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Familles sous une chape de silence

Mise en ligne : 18 mai 2004

Dernière modification : 2 décembre 2004

Lorsque quelqu’un est incarcéré, sa famille s’en trouve toujours stigmatisée et rejetée par le corps social. Elle devient elle-même victime. Ces familles, ce sont souvent des femmes : épouses, sœurs, filles. Ce sont aussi souvent celles qui font le mieux face à la Justice ou à l’Administration pénitentiaire (AP). Comment ce drame est-il vécu par des femmes d’origine maghrébine ? Existe-t-il des spécificités propres à ce groupe et à leur lutte ? Des femmes témoignent.

Texte de l'article :

La particularité des Maghrébines face à l’incarcération d’un proche commence par les conditions même de l’interpellation : bien souvent, quand on récupère un homme au commissariat, il porte des ecchymoses, car il arrive fréquemment que son interpellation soit accompagnée de l’usage d’une force disproportionnée.
Ainsi, lorsqu’une femme, une mère, une sœur voit le futur détenu embarqué "dans des conditions dignes de scènes de guérilla", cela provoque un choc et un traumatisme que le réflexe de pudeur ou le devoir d’être plus forte ne permettra pas d’évacuer. Ces femmes vivent dans la crainte de voir leurs frères, compagnons, fils ou père aller en prison - une fatalité pour beaucoup, qu’ils acceptent de subir.
Les frères et les pères témoins d’une arrestation ne peuvent rien dire ou faire sans prendre de gros risques ’ l’outrage, la rébellion. Car en raison de leur image et de la manière dont on les catalogue, toute intervention ou réaction sera perçue comme une agression. Il est quasi impossible de se défendre pour ces hommes qui tenteront d’éviter tout éclat, même en étant innocent, et fuiront tout contact avec la police et la Justice.
Les femmes maghrébines se doivent alors de subir et d’affronter le quotidien en tenant compte d’un nouveau problème qu’il faut intégrer dans les données matérielles et pratiques déjà souvent complexes.
Aux femmes donc, le devoir de maintenir la cohésion de la cellule familiale, d’accompagner et de soutenir le prisonnier, de se battre pour le défendre et le protéger. Et dans certains cas tragiques, ce combat continue pour honorer la mémoire d’un disparu (suicide ou mort suspecte [1], et éviter que cela ne se reproduise.

Pudeur oblige
"O." se souvient qu’à neuf ans, elle a vu l’intrusion de policiers, qui après avoir défoncé la porte, ont embarqué son frère, laissant l’appartement saccagé. Aucune explication n’a été donnée à la famille sur le pourquoi de cette intervention musclée, ni le lieu où le jeune homme était emmené. Son frère les a simplement regardés comme pour dire "ça va", et a essayé de garder la tête haute, comme si rien ne l’atteignait. " Il est parti sans montrer de signe de faiblesse. C’est assez typique, vu le traitement subi". Quant à celles qui restent : "Il ne faut pas se plaindre, et se montrer fortes pour que les hommes puissent conserver leur fierté, et montrer qu’on ne nous brise pas."
"Aucune discussion n’est ensuite intervenue dans la famille. Seule la gêne et l’inquiétude planait". Il y a peu de place à l’émotif. Il n’y a pas de place pour la communication sur ces choses là. Il a fallu faire avec, tout en agissant très vite pour retrouver le frère et fils.
Il existe d’autres spécificités, générationnelles, celles-là : ce qu’il y a de grave pour la première génération née ici, c’est que souvent nos parents sont illettrés et ne peuvent pas se défendre ou nous défendre face à la machine judiciaire. Alors que pour d’autres ("Français de souche" par exemple) c’est un jugement avec sursis voire la relaxe, pour nous c’est toujours la prison, même pour des cas suspects d’outrages à agents... avec des blessures graves pour l’accusé.
Pour la deuxième génération, avec des parents nés en France, le problème majeur c’est de continuer à garder un toit, car on est souvent de milieu modeste, tout en incorporant ce qui découle de la détention d’un proche. C’est donc là aussi difficile de trouver le temps et les moyens de se battre. Alors quand un père, un époux, un fils, un frère est en prison, il faut gérer cela en plus du quotidien déjà très difficile. Le pire étant lorsque le détenu est le soutien de famille, car les femmes doivent assumer ce rôle en plus.
Il y a donc une véritable pudeur à parler de sa souffrance et de la prison, surtout chez les parents nés la-bas et la première génération née ici. Les parents n’en parlent à personne et ne sont donc pas aidés et entourés. Les enfants eux-aussi n’en parlent pas avec leurs parents ou à l’extérieur, et c’est souvent la mère, la sœur ou la femme qui devient le relais et le réceptacle des confidences. Ce sont elles qui entretiennent le lien entre les différents membres de la famille, les différentes générations.

Discriminations au parloir
Du côté des prisonniers, quelle que soit la génération, on observe aussi un côté très protecteur des hommes qui minimisent les souffrances liées à la détention ou n’en parlent pas du tout. Le détenu veut épargner ses parents, et c’est la sœur qui rend visite.
Il craint cependant l’attitude de certains membres du personnel pénitentiaire envers sa femme, sa mère, sa sœur. "Leurs propos peuvent être pleins de clichés, d’insultes, plus outrageants que pour n’importe qui d’autre. Comme à l’extérieur, il existe les mêmes exclusions, les mêmes injustices, mais en bien pire pour ces femmes maghrébines qui n’ont pas une égalité de traitement pour les parloirs, et subissent de la part de certains personnels de l’AP le même racisme, mépris et humiliation que leurs hommes ".
On observe enfin fréquemment une discrimination envers les Françaises de souche européenne, comme "M", dont le compagnon est d’origine maghrébine. Elles sont traitées de "putes. à reubeux" ou on leur dit gentiment "qu’elles méritent mieux et n’ont rien à faire avec ces gens". Est-ce pour cette raison qu’elles se voient souvent refuser un permis de visite ?
Résultat : les hommes demandent souvent aux femmes qui leur sont proches de limiter leurs visites, ce qui génère une nouvelle injustice, car en plus de devoir subir la détention de leur proche et la marginalisation à l’extérieur, elles sont discriminées dans la prison. Elles n’ont de place nulle part.

Emergence d’une génération combative
Contrairement à une idée reçue, le machisme n’est pas la pierre angulaire de toutes les relations hommes-femmes, surtout chez cette deuxième génération née en France [2] Quand bien même, dans ces conditions-là, ce type d’enjeu n’existe plus. "Y." témoigne : "Mon frère et moi étions très proches, plus que des frères et sœurs. Une complicité et une amitié profonde nous unissaient. On parlait de tout, on se racontait tout, et on partageait nos émotions et nos expériences. On se consolait de nos petits problèmes futiles d’adolescents. Pour moi, sa détention était injuste, mais j’ai dû en plus subir les remarques de certaines personnes qui voient les détenus et leur proches comme la lie de la société. Mais on n’a pas pu parler de tout ça avec mes parents, et après sa mort suspecte, on les a protégés en assumant toute la charge émotive qu’engendre ce genre de circonstances : l’horreur de l’autopsie, le travail d’investigation sur les circonstances du décès, la gestion de toute la partie administrative et judiciaire. Je n’ai jamais eu honte, mais j’évite de parler aux autres de ce qu’ils jugeront et ne comprendront pas. Je me suis sentie du coup très proche de ce genre d’injustice que nous subissons plus encore en tant que femmes maghrébines. Je me sens un devoir envers les hommes maghrébins. Lorsque je suis témoin d’un contrôle de police qui touche des Maghrébins, je m’approche des personnes contrôlées pour leur dire les droits qu’elles ont et pour rappeler aux policiers de ne pas outrepasser les leurs. Mais même là, la plupart des gens détournent la tête. Je crois que c’est ce qui nous différencie des autres femmes : nous sommes plus révoltées à cause de ce cumul d’injustices, et nous n’hésitons plus à prendre des risques. "
Sur le terrain, on voit que ce sont ces femmes qui souvent osent parler et alerter. C’est leur combat qui pourra améliorer les conditions de détention et faire appliquer le même droit pour tous.
D’où ce besoin de faire peur à ces femmes... ou de les tenir à distance, comme dans cet exemple où après une incarcération, il n’a tété accordé de permis de visite qu’au seul frère. Ni à la mère, ni à la compagne, ni aux sœurs.
Inversement, on s’en prend à des détenus dont l’entourage familial est surtout féminin. Plus facile pour l’AP, selon des conceptions machistes et erronées, de faire passer la pilule en cas de problème.
" N. " se souvient que lorsqu’elle s’est adressée au directeur de la prison qui devait les recevoir à la suite du décès de son frère, il a fait la réponse suivante : "Seules les femmes entrent, pas les hommes ".
Simple peur des hommes ? Pas seulement... Selon "S." l’erreur de jugement sur les femmes et notamment les Maghrébines, c’est qu’elles sont plus faibles, moins instruites, moins déterminées, plus émotives, plus faciles à intimider, et qu’elles ne répondront pas à un homme.
Mais là encore, comme le constatent ceux qui travaillent sur ces questions, ce sont surtout les femmes qui se battent pour l’amélioration des conditions de détentions des prisonniers, ou pour honorer la mémoire de celui qu’elles ont perdu, et obtenir justice [3].

Ne pas céder à la résignation
En fait le seul message à faire passer, c’est d’aller au-delà de la pudeur. Car si nos hommes cherchent à nous exclure du monde pénitentiaire, c’est qu’ils connaissent notre détermination, notre courage, et veulent donc nous protéger.
Il faut essayer de faire parler ceux qui sont sortis, et pour celles qui ont un proche en détention, aller voir le plus régulièrement possible, ne pas hésiter à évoquer ses problèmes. Quelles que soient les difficultés, et même s’il le refuse de vous voir pour vous préserver. Il faut aussi briser le silence, oser en parler dans la famille, avec ses amis.
Il ne faut pas minimiser ou banaliser la prison. Nos hommes veulent nous épargner mais leurs conditions de détentions, souvent pires que celles - déjà catastrophiques - qui sont "offertes" aux autres prisonniers doivent nous rappeler l’urgence de ne pas céder aux pressions, à la résignation ou au silence. Les femmes ont ici un rôle essentiel et déterminant à jouer.
 
 
Nadia Soltani [4], avec la participation de Jérôme Erbin [[Jérôme Erbin est membre de Ban Public : www.prison.eu.org] - mars 2004 

Notes:

[1] Une mort suspecte est un décès qualifié de suicide par l’AP, qui intervient dans des circonstances troublantes, après des menaces, alors que la personne n’était pas dépressive, proche de la libération ou était en train de travailler sur son projet de réinsertion. Voir l’Observatoire des suicides et des morts suspectes : http://www.prison.eu.org/rubrique.php3 ?id_rubrique=68

[2] On lira avec profit la synthèse d’un livre à paraître : L’intégration des immigrés en France ’ 2004 ’ d’Alain Perusat. : http://www.amipublic.com/propositions/propositions/integr/resume.PDF

[3] Trois de celles qui ont ici témoigné ont perdu un proche en détention

[4] Nadia Soltani est fondatrice du Comité Justice pour Belgacem