de mort.
Au regard de l’ensemble de ces textes complémentaires, mais également contradictoires, le médecin va devoir adopter l’attitude qui lui semble la plus adaptée à la situation à laquelle il est confronté en veillant au maintien de son indépendance professionnelle. En effet, le médecin ne saurait être subordonné ni à l ’ Administration Pénitentiaire, ni à l ’ autorité judiciaire. Il ne saurait tolérer des pressions ou intimidations d ’ aucune sorte. Il doit également faire reconnaître et affirmer son indépendance vis-à-vis des détenus (Article 5 du Code de Déontologie / Articles 5 et 6 des Principes d ’ Ethique Médicale Européenne).
CONCLUSION
La grève de la faim est un défi lancé à l’institution qui doit être compris comme une forme extrême de liberté d’expression et d’existence. Le détenu gréviste de la faim, devient "détenu - patient", et fait reposer la légitimité de son action sur le droit de disposer de son corps comme il l’entend (dans le cadre du respect de l’autonomie du patient). Face à la grève de la faim le médecin est impliqué dans un dilemme éthique difficile à gérer compte - tenu des contradictions des textes auxquels il doit se référer . Doit - il s’attacher au principe de bienfaisance ou d’autonomie du patient ? Existerait - il une troisième voie possible ? Quelle que soit son attitude vis-à-vis du gréviste de la faim, le médecin doit être conscient du rôle primordial qu’il joue dans la résolution conflictuelle, tout en sachant qu’il n’a pas pouvoir pour trouver une solution à ce conflit.
Caroline GIRARD
Socio-démographe spécialiste de la santé en milieu carcéral
64 boulevard Wilson
39100 Dole
Tél : 06 63 54 97 25
KarolynGirard@aol.com
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