Aujourd’hui, à l’exception de dix établissements pénitentiaires où l’usage est très encadré, les personnes détenues dans les prisons françaises n’ont pas accès à Internet. Du moins légalement. Parce que les interdictions peuvent être contournées par certains en utilisant des clés 3G et en se connectant via un téléphone. Ce qui se fait, et parfois même avec l’acceptation tacite de l’administration, en particulier chez les longues peines et qui est apparu de manière assez rigolote il y a quelques jours quand un groupe de détenus de la prison de Montmédy, dans la Meuse, qui s’est notamment filmé donc en train de faire un Harlem Shake dans les couloirs et a posté la vidéo sur Youtube (même des pages Facebook de détenus).
Les arguments avancés par Jean-Marie Delarue pour justifier l’Internet dans les prisons sont au moins de deux ordres : préparer la réinsertion (en permettant aux détenus de se former, de chercher un emploi ou un logement) et garder un lien avec les proches. Bien sûr, Jean-Marie Delarue, et ceux qui militent pour l’Internet en prison, ne sont pas naïfs, cet accès devrait avoir lieu sous conditions : pas forcément pour tous les détenus, pas forcément tout le temps(en installant Internet dans les salles communes par exemple), et pas à tous les sites. Et avec surveillance des mails et courriers. Il faut noter que la France ne serait pas pionnière en la matière : Internet est déjà autorisé, sous condition, dans la plupart des états américains. En Norvège, tous les détenus ont accès à Internet, même dans leur chambre (des firewalls ont été installés). Aux Philippines aussi un accès est permis.
Les arguments qui vont à l’encontre de cette introduction sont de divers ordres. Pour certains, c’est une question de principe : pourquoi les détenus pourraient-ils profiter de ce dont on profite à l’extérieur ? C’est l’argument moral. Michel Mercier, ancien Ministre de la Justice sous Nicolas Sarkozy, avançait en son temps un argument pratique : l’absence de moyens humains et financiers pour mettre en place un contrôle efficace des communications numériques. D’autres arguments sont plus troublants, l’un cité par un très bon papier d’une étudiante de l’école de journalisme de Sciences-Po, provient de la vice-présidente du GENEPI (Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées), elle craint que l’introduction d’Internet en prison soit moins un outil améliorant la liberté de communication qu’un moyen de contrôle et de gestion de la population carcérale. Argument intéressant parce qu’il prend acte de ce que permet aussi l’Internet (le contrôle) mais aussi parce qu’on y retrouve ce qu’on a dit de l’introduction de la télévision en prison (autorisée par Robert Badinter) : qui permet d’occuper le temps, de maintenir un lien avec l’extérieur mais qui et aussi un outil de gestion des populations.
Je ne prétends pas trancher ce débat, mais j’ai fait récemment une expérience qui m’a frappé. Après l’enregistrement d’une émission, j’étais au restaurant avec un invité, un homme impressionnant : 52 ans, 17 ans de détention, sorti depuis 12 ans. On était au restaurant et au moment où le serveur est arrivé pour prendre la commande, j’ai vu comme un voile d’angoisse dans les yeux de mon invité. Cet homme qui était allé en prison pour un engagement violent certes, mais politique, qui s’était évadé, avait été repris, qui une fois libéré avait dirigé des associations, cet homme était angoissé par une situation banale. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, il m’a dit une chose que je m’imaginais pas, il m’a dit « ça fait 12 ans que je suis sorti et je suis toujours incapable de choisir un plat sur une carte de restaurant, alors je choisis comme mon voisin, et c’est pareil quand je dois me déplacer, prendre le train ou le métro ». Internet, ce n’est pas seulement le téléphone ou la télévision. Internet est un espace où on exerce sa décision. En permanence. Celle de cliquer ici ou là, de chercher ceci ou cela d’aller ici ou là. Si, à la limite, on peut admettre qu’on punisse quelqu’un en le privant temporairement de sa liberté, peut-on vouloir priver quelqu’un de sa capacité à faire des choix, même minuscules, ad vitam ? C’est peut-être cela qu’Internet pourrait éviter.