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Evènements du 14 juillet 1944 à la prison de la Santé

Mise en ligne : 21 janvier 2006

Texte de l'article :

Témoignage de Roger PAYEN
sur les événements du 14 juillet 1944
à la prison de la Santé 

 
 
Le 20 juillet 1944

Chers Amis,

Je profite d’un messager extraordinaire pour venir vous renseigner sur ce qui s’est passé dans la nuit du 14 au 15 et vous rassurer, ce qu’une amie aura peut-être déjà fait. Un de mes compagnons avait chargé sa sœur d’aller voir Raymond [SIMON, joint par l’intermédiaire d’un gardien de la Santé] car elle travaille dans la même maison. J’ai écrit à mes parents un petit mot hâtif - avec l’autorisation de l’administration - puis par un autre petit mot où, en quelques lignes, je leur ai conté la nuit de folie que nous avons vécue. Je viens vous apporter quelques détails.

La « Santé » fut le théâtre d’une provocation d’envergure, qui n’avait qu’un but, compromettre les détenus politiques pour que s’abatte sur eux une impitoyable répression. Depuis quelques jours des notes circulaient : « appelant les droits communs à briser les portes de leur cellule le 14 juillet à 10 heures du soir, l’Internationale devait être le signal de la rébellion ». L’administration n’ignorait pas la circulation de ces petits papiers, mais rien ne fut fait pour arrêter un mouvement qui devait avoir de si graves conséquences. Un politique dut s’adresser le 13 et le 14 au soir aux droits communs pour les mettre en garde contre une action si folle qu’elle condamnait les instigateurs.

Mais le mal était lancé... Il pouvait être 10 heures 20 - nous voulions croire que rien ne se passerait, que l’appel au calme serait entendu, que la raison l’emporterait - quand nous perçûmes dans les galeries les premiers coups portés contre les portes ; aucun service d’ordre dans les couloirs - et pourtant peu de chose aurait suffi pour briser dans l’œuf un tel mouvement inconsidéré - les coups après s’être un instant ralentis reprennent de plus belle, et bientôt des portes cèdent et les couloirs sont pleins des craquements des portes qui se brisent. En un instant, toutes les cellules droits communs de notre division étaient ouvertes. Nous étions sur nos gardes, prêts à tout pour défendre nos cellules... déjà des D.C. nous avaient invité à sortir, puis notre porte fut ouverte, et nous devions assister au plus incroyable des spectacles. À peine sortis de leur cellule les D.C. se demandaient où aller... Ils avaient cru naïvement qu’il leur suffirait de briser la porte de leur cellule pour être libres... mais ils étaient encore prisonniers.

Le personnel de la maison s’était replié ; la souricière était fermée, des mitrailleuses en gardaient l’unique issue. Les bruits les plus invraisemblables circulaient dans le même but : tromper les révoltés sur l’origine du mouvement, ceux-ci leur sac sur l’épaule, se traînaient lentement dans les couloirs, brisant pour briser. Les locaux des entrepreneurs furent ouverts et mis à sac et ce fut une pluie d’articles de cotillons, chapeaux de papiers, mirlitons, etc. Cette affaire qui devait finir si tragiquement prenait l’allure d’une mascarade.

Cependant qu’à la porte de la souricière, déjà, des gars tombaient, inutilement, et cela devait durer jusqu’au petit jour ; puis ce fut une chasse brutale, inhumaine. Du chemin de ronde par les fenêtres des cellules du rez-de-chaussée, on abattait des hommes désarmés, comme des lapins. Et puis ce fut la poussée irrésistible des « forces de l’ordre », les balles crépitent dans les couloirs, des injonctions, des rafales de mitraillettes ; on parque les hommes : « levez les bras, et ne bougez pas, sinon ! » et puis les bruits s’apaisent, mais l’atmosphère est lourde, chargée d’inquiétude (il était 8 heures du matin).

Comment cette sanglante nuit va-t-elle se terminer ? Nous avions gardé nos cellules intactes, pas de dégâts de notre côté, tous nous avions gardé le plus grand calme. Les politiques par leur attitude avaient déjoué cette machination, mais les dangers étaient-ils écartés ?...

Francs-gardes et miliciens étaient entrés dans la « maison », et cette nuit sanglante allait compter 34 victimes ; 6 abattues pendant la nuit et 28 fusillés, dont 23 jeunes, tous D.C. Il fut impossible de nous mêler à cette affaire.

Telle fut la nuit que nous avons vécue et que pas un de nous n’oubliera.

La Santé est maintenant coupée du monde extérieur. Les gardiens de la Paix, dont la présence le 13, aurait pu éviter le drame, montent la garde dans les couloirs. Pas d’avocat, pas de parloir, pas de colis, et cela pour combien de temps !... mais ce que l’esprit ne peut admettre, ce sont les 34 morts pour un mouvement qu’on a laissé faire, 34 morts pour une tentative qui n’avait aucune chance de succès. 34 morts pour des portes brisées, 34 morts alors qu’il n’y eut pas une victime de l’autre côté. Et les victimes ne sont certainement pas les coupables, les criminels qui organisèrent la provocation, ou qui invitèrent à la mutinerie promettant une illusoire intervention de l’extérieur. Et pourquoi avoir frappé tant de jeunes, dont la plupart ne sont pas des récidivistes, des jeunes qui, s’ils ne sont pas à donner en exemple, ne sont que les produits d’une époque déréglée, des jeunes qui ne sont pas responsables, mais victimes...

Chers Amis, rassurez mes chers vieux Parents, ma pauvre Mémère n’aura certainement pas le bonheur de me voir samedi, mais qu’elle soit tranquillisée sur mon sort et sur celui de mes amis, que mes parents et vous-mêmes chers amis gardiez votre confiance, les beaux jours vont revenir qui laveront la France de tous ces crimes.

Je suis sans nouvelles de ma Suzon depuis ce tragique 14 juillet, les lettres n’ont pas dû quitter la Roquette, mais je sais que rien ne se passa là-bas, malgré les bruits contraires qui courent ici dans la nuit.

Petit à petit la vie retrouve son calme. Un peu plus de surveillance, nos promenades sont supprimées, la vie dans les cellules reprend son cours.

Ma santé est excellente. Je vous espère également en bonne santé. Avez-vous des nouvelles de Lulu, continue-t-il à dessiner. Comment se plaît-il là-bas. Et Micheline comment va-t-elle, est-elle contente de son travail ? Chers amis, il me faut vous quitter, je dois remettre cette lettre dans un instant, je vous charge de mes amitiés pour tous. Saluez tous mes amis pour moi et pour vous, avec mon amitié sincère, recevez mes meilleurs baisers.

Chers amis, embrassez bien mes parents, Myon [Germaine SIMON, femme de Raymond] embrassez bien Mémère pour moi. À tous bon courage et confiance.

Votre ami Roger

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