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Philosophies et politiques pénales et pénitentiaires

Georgia Bechlivanou-Moreau "La « récidive » des Etats devant la Cour européenne des droits de l’homme"

Mise en ligne : 8 novembre 2008

Dernière modification : 27 septembre 2010

Texte de l'article :

La « récidive » des Etats devant la Cour européenne des droits de l’homme

Dans la tragédie de Joselito Renolde (arrêt 5608/05 de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, CEDH), tant le comportement du personnel pénitentiaire que les décisions des tribunaux laissent conclure que ces personnes ignorent les obligations de l’Etat français en vertu de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Ou alors elles font semblant. Dans les deux cas, la responsabilité pour omission doit remonter jusqu’à ces bureaux et services ministériels. Tant les manquements étaient criants dans cette affaire que c’est la première fois qu’un Etat est condamné par la Cour pour la mort d’un détenu par suicide.

(Contribution de Georgia Bechlivanou-Moreau, juriste, spécialiste de questions de politique pénale et pénitentiaire et de Droits de l’Homme, georgiabm@free.fr )

Il y a un mois, je prenais la plume pour réagir à la mort d’une personne détenue tuée par son co-détenu. Je la reprends aujourd’hui pour réagir à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme pour le suicide d’une personne détenue souffrant de troubles mentaux.

La condamnation de la France, le jeudi 16 octobre 2008, par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour le suicide d’une personne en détention, dans l’affaire Renolde c. France (requête no 5608/05), appelle trois commentaires :

- Rappeler l’obligation des Etats de garantir le droit à la vie des personnes en détention (A) ;

- Relever les manquements de l’Etat français dans l’affaire en question au regard des règles européennes fixées par la CEDH dans cette matière (B) ;

- Souligner la responsabilité des Etats dans l’engorgement croissant de la Cour par des violations répétées de la Convention européenne des droits de l’Homme en ignorant les « précédents » de la jurisprudence de la CEDH, ce qui nous permet de parler d’une forme de « récidive » des Etats (C).

A. Rappel du droit des personnes en détention au respect du droit à la vie

« Une personne est placée en prison pour être privée de sa liberté physique d’aller et venir : pas pour y être mise à mort par action ou omission des autorités pénitentiaires ». Ainsi le veulent le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme ; le principe de légalité des peines, puisque la peine privative de liberté n’implique et ne doit pas impliquer la mort de la personne ; dès lors, les autorités pénitentiaires sous la responsabilité desquelles est placée une personne en détention doivent prendre les mesures nécessaires à la fois pour éviter de donner la mort mais aussi pour la prévenir. Ainsi, à travers sa jurisprudence, la Cour européenne des doris de l’homme a dégagé le droit à des conditions de détention qui ne doivent pas pousser la personne au suicide.

 

B. Les faits critiques de l’affaire Renolde au regard des règles européennes

A la lecture des circonstances de la mort de cette personne, on peut se demander à quoi sert le travail de cette instance européenne créée avec l’accord de l’Etat français et qui siége en France, à Strasbourg, pour faire avancer la cause des droits de l’homme en Europe.

Comment est-il possible que les instances chargées de la garde des personnes en prison aient manqué à toutes les obligations clairement établies par la Cour à travers sa jurisprudence relative à la protection de la vie des personnes détenues, y compris contre le suicide ? Et comment les tribunaux français les ont-ils ignorées superbement en déclarant qu’il n’y a pas de fautes commises !!!

Nous apprenons que cet homme a fait savoir au personnel pénitentiaire qu’il souffrait de troubles psychologiques et qu’il a été hospitalisé pour cette raison quand il était en liberté.

Aucune hospitalisation n’a été envisagée alors qu’il avait fait une tentative de suicide. Un traitement lui a été prescrit mais son administration n’a été suivie par aucune personne ni du personnel pénitentiaire ni du corps médical. Quelques jours plus tard, cette personne agresse une surveillante et est puni de 45 jours d’isolement disciplinaire alors qu’il était apparu « très perturbé ». Dans une lettre écrite à sa sœur, il fait état de son désarroi et voit sa cellule comme un tombeau dans lequel il est crucifié.

On apprend par la suite, que cet homme « souffrait de troubles psychotiques aigus » et qu’il n’avait pas pris son traitement les derniers jours avant son suicide.

La Cour d’appel de Versailles n’a retenu aucune faute à la charge du personnel pénitentiaire.

Or quiconque s’intéresse à la position de la Cour européenne des droits de l’homme sur cette question, et le Ministère de la Justice et des Affaires étrangères disposent de services chargés du suivi de cette jurisprudence, doit et devrait savoir deux ou trois choses fondamentales fixés depuis l’arrêt Keenan contre Royaume-Uni rendu en mars 2001.

- Une personne souffrant de troubles mentaux est considérée en détention comme une « personne vulnérable » ;

- Pour cette raison, elle doit faire l’objet d’une attention toute particulière ;

- Elle doit être hospitalisée ; à défaut, un traitement adéquat doit lui être administré dans la prison sous une surveillance étroite du corps médical ;

- Une sanction disciplinaire ne doit pas être infligée à une personne déjà fragilisée par son état mental ; en tout cas elle ne doit pas être placée au mitard reconnu comme une situation anxiogène ; en raison de l’isolement quasi total de la personne, cette sanction aggrave le stress et le désarroi d’une telle personne (Keenan c. R.U. [1]). Il en est de même des régimes d’isolement (Ensslin, Baader, Raspe/RFA [2]).

D’autant plus que, soulignons-le à cette occasion, la durée du mitard en France, et celle qui a été appliquée dans le cas de cette victime, est parmi les plus longues en Europe : 45 jours.

Tout cela est, en tout cas devrait être, connu des personnes en France responsables de faire respecter la jurisprudence de la Cour européenne.

C. La responsabilité des Etats dans la prévention des violations de la Convention européenne des droits de l’Homme

Les personnes responsables dans chaque pays de faire respecter la jurisprudence de la Cour européenne devraient former et informer régulièrement le personnel pénitentiaire mais aussi les magistrats chargés de rendre des décisions dans le domaine de l’exécution des peines privatives de liberté de ces exigences européennes.

Dans cette tragédie, tant le comportement du personnel pénitentiaire que les décisions des tribunaux laissent conclure que ces personnes ignorent les obligations de l’Etat français en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme. Ou alors elles font semblant. Dans les deux cas, la responsabilité pour omission doit remonter jusqu’à ces bureaux et services ministériels. Tant les manquements étaient criants dans cette affaire que c’est la première fois qu’un Etat est condamné par la Cour pour la mort d’un détenu par suicide.

La décence des Etats de se conformer aux décisions de cette Cour, qu’ils ont eux-mêmes mis en place, contribuerait à désengorger la Cour. Cette instance est submergée par le nombre croissant des recours dont une bonne partie est due à la « récidive » des Etats, à savoir à la répétition des violations pour lesquelles ils, ou d’autres Etats, ont déjà été condamnés dans des affaires précédentes.

Il ne suffit pas de demander aux avocats et aux ONG de décourager les potentiels plaignants de saisir la Cour pour des griefs manifestement irrecevables (Voir l’article « Cour Européenne des Droits de l’Homme, ONG et représentants des requérants », http://bellaciao.org/fr/spip.php?article72749.) Les Etats doivent également assumer leurs responsabilités. L’article 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme prévoit un droit de recours devant les instances nationales qui vise à assurer le sanctionnement des violations de cette Convention d’abord par les Etats. C’est donc exceptionnellement que de tels recours devraient arriver devant la Cour. Mais cela suppose que ces instances « connaissent » et « appliquent » le droit de cette Convention.

Jurisprudence européenne relative au suicide des personnes en détention :

  • Keenan c. R..U., n° 27229/95, CEDH 2001-III
  • Edwards Paul et Audrey c. R.U., n° 46477/99, CEDH 2002-III
  • Younger c. R.U., n° 57420/00, CEDH, 2003-I (Décision)
  • Troubnikov c. Russie, no 49790/99, CEDH, 2005-VII

de Georgia Bechlivanou-Moreau

Juriste, auteur d’une thèse de doctorat en droit sur « Le sens juridique de la peine privative de liberté au regard de l’application des droits de l’Homme dans la prison », Université Paris 1