Loïc Wacquant : « La prison est une institution hors-la-loi »
mercredi 14 mars 2007
Cet entretien avec Loïc Wacquant autour de son livre “Les prisons de la misère” a paru en mai-juin 2000 dans le magazine “R de réel” (http://rdereel.free.fr). Nous le re-publions avec son accord.
7 ans après, on s’aperçoit que ce texte est totalement d’actualité. On a eu de nombreux discours et rapports, mais rien de progressiste n’a été fait, au contraire. La dérive sécuritaire s’est aggravée - elle a d’ailleurs beaucoup compté dans l’effondrement de la gauche officielle (qui y a cédé) aux présidentielles de 2002 - et c’est sur la spirale de cette politique ultralibérale et ultra sécuritaire que Sarkozy s’appuie aujourd’hui pour tenter d’accéder à un pouvoir total.
Plus encore qu’hier, ce sont les pauvres - et surtout les jeunes pauvres - qui peuplent les prisons. On comptait 54 000 prisonniers en 2000. Il y en a plus de 60 000 aujourd’hui. La construction de prisons par des groupes privés est en cours en France...
Pour les détenus (dont plus de la moitié n’ont rien à faire en prison, et plus de 20 000 attendent d’être jugés), rien n’a changé en mieux.
Il n’y a pas d’autre solution que de faire face à cette descente aux enfers de notre société. Est-ce qu’une prise de conscience est en cours, qui aille au-delà une émotion vite oubliée ?
En 2006, à l’initiative de l’Observatoire International des Prisons (OIP), une dizaine d’associations a initié des “Etats généraux de la condition pénitentiaire”. Un film en est issu : “Prisons, la honte de la république”, de Bernard George.
Une soirée-débat autour de ce film a eu lieu au cinéma Le France à St-Etienne ce 12 mars, à l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme, du Syndicat de la Magistrature, du Syndicat des Avocats de France, de la Cimade, du Secours Catholique... Nous y reviendrons peut-être.
Humaniser la détention des prisonniers : oui, d’urgence. Mais surtout, vider les prisons de tous ceux et de toutes celles qui n’ont rien à y faire. Et faire une politique de justice sociale au lieu de cette politique ultra-libérale et ultra-sécuritaire destructrice des personnes et de notre société.
Entretien autour des Prisons de la Misère
On s’émeut périodiquement, en France, des conditions de vie dans les prisons : surpeuplement, vétusté, misère, violence, viols... Dernièrement, le livre du docteur Véronique Vasseur a déclenché un torrent de reportages journalistiques, suivi de la constitution d’une commission d’enquête et de déclarations empressées des parlementaires [1]. Que vous inspire cet épisode ?
On voudrait se convaincre qu’il vaut toujours mieux parler de la prison que de ne pas en parler, ne serait-ce que pour briser l’omerta qui protège l’institution, sauf qu’il est des manières d’en parler qui n’en sont pas et qui, au final, peuvent s’avérer contre-productives en créant l’illusion qu’on s’est saisi du problème alors qu’on n’a fait que l’éviter. On peut se demander d’ores et déjà ce qui restera une fois passée cette tempête médiatique, sans parler du plus ahurissant : voir un quarteron de PDG et d’hommes politiques ayant fait de brefs séjours derrière les barreaux dans des conditions totalement atypiques, érigés par les médias en Zolas des pénitenciers ! Trois mois après la polémique déclenchée parMédecin-chef à la Santé, pas la moindre mesure concrète n’a été prise et les commissions d’enquête parlementaires, curieusement, se sont assignés des travaux herculéens, ce qui renvoie à six mois leurs conclusions - alors qu’on sait déjà tout ce qu’on a besoin de savoir.
Dans le brouhaha déclenché par le récit de scènes de la vie ordinaire à la Santé, scènes qui n’auront pas surpris ceux qui se sont frottés d’un peu près à la réalité de l’enfermement, je relève d’abord le fait que ni les journalistes ni les responsables politiques - qui, à vrai dire, ne débattent jamais qu’entre eux - n’ont jugé bon de lire les recherches récentes de sciences sociales sur le sujet, alors qu’il en existe d’excellentes, fondées sur des observations de terrain fines et méthodiques plutôt que sur des impressions passagères et personnelles [2]. C’est à se demander pourquoi l’État paie des sociologues. Je suis frappé ensuite par la tonalité moralisatrice du débat. On feint de découvrir, pour s’en scandaliser, que les prisons de France ne sont pas « dignes de la patrie des Droits de l’homme » alors qu’en vertu même de la loi, l’institution pénitentiaire fonctionne en marge du droit, en l’absence de tout contrôle démocratique, dans l’arbitraire administratif et l’indifférence générale (je pense à cette incarnation banale du despotisme bureaucratique qu’est le prétoire, le « tribunal interne » de la prison où l’administration joue avec la vie d’êtres humains sans contrôle ni recours, avec pour seul souci le maintien de l’ordre intérieur). La prison, supposée faire respecter la loi, est en fait, de par son organisation même, une institution hors-la-loi. Censée porter remède à l’insécurité et la précarité, elle ne fait que les concentrer et les intensifier, mais tant qu’elle les rend invisibles, on ne lui demande rien de plus.
Pour qui se soucie réellement des conditions d’accueil et de vie des détenus, il n’était pas besoin d’attendre la publication du journal du docteur Vasseur. Il suffisait de parcourir telle étude du Ministère de la Justice datée de 1997 - ou celles qui l’ont précédée de loin en loin - qui relevait qu’un reclus sur quatre en maison d’arrêt vit dans des conditions « très difficiles, voire alarmantes », enfermé 22 heures par jour à deux, trois ou quatre dans moins de 9m2 dans des conditions d’hygiène épouvantables. Dans nombre de centrales, comme celle de Nantes, les condamnés à des peines courant jusqu’à cinq ans croupissent à deux dans des cellules individuelles offrant moins de 2m2 disponibles après qu’on y ait casé tant bien que mal le mobilier supplémentaire : à quand la « tolérance zéro » pour ces violations systématiques de l’article 716 du Code de procédure pénale qui stipule l’encellulement individuel ? Tout le reste, traitements brutaux et propos racistes, humiliation des familles et des visiteurs, misère matérielle et violences quotidiennes, est depuis longtemps très bien documenté.
Mais, surtout, ce débat a soigneusement éludé la question de fond, à savoir : à quoi donc peut servir la prison au vingt-et-unième siècle ? On s’apercevrait, si on la posait, que nul ne sait plus pourquoi au juste on enferme les gens. On invoque rituellement la philosophie thérapeutique et on continue de (se) faire croire que la prison a pour mission de « réformer » et de « réinsérer » ses pensionnaires, alors que tout, de l’architecture à l’organisation du travail des surveillants en passant par l’indigence des ressources institutionnelles (travail, formation, scolarité, santé), le tarissement délibéré de la libération en conditionnelle et l’absence de mesures concrètes d’aide à la sortie, la nie. Il suffit de citer ce surveillant de maison centrale qui disait : « La réinsertion donne bonne conscience à certains. Pas à des gens comme moi, mais aux politiques. En maison d’arrêt c’est pareil. Combien j’en ai vu me dire, “chef, vous inquiétez pas, je reviendrai jamais !” et paf ! six mois après... La réinsertion, c’est pas en prison qu’on la fait. C’est trop tard. Faut insérer les gens en donnant du travail, une égalité des chances au départ, à l’école. Faut faire de l’insertion. » [3] Mais on est infichu d’« insérer » les jeunes chômeurs et les Rmistes, alors vous pensez, les repris de justice !
Aux États-Unis, les choses semblent au premier abord plus claires : on a carrément jeté aux orties l’idéal de la réhabilitation, puis on a adopté par défaut l’objectif de « neutralisation » des criminels violents. Mais alors comment justifier l’embastillement d’un million de petits délinquants qui ne posent de danger pour personne ? Et comme la dissuasion est un échec patent, on s’est finalement tourné vers la rétribution : « Faire que le détenu sente le détenu », humilier, enfermer pour faire mal, punir pour punir. Mais lorsque le public s’aperçoit du coût humain et financier de ce « théâtre de la souffrance » pénale, il n’est plus trop sûr d’en vouloir. On est en vérité empêtrés dans ce que le sociologue écossais David Garland appelle la « crise du modernisme pénal » [4], et l’on n’en sortira pas sans engager une réflexion de fond, politique au sens noble du terme, sans freins ni tabous, sur le sens de la peine et donc de l’emprisonnement. Le véritable défi, en l’occurrence, ce n’est pas d’améliorer les conditions de détention, même si c’est à l’évidence une nécessité urgente, mais de dépeupler rapidement les prisons en engageant une politique volontariste de décarcération par le développement des peines alternatives à la privation de liberté. La France pourrait descendre en deux ans de 54.000 à 24.000 détenus sans que la sécurité des citoyens ne soit en rien compromise, pour peu que les gouvernants fassent preuve d’un soupçon de courage.
Dans Les Prisons de la misère, vous avancez la thèse selon laquelle il existe un lien étroit entre la montée du néolibéralisme et le renforcement des politiques sécuritaires, aux États-Unis d’abord, en Europe ensuite. Vous résumez cette évolution par une formule lapidaire : « Effacement de l’État économique, abaissement de l’État social, renforcement et glorification de l’État pénal ».
Cette formule a pour but d’indiquer qu’on ne peut pas comprendre les politiques policières et pénitentiaires dans nos sociétés sans les replacer dans le cadre d’une transformation plus large de l’État, transformation elle-même liée aux mutations de l’emploi et au basculement du rapport de forces entre classes et groupes qui luttent pour son contrôle. Et, dans cette lutte, c’est le grand patronat et les fractions « modernisatrices » de la bourgeoisie et de la noblesse d’État qui, alliées sous la bannière du néolibéralisme, ont pris le dessus et engagé une vaste campagne de sape de la puissance publique. Dérégulation sociale, montée du salariat précaire (sur fond de chômage de masse en Europe et de « misère laborieuse » en Amérique), et regain de l’État punitif vont de pair : la « main invisible » du marché du travail précarisé trouve son complément institutionnel dans le « poing de fer » de l’État qui se redéploie de sorte à juguler les désordres générés par la diffusion de l’insécurité sociale. À la régulation des classes populaires par ce que Pierre Bourdieu appelle « la main gauche » de l’État, symbolisée par l’éducation, la santé, l’assistance et logement social, se substitue (aux États-Unis) ou se surajoute (en Europe) la régulation par sa « main droite », police, justice, et prison, de plus en plus active et intrusive dans les zones inférieures de l’espace social. La réaffirmation obsessionnelle du « droit à la sécurité », l’intérêt et les moyens accrus accordés aux fonctions de maintien de l’ordre viennent à point nommé pour combler le déficit de légitimité dont souffrent les responsables politiques, du fait même qu’ils ont abjuré les missions de l’État en matière économique et sociale.
Bref, le virage sécuritaire négocié par le gouvernement Jospin en France en 1997 (ou par celui de Tony Blair et de Massimo D’Alema l’année d’avant), n’a pas grand lien avec la prétendue « explosion de la délinquance des jeunes », dont la statistique officielle montre qu’elle n’est qu’un petit pétard [5] - pas plus qu’avec les fameuses « violences urbaines » (terme qui est un non-sens statistique et sociologique) qui ont récemment envahi les médias. Ce virage sécuritaire a en revanche beaucoup à voir avec la généralisation du salariat précaire et l’instauration d’un régime politique qui permettra de l’imposer. Régime que je qualifie de « libéral-paternaliste » car il est libéral en haut, à l’égard des entreprises et des catégories privilégiées, et paternaliste et punitif en bas, envers ceux qui se trouvent pris en tenaille par la restructuration de l’emploi et le recul des protections sociales ou leur reconversion en instrument de surveillance.
Vous retracez la montée de l’État carcéral aux États-Unis, où la dérégulation de l’économie et le démantèlement des aides sociales se sont accompagnées d’un développement prodigieux du système carcéral, et ce dans une période où la criminalité stagnait puis décroissait. L’étude statistique montre que la croissance des détentions aux États-Unis s’explique par l’enfermement des petits délinquants, et vous écrivez à ce propos : « Contrairement au discours politique et médiatique dominant, les prisons américaines sont remplies non de criminels dangereux et endurcis, mais de vulgaires condamnés de droit commun pour affaires de stupéfiants, cambriolages, vols, ou simples troubles à l’ordre public, pour l’essentiel issus des fractions précarisées de la classe ouvrière » frappées de plein fouet par la flexibilisation du salariat et le recul social. Comment les pouvoirs publics sont-ils parvenus à justifier ce brusque changement de cap ?
Suite au revirement politique et racial de la décennie soixante-dix qui a porté Ronald Reagan à la Maison blanche, les États-Unis se sont employés à remplacer leur (semi) État-providence par un État policier et pénitentiaire au sein duquel la criminalisation de la pauvreté et l’enfermement des catégories déshéritées font office de politique sociale envers les plus démunis. On peut décrire succinctement cet avènement de l’État pénal en Amérique selon cinq dimensions.
La première est la croissance sidérante des populations incarcérées : elles quadruplent en vingt ans pour atteindre aujourd’hui deux millions, dont plus d’un million de condamnés pour des infractions non-violentes. Ce chiffre représente 740 détenus pour 100.000 habitants, soit huit fois plus que la France, l’Italie ou l’Allemagne - c’était deux fois plus en 1960 - ou encore deux fois le taux de l’Afrique du Sud à l’acmé de la lutte contre l’apartheid.
La seconde tendance est l’extension continue de la mise sous tutelle judiciaire par le biais des condamnations avec sursis et de la conditionnelle, tutelle qui s’exerce désormais sur six millions d’Américains, soit un homme sur vingt et un jeune Noir sur trois, et qu’étend la prolifération des banques de données criminelles, dont certaines sont en libre service sur internet, ainsi que le fichage génétique. (Une nouvelle ère du panoptisme pénal s’est ouverte en 1994 avec le vote par le Congrès du DNA Identification Act qui a créé, sous l’égide du FBI, une banque nationale de données génétiques entrée en service en 1998 et qui, à terme, contiendra les empreintes ADN de tous les condamnés au pénal, voire de l’ensemble des personnes arrêtées par les services de police).
Troisième tendance, le décuplement des moyens des administrations pénitentiaires, promues troisième employeur du pays avec plus de 600.000 fonctionnaires, juste derrière la première firme au monde par le chiffre d’affaires, General Motors, et le géant de la distribution Wal-Mart, alors que dans le même temps les budgets des services sociaux, de santé et d’éducation subissent des coupes draconiennes : moins 41% pour l’aide sociale et plus 95% pour les prisons durant la seule décennie 1980.
Toutefois, même en sabrant dans les crédits alloués aux services sociaux, le « grand renfermement » des pauvres et des précaires en Amérique n’aurait pas été possible sans la contribution du secteur privé : l’emprisonnement à but lucratif refait donc son apparition à partir de 1983 pour s’accaparer très vite le douzième du « marché » national, soit quelques 150.000 détenus (trois fois la population pénitentiaire de la France). Ces firmes cotées en bourse sur le marché Nasdaq affichent des taux de croissance et de profit record et sont les chouchous de Wall Street. La « nouvelle économie » étatsunienne, ce n’est pas seulement internet et les technologies de l’information : c’est aussi l’industrie du châtiment ! À titre indicatif, les prisons d’État de Californie emploient deux fois plus de salariés que Microsoft...
La dernière tendance n’est pas la moins révélatrice puisqu’il s’agit du « noircissement » continu de la population recluse qui fait qu’en 1989, pour la première fois de l’histoire, les Afro-américains fournissaient plus de la moitié des reclus alors qu’ils ne pèsent que 7% dans la population du pays. La prison est devenue un prolongement-substitut du ghetto après que celui-ci soit entré en crise suite à la vague des émeutes urbaines des années 1960 [6].
La politique sécuritaire dite de « Law and order » qui se déploie à partir des années 1970 est d’abord une réplique aux mouvements sociaux des années 1960 et notamment aux avancées du mouvement de revendication noir. La droite américaine se lance alors dans un vaste projet de réarmement intellectuel en créant des think-tanks, ces instituts de conseil en politiques publiques qui vont servir de rampe de lancement idéologique à la guerre contre l’État-providence, indissociable du refus de l’intégration des Afro-Américains. (L’attrait des politiques sécuritaires provient pour bonne partie du fait qu’elle permettent d’exprimer dans un idiome d’apparence civique - assurer la paix et la tranquillité des citoyens - le rejet de la demande noire d’égalité, comme en Europe aujourd’hui le refus xénophobe des ressortissants du Tiers-Monde). Une fois remportée la bataille du « moins d’État » social et économique, ces instituts vont se consacrer à la promotion du « plus d’État » policier et pénal qui lui fait pendant en matière de justice. Par exemple, à New York, c’est le Manhattan Institute, crée en 1978 à l’instigation d’Anthony Fischer, mentor de Margaret Thatcher, qui ressuscite et promeut la soi-disant théorie de la « vitre cassée » (pourtant scientifiquement discréditée) afin de légitimer la politique de « tolérance zéro » du maire républicain Giuliani. Cette politique revient à effectuer un « nettoyage de classe » de l’espace public, en repoussant les pauvres menaçants (ou perçus comme tels) hors des rues, parcs, trains, etc. Pour l’appliquer, le Chef de la police de New York transforme son administration en véritable entreprise de sécurité, avec des objectifs chiffrés de baisse mensuelle de la criminalité à atteindre coûte que coûte, grâce à l’embauche de 12.000 agents supplémentaires pour un total de 48.000. Chiffre à comparer aux 13.000 employés des services sociaux de la ville restant après une chute des effectifs de 30 % en cinq ans. Du fait des violences policières routinières et discriminatoires qu’elle suscite ou nécessite, cette politique agressive de maintien de l’ordre est très fortement contestée à New York même, y compris parmi ses principaux bénéficiaires, la classe moyenne blanche. Ce qui n’empêche pas certains de nos politiciens fins criminologues de proposer de l’importer en France...
En 1662, Colbert adressait aux parlementaires cette lettre : « Sa Majesté désirant rétablir le corps de ses galères et en fortifier la chiourme par toutes sortes de moyens, son intention est que vous teniez la main à ce que votre compagnie y condamne le plus grand nombre de coupables qu’il se pourra, et que l’on convertisse même la peine de mort en celle des galères » [7]. Les condamnés servaient ainsi de main-d’œuvre gratuite au pouvoir. Dans Surveiller et Punir, Foucault argue que la prison, plus encore que les galères, sert le pouvoir économique. Est-on revenu aujourd’hui à cet état de fait ?
Pas au sens où l’exploitation économique des prisonniers serait la cause ou la raison de l’augmentation spectaculaire de l’incarcération aux États-Unis et, à un degré moindre, en Europe de l’Ouest. C’était vrai à l’origine historique de l’emprisonnement pénal. Au seizième siècle, le Bridewell de Londres, la Zuchthaus d’Amsterdam et l’Hôpital général de Paris remplissent une triple fonction : confiner, réformer et mettre au travail. Georg Rusche et Otto Kirschheimer montrent dans leur livre classique, Peine et structure sociale, que l’emprisonnement doit alors « rendre socialement utile la force de travail de ceux qui refusent de travailler » en leur inculquant sous contrainte la soumission au travail de sorte qu’à leur libération « ils aillent d’eux-mêmes grossir les rangs des demandeurs d’emploi » [8] Mais ce n’est déjà plus vrai à la fin du XVIIIème siècle, la période qui intéresse Foucault, et c’est plutôt l’inverse à la fin du vingtième siècle : les prisons d’aujourd’hui entreposent d’abord les rebuts du marché du travail, les fractions déprolétarisées et surnuméraires de la classe ouvrière, plutôt qu’une armée de réserve. Un détenu sur huit à peine en Amérique exerce un travail et les proportions sont encore plus faibles de ce côté de l’Atlantique. Quoi qu’en disent les critiques du soi-disant « complexe carcéro-industriel », l’emprisonnement n’est pas une « industrie » rentable pour la société, tant ses coûts sont faramineux (25.000 dollars l’année par pensionnaire dans un pénitencier d’État en Californie et 70.000 dollars dans la maison d’arrêt de New York). On fait fausse route à vouloir trouver un lien direct entre incarcération et profit économique. Cela ne veut pas dire que l’emprisonnement de masse ne sert pas une fonction économique indirecte : celle de discipliner les fractions les plus rétives du nouveau prolétariat des services en élevant le coût des stratégies d’attente ou de fuite dans l’économie informelle et illicite de la rue.
Mais, surtout, il ne faut pas penser l’avènement du « libéral-paternalisme » sous le seul signe de l’exploitation et de la répression. Il faut le concevoir aussi, comme le suggérait Michel Foucault dans son analyse célèbre de l’invention de la sexualité, sous la catégorie de production. La transition de l’État-providence à l’État-pénitence est éminemment productrice : productrice de nouvelles catégories, telles celles de « quartiers sensibles » ou de « violences urbaines » ; productrice de nouveaux discours, tel celui que serine le gouvernement de la gauche plurielle en France sur la « sécurité » entendue au sens étroit de sécurité physique des biens et des personnes, décisoirement coupée de son socle social et économique ; productrice enfin de nouvelles institutions et de nouveaux agents, comme les entreprises de « conseil en sécurité » et les « adjoints de sécurité » (16 000 emplois-jeunes recrutés pour aider à mieux « fliquer » les zones périurbaines minées par le chômage et l’emploi flexible), ou encore de dispositifs juridiques (comparution immédiate, composition pénale) qui, sous prétexte d’efficience bureaucratique, instaurent une justice différentielle selon l’origine ethnique et de classe.
Quel peut être le rôle des intellectuels pour amener ce débat sur les questions de fond ? Pourquoi ne pas intervenir régulièrement dans les pages « Horizons-Débats » dont vous dénoncez la propension à céder à la panique autour des « violences urbaines » ? Cela ne vous permettrait-il pas de toucher l’opinion publique et non pas seulement les gens qui auront pris la peine de lire Les Prisons de la misère ? Ne faut-il pas prêcher les insouciants, en plus de prêcher les convaincus ? Vous êtes un universitaire reconnu et partagez ce point de vue avec nombre de collègues éminents, il n’y a aucune raison que la presse n’accueille pas votre point de vue.
Je dois vous dire que la dernière partie de votre question témoigne d’une naïveté étonnante à propos des médias. Outre que les lecteurs des grands quotidiens parisiens ne constituent pas à eux seuls l’« opinion publique », croyez-vous que la qualité scientifique et la force des idées soient ce qui décide de ce qui passe ou non dans les journaux, y compris dans leurs rubriques « idées » ? Une sociologie élémentaire de la profession montre au contraire que les journalistes apprécient et célèbrent avant tout ceux qui pensent comme eux, de manière journalistique, selon les catégories du sens commun politique et social du moment - ce n’est pas une carence individuelle, c’est une contrainte structurale qui pèse sur eux [9]. Tout ce qui rompt le ronron de cette pseudo-politologie molle qui leur sert d’instrument d’appréhension de la société a toutes chances d’être perçu comme une agression, ou de n’être pas perçu du tout (demandez à la rédaction de Libération pourquoi ce quotidien, qui se veut progressiste et critique, et qui publie pratiquement un article par jour sur les questions de justice et de prison, n’a pas même mentionné l’existence de mon livre [10], pourtant déjà traduit en huit langues et très lu par les militants et les détenus - j’ai tenu mon premier débat public après sa parution avec les prisonniers de la Santé, justement).
Aujourd’hui les grands médias ne sont pas un instrument du débat démocratique mais un obstacle à contourner pour pouvoir l’engager. C’est dire qu’il faut pour cela passer par d’autres formes de communication, revues, lettres d’informations, forums, et trouver ailleurs des soutiens, auprès des syndicats, associations, coordinations et collectifs engagés dans des luttes sociales variées. Par leur questionnement critique, fondé sur l’observation et la comparaison, les chercheurs ont un rôle-moteur à jouer pour reformuler en termes audacieux et réalistes à la fois la question du châtiment et pour s’efforcer, avec tous ceux qui œuvrent à son pourtour et en son sein, juges, avocats, intervenants extérieurs, militants, prisonniers et familles des prisonniers, de faire enfin entrer la prison dans la cité.
Source : Parias urbains : Ghetto, banlieues, Etat (2006 - La Découverte - 23 E)