En France, suicides ou morts suspectes ?
article paru dans le Monde Diplomatique de juin 2003
Plus d’une centaines de suicides sont annuellement répertoriés dans les prisons françaises par l’administration pénitentiaire (AP) ; un décès presque tous les trois jours : sept fois plus qu’à l’extérieur. Parmi eux, une majorité de courtes peines, de prévenus, de jeunes issus de l’immigration, de malades.
Désespoir, conditions de détention et vétusté des infrastructures sont les raisons habituellement avancées. C’est pratique. Le désespoir renvoie l’individu à sa faute, tandis que la vétusté est un sujet à la mode. L’abcès a été mis en évidence à force de témoignages, livres ou rapports parlementaires. Le fait est désormais connu de tous. Il ne fait plus débat ; justement. Le pragmatique gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin peut alors confier à M. Pierre Bédier, secrétaire d’Etat aux programmes immobiliers de la justice, la construction de 13 200 places avant 2007 sur 28 nouvelles prisons [1] et la restauration des autres pour mettre toujours plus de monde derrières les barreaux. Même type de réponse concernant l’« insécurité » en détention : on recrute des personnels pénitentiaires.
Le premier véritable problème posé par ces statistiques est que non seulement elles « oublient » le comptage des prisonniers que décèdent hors les murs – à l’hôpital, par exemple -, mais que surtout elles sont globales : l’AP se garde bien de communiquer le résultat de son décompte macabre prison par prison, et cultive l’opacité la plus absolue lorsqu’il s’agit d’obtenir des explications précises quant aux conditions dans lesquelles ces femmes et ces hommes sont décédés.
Pourquoi ? Peut-être parce que les résultats seraient encore plus gênants, et pour le coup difficiles à justifier par la seule détérioration des conditions matérielles de détention ou le fameux désespoir. Parce que l’on observerait une étonnante disparité d’une prison à une autre. Parce que l’on s’apercevrait aussi que ce terme fourre-tout recouvre des situations fort différentes. Si l’on sait qu’à de nombreuses reprises des suicides ont été évités par la prompte intervention des personnels pénitentiaires, on s’étonne d’autant plus de leur manque de réactivité dans d’autres cas ou d’autres lieux.
S’agissant de personnes reconnues suicidaires, l’AP ne cesse de clamer son manque de personnel. Si donc, de son propre aveu, l’Etat n’a pas ou ne se donne pas les moyens de prévenir les suicides chez des gens dont on connaît la propension au passage à l’acte, comment justifier le maintien d’un régime de détention incompatible avec un véritable suivi psychologique ? De plus, l’AP invoque souvent la violence des détenus entre eux, le racket, etc. Certes. Mais elle oublie singulièrement d’autres facteurs : les transferts qui, rompant les liens tissés par les prisonniers en détention, les éloignent un peu plus de leur famille ; les placements à l’isolement, reconnus comme une forme de torture ; les refus ou les brutales suspensions de parloirs ou de libération conditionnelle en lesquelles un individu a concentré tous ses espoirs ; les pressions de certains surveillants, les brimades et les vexations quotidiennes. Tout ce qui est développé pour briser un individu et le rendre docile.
Si le cynisme et la désinvolture caractérisent donc la gestion par l’AP de ces cas de suicide, les familles doivent en plus, lorsque la mort est suspecte, endurer un véritable parcours du combattant pour obtenir la moindre information précise sur le décès de leur proche : « Mon frère Belgacem était âgé de 19 ans, confie Nadia Soltani. Il était incarcéré pour un outrage à agent et purgeait une peine de sept mois de prison, un moins de cinq mois avec les remises de peine. Il décèdera dans des circonstances troublantes un mois avant sa sortie. » Lorsque sa famille se rend à la prison pour reconnaître le corps, elle découvre la dépouille du jeune homme couverte de traces de coups : « Lors de son dernier transfert, à peine arrivé à Tarbes, il est placé à l’isolement et battu après une altercation avec les surveillants. (…) il aurait été retrouvé pendu à une grille de sa cellule du mitard le lendemain (…). Est-ce l’emploi de la « force strictement nécessaire » [2] [pour le faire entrer au mitard] qui explique son nez et sa mâchoire fracturés, son crâne défoncé, sans compter les bosses, marques d’entailles et coups, dont des empreintes de crampons de chaussure ? » [voir le dossier Belgacem Soltani]
Depuis la création de l’Observatoire des suicides et morts suspectes en détention, on recense de plus en plus de cas – étayés par des photos, des courriers, des témoignages de codétenus ou de familles – qui, à tout le moins, devraient immédiatement déclencher des enquêtes sérieuses et indépendantes. Enquêtes il y a, mais les conclusions corroborent toujours la version officielle, même lorsque les faits constatés par les enquêteurs eux-mêmes ne collent pas… Ainsi, lors de la reconstitution de la pendaison de Belgacem Soltani, il a fallu que « le directeur monte sur une chaise ; qu’un gardien grimpe sur ses épaules et tende les bras pour atteindre très difficilement la grille [à laquelle Belgacem se serait pendu], puisqu’ils ont dû répéter l’opération trois fois ». Au moment des faits, il n’y avait même pas de chaise dans la cellule… De même, « pas de marque du drap autour du coup (…), ni même celle du nœud, pourtant significative de la pendaison », ajoute sa sœur. Seules des traces des coups étaient visibles.
Il ne s’agit pas ici de faire le procès de l’AP et de ses personnels en les englobant dans un fantasme, mais simplement de témoigner de cas où les preuves sont suffisamment tangibles et terribles pour ne pouvoir en aucun cas justifier un telle légèreté : « Pour obtenir que l’enquête soit menée comme il se doit et avoir touts les résultats, rapports, interrogatoires, il a fallu manifester au tribunal et à la maison d’arrêt. (…) Belgacem n’a pu être enterré que cinq mois après son décès. »
Ces familles dont la voix ne trouve que rarement écho et soutien auprès du monde associatif et de la presse se regroupent et s’organisent, décidées à se battre : « Pour nous, l’essentiel était d’avoir un dossier complet afin d’épuiser tous les recours en France et nous présenter devant les juridictions européennes avec un dossier plus que solide. Nous devons la vérité à Belgacem, et justice lui sera rendue un jour, car, si la France nie la vérité, d’autres ne pourront que la faire éclater en traitant ce dossier. »
Il est plus qu’urgent que l’Etat mette enfin à plat et dans la transparence ses pratiques pénitentiaires. Que les conclusions de la commission Terra diligentée par la chancellerie dresse un état des lieux précis des suicides en détention, examine précisément chaque cas douteux, et mette fin à l’omerta cultivée par l’administration pénitentiaire
Jérôme Erbin
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