Introduction
Les prisonniers du XIXe siècle, particulièrement les condamnés de droit commun, nous ont laissé très peu de témoignages sur la façon dont ils ont vécu l’incarcération et subi leur peine [1]. À la différence des politiques qui, instruits, ont souvent pris la plume [2], leur prise de parole dans l’institution pénitentiaire est rare. Quand elle existe, relative à des crimes exceptionnels ou suscitée par des médecins et criminologues, elle s’exprime sous forme de mémoires et récits précieusement recueillis et publiés (Artières Ph., 2000), souvent intégralement, mais sans que l’on cherche toujours à analyser ce que les intéressés ont voulu dire en prenant la plume. Dans le sillage d’une histoire des représentations, l’intérêt s’est porté sur le discours comme enjeu de pouvoir, particulièrement autour du crime. L’écriture des prisonniers étant, par définition, sous contrainte, il paraissait peu utile, finalement, de s’interroger sur la signification des messages qu’ils nous ont laissés. Typique à cet égard a été le sort réservé au mémoire de Pierre Rivière dont la signification a été occultée au profit d’une analyse des discours divergents des aliénistes contemporains sur son interprétation (Foucault M., 1973) [3]. Encore plus rare est la parole des condamnés sur la prison (Carlier Ch. Et Wasserman F., 1992) comme sur son prolongement (la surveillance légale).
On trouve cependant, dans les dossiers pénaux, une correspondance dont l’intérêt a été récemment mis en valeur par les archivistes du Centre des Archives d’Outre-Mer (Krakovitch O., 1992, 1993 ; Clair S., 1992). À défaut de tels dossiers conservés pour le XIXe siècle dans les fonds bien lacunaires, sur ce plan, des centrales et prisons départementales, les dossiers des bagnards contiennent, pour cette période, de nombreuses lettres de condamnés à la transportation. Dans la documentation protéiforme laissée par le ministère de la Marine, chargé de l’administration des établissements pénitentiaires coloniaux, les dossiers des “ étrangers à la transportation ” (estampillés E. T.) nous intéressent particulièrement, car contenant les lettres de détenus dans les prisons de la métropole et exprimant leur désir d’être transférés à la Nouvelle-Calédonie ou dans d’autres colonies. Certes, nous sommes, avec ce corpus, apparemment très éloignés des usages de la lettre que les historiens interrogent depuis quelque temps (Chartier R., 1991). A fortiori, encore plus de l’écriture de l’intime qui intéresse la majorité des travaux portés à privilégier la correspondance littéraire. On est également très loin de ces « lettres perdues » (Artières Ph., Laé J.-F, 2003) retrouvées au hasard du démembrement d’archives privées, et permettant de saisir la solitude et la fragilité de gens ordinaires dans la banalité de leur vie quotidienne, exposée par bribes dans leur courrier. Si les biftons et autres écrits clandestins peuvent nous instruire sur la contre-culture des prisonniers (O’Brien P., 1982) ou nous aider à appréhender émotions et rêves des détenus, les lettres de condamnés écrivant aux ministères, par leur objet même, imposent une autre lecture. Par ailleurs, peu d’études ont exploré la correspondance plus ordinaire, d’ordre administratif notamment, qui oblitère le privé au profit du social et de la revendication dans le geste d’écriture (Lebrun-Pezerat P., 1991). Les lettres de détenus [4] utilisées ici s’inscrivent dans ce dernier registre. Pourtant, la requête administrative, relevant par essence d’une écriture très normée, témoigne aussi d’une résistance à l’institution pénitentiaire, si l’on veut bien porter attention aux demandes formulées et surtout aux arguments avancés pour les soutenir. C’est ce que nous voudrions montrer en étudiant un peu plus de 500 lettres retrouvées dans la première série des dossiers de ces étrangers à la transportation [5], écrites en majorité dans les années 1870 [6] par des hommes et des femmes incarcérés dans les centrales, les maisons d’arrêt ou de correction de l’ensemble du territoire [7].
Très souvent la requête adressée au ministre - de l’Intérieur ou de la Marine - est la seule pièce du dossier, ce qui ne surprend pas puisque la nature du fonds d’archives exploité implique, de fait, un refus des autorités. Comme notre objectif est seulement d’approcher les représentations des détenus sur leur peine et non de faire une étude exhaustive des demandes de transfert dans les colonies [8], le biais n’est pas dommageable. Les raisons du refus nous importent peu : il nous suffit d’avoir une correspondance susceptible d’éclairer, dans des conditions très particulières, le sentiment des détenus sur leur condition de prisonnier, condition qui ne se limite pas à la durée du séjour dans l’établissement pénitentiaire. Par-delà un art de la supplique très contraint par l’institution, se fait jour une mise en cause de cette dernière, interpellant l’historien sur la question de l’impact du séjour en prison dans le parcours de vie des condamnés. Ces représentations comme cette contestation de la prison par les détenus se donnent à voir directement dans la revendication de quitter la France [Première partie, 1] comme dans la façon dont cette demande est exprimée [Seconde partie, 2].
La revendication de l’exil : “ Un malheureux vient vous demander comme faveur de vouloir bien le faire déporter ” [9]
Obtenir la faveur d’être déporté...la formulation étonne d’autant plus que ces quelques mots sont écrits par un condamné venant de sortir du pénitencier. Il ne faut pas voir dans la référence à la déportation le sens de peine politique et, d’ailleurs, les prisonniers politiques de Belle Ile dont nous avons quelques lettres parlent eux de transportation quand il s’agit de rédiger leur demande pour aller dans une colonie. Derrière un vocabulaire incertain, se manifeste, pour une majorité de droits communs appartenant aux milieux modestes de la population, la volonté de quitter la métropole : “ en France je ne ferrais que végéter et mourir en prison ” [10]. Toutes ces lettres, et c’est la raison même de leur groupement archivistique, expriment le désir de s’expatrier. La volonté d’exil est d’abord et avant tout une fuite : il s’agit d’échapper à la prison et surtout à une vie qui, par les contraintes de la surveillance légale, ne peut que conduire immanquablement à la prison. Les suppliques adressées aux autorités disent avec force la volonté non seulement de sortir de l’enfermement mais également le désir de s’en sortir, de rompre avec un engrenage qui broie toute vie. S’expatrier apparaît comme la seule “ planche de salut ”. Écrites dans la cellule, derrière les murs, ces lettres témoignent d’un passé, expriment un espoir et disent la volonté douloureuse de se forger un avenir ailleurs puisque celui-ci est définitivement fermé en France. Le mirage de la colonisation soutient l’espoir d’échapper à la surveillance de la haute police et à la prison.
Refaire sa vie dans les colonies : “ il entrevoit une impossibilité complète de rester en France ” [11]
On imagine aisément les raisons du refus donné par les autorités à ces demandes. On lit certes les requêtes et celles adressées au Ministre de l’Intérieur sont régulièrement transmises à la Direction des Colonies du ministère de la Marine, seule compétente pour répondre, ce qui amène quelques suppliants à multiplier les courriers à l’administration. Mais, pour les destinataires, il ne fait aucun doute que derrière la supplique il y a surtout la volonté d’échapper à la dureté de la peine prononcée par les tribunaux : si quelques détenus en arrivent à commettre des crimes en centrale pour être condamnés aux travaux forcés et donc transportés en Nouvelle-Calédonie, c’est que la vie dans le pénitencier colonial semble bien plus supportable. Sans doute les lettres demandant de subir la peine ailleurs qu’en métropole sont-elles majoritaires : 60 % des détenus écrivent dans l’objectif d’échapper à la réclusion en centrale, qu’ils subissent déjà cette peine ou qu’ils s’apprêtent à quitter la maison de justice, venant d’apprendre le verdict qui les frappe. Mais une forte minorité - quatre détenus sur dix - ne cherche pas à échapper à la sévérité de la peine : proches d’être libérés, ou subissant un emprisonnement de quelques mois en maison de correction, beaucoup veulent quitter la France pour échapper à la surveillance légale et refaire leur vie ailleurs. La variété même des termes utilisés en témoigne : on désire être transporté, déporté, expulsé, expatrié, envoyé comme colon à la Nouvelle-Calédonie...à l’expiration de sa peine. Dans cette perspective, on souhaite le plus souvent obtenir des facilités de voyage : “ me fournir les moyens nécessaires pour passer à l’île de la Guadeloupe ”, “ m’accorder une place gratuite sur quelque vaisseau pour faire la traversée de France en Nouvelle-Calédonie ”... N’ayant pas de fortune, disposant à la sortie de prison d’un maigre pécule, les détenus en instance de libération savent qu’ils n’auront pas les moyens de quitter la métropole, n’ayant même pas, bien souvent, de quoi payer le voyage au port d’embarquement. Aussi demandent-ils un “ passage gratis ”, sur un “ vaisseau de l’Etat ”, une place dans le prochain convoi de transportés, un transport aux frais du gouvernement quitte à offrir de travailler à bord, pendant la traversée.
La diversité des destinations demandées comme les motivations avancées - retrouver une position, reconstituer une famille - témoigne bien d’une volonté de refaire sa vie loin de la métropole.
En Nouvelle-Calédonie ou ailleurs : “ que je sois dirigé sur une colonie quelle qu’elle soit... ” [12]
Les connaissances géographiques sont parfois approximatives. Tel condamné à 20 ans de travaux forcés, ayant pourtant servi neuf ans dans la marine d’État, demande que sa femme, également condamnée, le suive au bagne à... la Nouvelle-Orléans. On comprend aussi que l’abandon de la Guyane comme lieu de transportation à la fin du Second Empire ait valu à la Nouvelle-Calédonie l’appellation de Nouvelle Guyane. Compte tenu de la date de la correspondance analysée, il est attendu que la Nouvelle-Calédonie vienne en premier parmi les souhaits formulés : trois prisonniers sur quatre la désignent expressément comme objet de leurs rêves.
C’est naturellement la destination privilégiée par les réclusionnaires subissant leur peine en prison : 82 % manifestent ce choix. Les quelques lettres citant Cayenne ou la Guyane datent en majorité du Second Empire et émanent de militaires ou de femmes désirant suivre leur mari, ainsi que de quelques condamnés à de courtes peines attirés par le mirage de la concession de terre offerte aux libérés. À partir de la fin des années 1860, l’immense majorité des prisonniers désirant échapper aux murs des centrales et maisons de correction demandent à aller dans un pénitencier de la Nouvelle-Calédonie. On veut “ aller subir sa peine ” dans cette colonie. Tout juste suggéré, le désir d’avoir des conditions de détention plus douces, faisant place à un peu de liberté, est évident. On se dit heureux de pouvoir “ échanger ” le reste de la peine à subir contre la déportation, “ de la même manière et avec toutes les conséquences qu’entraîne la peine des travaux forcés, c’est-à-dire à être transporté à la Nouvelle-Calédonie ”•. On le demande comme une “ immense faveur ”. Toutefois d’autres destinations sont envisagées. Pour une part, il s’agit de quelques Communards en détention à Belle Ile et signant une requête recopiée à l’identique sur laquelle figure la demande d’une “ transportation dans une Ile de nos possessions, soit dans l’un des groupes de la Martinique ou de la Guadeloupe, soit dans les Iles St Louis, St Anne, L’Hattes, St Maurice, St Pierre (Direction de St Laurent du Maronge), dans la Guyane Française, soit encore en Algérie ” [13]. Quelques réclusionnaires souhaitent également être transportés ailleurs : des femmes subissant les travaux forcés dans les centrales se disent prêtes à partir pour Cayenne et des hommes, envisageant leur avenir à l’expiration de la peine, ayant des connaissances en Guyane, émettent le même vœu. Ajoutons que les marins, condamnés par les tribunaux militaires, n’apprécient guère l’exil intérieur dans les centrales et écrivent pour être placés dans un pénitencier maritime, sans plus de précision, espérant certainement aller ainsi à la Nouvelle-Calédonie. Il est clair que les détenus expiant une longue peine en centrale ont le désir de s’évader ainsi légalement, pourrait-on dire, de leurs dures conditions d’incarcération. Ils savent également qu’ils ont peu de chance d’obtenir satisfaction et tentent de ruser en proposant leur demande en vue de la libération future, se disant heureux si le gouvernement voulait bien la satisfaire... par anticipation [14].
Pour les condamnés à de courtes peines ou les libérables, le choix est plus varié dans la mesure où le projet de refaire sa vie à l’étranger est plus concret, nettement plus immédiat, et, en principe, non lié à l’existence d’un établissement pénitentiaire outre-mer. Souvent le lieu importe moins que l’exil lui-même : “ l’essentiel est que je sois déporté ” [15]. Alors on accepte n’importe quelle colonie, même “ la plus mauvaise ” [16], ou bien on laisse à l’administration, le plus fréquemment, le soin de choisir : il suffit au ministre de “ donner ordre de le faire transporter dans une des colonies françaises d’outre-mer, que vous jugerez convenable ” [17]. La désignation d’une colonie précise s’inscrit naturellement dans la géographie de l’empire colonial français de cette époque, compte tenu du savoir acquis par les détenus sur cette question, dans les conditions que l’on sait : c’est donc sans surprise que la Nouvelle-Calédonie vient là encore en tête, mais dans une proportion légèrement inférieure (76 %) à celle des réclusionnaires désireux d’y subir leur peine. En seconde position se trouve la Guyane : on espère y obtenir une concession gratuite de terrain par assimilation à la catégorie des forçats libérés, certains ayant des liens familiaux avec ceux-ci, voire, pour quelques-uns, sont revenus en France après avoir été bagnards et veulent retourner à Cayenne faute de pouvoir se réinsérer en métropole. Saïgon et la Cochinchine, l’Algérie, le Sénégal sont également, mais plus rarement, demandés. Manifestement, dans le libellé même de la requête - obtenir son transport comme colon ... est une formule qui revient constamment -, ce qui importe avant tout c’est de pouvoir refaire sa vie dans une des colonies disponibles et, pour ces détenus ayant longuement discuté entre eux de l’avenir à la sortie de prison, la Nouvelle-Calédonie concentre tous les espoirs. Si les arguments et motivations avancés pour le justifier sont fortement déterminés par la démarche administrative, on ne peut nier le désir de se faire une position dans la société coloniale et de retrouver un milieu familial ou social autorisant un projet de vie que l’on croit désormais impossible en métropole.
Retrouver une position comme colon : “ ... me créer une position honorable dans cette colonie ” [18]
Pour les libérables - mais pas seulement, car même si cela est rarement exprimé, on ne peut écarter une vision d’avenir pour ceux qui d’abord cherchent de meilleures conditions de détention - le désir de commencer une vie nouvelle, de “ se créer une petite position qu’il ne pourrait désormais obtenir en France ” [19] revient constamment dans les requêtes. Ayant une forte conscience du handicap causé par la condamnation sur leur avenir en métropole, ils pensent pouvoir tenter leur chance dans une colonie. De fait, une condamnation ferme les portes à un certain nombre d’activités exercées antérieurement : commerçants, marins, membres de professions libérales doivent se reconvertir, et même parmi les travailleurs de la terre - nombreux parmi les réclusionnaires -, l’avenir est compromis, du moins pour ceux qui se trouvaient à la tête d’une exploitation qu’ils ne peuvent évidemment plus retrouver à leur libération. L’exil est alors perçu comme une des solutions pour retrouver un métier, exercer une activité régulière, bref reconquérir une position dans la société et avoir un avenir. Anna Chenot, condamnée à 12 ans de travaux forcés et encore à la prison de Saint-Lazare avant son départ pour la centrale espère un transfert en Nouvelle-Calédonie car, dans cette colonie, elle pourra “ se créer une position par son activité au travail. Joint à quelques ressources qui lui permettront de se créer un petit commerce, elle pourra, par elle-même, pourvoir à son existence, assurer son avenir, afin de pouvoir terminer sa vie honorablement ” [20]. Même si la précision est donnée pour obtenir une réponse favorable, on peut croire à la sincérité de ceux qui affirment vouloir rester en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie jusqu’à la fin de leurs jours, devenir “ colon à perpétuité ” comme l’écrit un suppliant [21].
Ce désir est sans doute commun à tous les émigrants et constitue pour une part un des ressorts du peuplement des colonies. Pour avoir une chance de le satisfaire, les prisonniers doivent dresser d’eux le portrait du bon colon. Ils s’inscrivent dans la mission colonisatrice de la France, ne serait-ce que par l’utilisation fréquente du vocable colon - plus d’une demande sur dix pour les libérables. Plus directement, certains veulent participer à l’œuvre coloniale. Un tel veut “ améliorer [sa] position en faisant tous [ses] efforts pour aider à la colonisation de nos possessions océaniennes ” [22]. Un autre croit pouvoir “ se rendre utile en travaillant au progrès de la colonisation de cette partie de la France ” [23]. Au-delà des formules, destinées à flatter une administration qui officiellement développe l’idée d’une mission colonisatrice de la transportation pénitentiaire, quelques-uns décrivent plus précisément des projets de mise en valeur de ces pays neufs où ils veulent être conduits. Jean Baptiste Benesteau, condamné à 8 ans de réclusion en 1878, demande, en 1880, à ce que sa peine soit assimilée aux travaux forcés pour aller en Guyane. Tout en faisant étant d’un séjour antérieur en ce pays (de 1852 à 1865 ; “ je connais les établissements pénitenciaires qui y ont été établis... ”) , il traite longuement des possibilités que recèle ce territoire :
“ je dois dire que si à la Guyane on avait voulu on aurait fait et établi des centres agricoles et industrielles, mais je dois dire que personne n’y a sérieusement pensé.
Car il y a des bois de toutes les essences propres aux constructions navales et autres, des bois pour la menuiserie, l’ébénisterie et la marqueterie qui étant débité avec une scierie on pourrait en chargé des milliers de navires si à la Guyane il y avait une colonie de travailleurs intéressés ayant à leur tête un chef d’exploitation sérieux et bien entendu et qu’il aurait un outillage convenable. les condamnés au lieu d’être à la charge de l’état pourrais au bout de quelques années subvenir à leur besoin et rapporter à l’état.
A part l’exploitation des bois, il y a les productions du pays, tel que riz, café, poivre, cacao, canne à sucre, catamiers, ricin, et autres productions, on pourrait établir quelques voies carrossable d’une ville à une autre et relié les dits villages au siège du Gouverneur à Cayenne. En un mot on peut faire beaucoup à la Guyane, mais il faut une volonté ferme, l’espace me manque pour décrire tous les avantages que l’on peut tiré de ce sol vierge, puis on opérant des sondages on y découvrirai sans nul doute des métaux précieux.... ” [24].
Tous les requérants soulignent naturellement leur aptitude physique et leurs compétences professionnelles. “ Je suis âgé de 32 ans, je n’ai jamais été malade et j’ai le plus vif désir de quitter la France ” [25]... voilà un exemple de formulation souvent répété. Comme les détenus sont en majorité des hommes jeunes, il n’est guère difficile de satisfaire aux critères de la Direction des Colonies sur ce point. La question se pose uniquement pour les plus âgés ou...les plus jeunes. Les premiers contestent leur mise à l’écart en raison d’un âge trop avancé (le seuil admissible semble être fixé à moins de 40 ans), arguant de leur vitalité physique. On voit même un détenu âgé de 64 ans protester contre son maintien en centrale et demander son transfert en Nouvelle-Calédonie, car “si on veut tenir compte de la robuste constitution dont il est doué, on comprendra qu’il doit être classé dans un service actif ” [26]. Les plus jeunes font état de leur maturité, et tel jardinier de Lyon - ayant participé à la Commune en cette ville - défend l’idée qu’à 18 ans, il a “ l’âge le plus convenable pour s’acclimater dans les pays intertropicaux. Beaucoup plus jeune, le corps est trop faible, trop sujet à recevoir les contre-coups et les influences souvent pernicieuses d’un changement brusque de climats entièrement différents. Trop âgé, les habitudes sont prises, le corps est façonné à vivre dans un milieu déterminé et si cet homme vient à changer brusquement de climat, l’équilibre est rompu entre lui et la nature, entre son être et les circonstances extérieures au milieu desquelles il vit, et de cet état anormal, il peut résulter pour lui les plus grands dangers.
De 17 à 30 ans, voilà l’âge le plus propice pour l’émigration dans les régions torrides ” [27].
Tous les requérants ont un corps robuste, une forte constitution et même s’ils ont été exemptés de service militaire - on peut difficilement le taire dans ce type de démarche - ils se considèrent comme parfaitement en forme physiquement. D’ailleurs ils n’ont jamais été malades, si l’on excepte les réclusionnaires qui veulent quitter la centrale pour... raison de santé.
Presque tous sont aptes aux travaux agricoles que nécessite la colonisation. Les cultivateurs et autres travailleurs de la terre, nombreux parmi les condamnés aux assises et donc à la réclusion, n’ont guère besoin d’argumenter sur ce point : il leur suffit de rappeler leur activité antérieure. Certains, parmi les plus instruits, mettent cependant en valeur leurs mérites en ce domaine, en évoquant les primes obtenues dans les comices et autres concours agricoles. Eugène Prevel, condamné à 5 ans de réclusion en 1873, prie le ministre de l’Intérieur de bien vouloir “changer [sa] peine en celle d’une déportation perpétuelle ”. Il se pose en horticulteur distingué (il a obtenu sept premiers prix de comice...) et offre de fournir gratuitement graines et semences pour les terrains qui lui seraient concédés [28]. Pour les condamnés appartenant aux professions libérales et intellectuelles, la référence aux compétences manuelles est indirecte, par le rappel de l’enfance ou de la famille. Tel huissier condamné à 2 ans de prison en 1873 “ s’expatrierait soit à la Nouvelle-Calédonie soit dans n’importe quelle colonie ” et se défend à l’avance de son incompétence : “ fils de cultivateur, élevé dans la culture qu’il a pratiquée exclusivement jusqu’à sa 21e année, il est parfaitement au courant de la manière de cultiver toutes les plantes que produisent la Somme et les départements environnants et notamment les plantes industrielles telles que la betterave, le lin et autres ” [29].
Quant au directeur de l’Echo commercial et agricole, condamné en 1864 par le Tribunal de la Seine à 5 ans de prison, il peut montrer sans difficulté qu’il serait plus utile à la Nouvelle-Calédonie qu’en centrale : “ il pourra être utile au gouvernement de l’Empereur par ses connaissances agricoles tandis que dans une maison centrale ses connaissances resteront infructueuses et stériles pendant cinq années.
Fils d’agriculteur, il a fait des études pratiques et spéciales sur la culture des céréales ; sur les graines oléagineuses et sur les racines alcooliques ; sur le croisement et l’élevage des races chevalines, mulassières, bovines, ovines et porcines. Enfin sur la chimie agricole si utile à l’agriculture, pour faire d’une manière sûre et profitable l’application des amendements et des stimulants.
Il a fait des études agronomiques sur la culture du coton, du tabac, de la canne à sucre et autres produits exotiques.
Par ces connaissances acquises à l’école de l’adversité, il espère être utile à la colonisation de la Nouvelle-Calédonie... ” [30].
À défaut, les compétences intellectuelles trouveront à s’employer, outre-mer, dans les bureaux ou les écoles. On aura également besoin d’ouvriers qualifiés et quelques requérants peuvent sans peine demander à être assimilés “ aux ouvriers d’art destinés à être déportés en Nouvelle-Calédonie ”, comme le souhaite tel ancien conducteur de travaux de chemins de fer et architecte, réduit à l’inactivité dans la centrale d’Eysses [31]. Prenant au mot les promesses faites dans les textes réglementant la transportation, des libérables pensent trouver ainsi aisément une position dans les emplois de service de la colonie dont on suppose qu’ils sont donnés en priorité aux anciens condamnés :
“ Je sais que dans les Colonies pénitentiaires, à la Nouvelle-Calédonie, comme autrefois à Cayenne, des condamnés libérés ont été et sont encore employés par les Gouverneurs, soit à titre de piqueurs dans les Ponts et Chaussées, de tailleurs, soit à titre de domestiques, des autres dans les hôpitaux et autres établissements publics... ” [32].
Il y a sans doute beaucoup de formules convenues dans de tels arguments. Et l’on ne s’étonne guère de retrouver la référence rituelle au retour à l’honnêteté promis par un travail assuré dans la colonie : le suppliant, “ désirant quitter la France et [se] régénérer dans un pays lointain ” [33], exprime son “ vif désir de racheter son passé et de se régénérer dans une société lointaine ” [34], et “ tous ses efforts à l’avenir tendront à redevenir un honnête homme ” [35]... La flatterie à l’égard des autorités mettant l’accent sur l’amendement en terre coloniale est évidente. Elle est d’ailleurs peut-être suggérée par des gardiens ou greffiers de la Centrale tenant la plume des prisonniers. Pourtant, on aurait sans doute tort de ne pas y voir le désir profond d’une nouvelle vie, rendue possible par la rupture avec un milieu social qui “ fermait toutes les portes ” de l’avenir pour ces condamnés. À la lecture de ces lettres purement administratives, on devine le drame de ces prisonniers confrontés à la rupture des liens familiaux et sociaux constituant la trame de leur existence, leur raison d’être. S’exiler c’est aussi chercher à retisser des liens nouveaux pour envisager l’avenir.
Retisser le lien social : “ Je suis seul au monde, ni famille, ni biens, ni asyle ; je vous prie donc d’autoriser mon transferrement... ” [36]
Être seul au monde, n’avoir ni parents ni amis, c’est au premier abord une formule destinée à apitoyer le destinataire : on espère qu’il sera touché par la détresse du suppliant et qu’il hésitera d’autant moins à donner une réponse positive que l’absence de tout lien de parenté en France peut être considéré comme un gage de réussite outre-mer. Comment refuser à celui qui se dit “ sans parents, se trouvant célibataire et seul au milieu de la société ” [37] ? Ou à tel autre qui “ sans famille ... désire devenir le fils soumis de l’Etat ” [38] ? Être orphelin est un argument toujours mis en avant, considéré comme une motivation suffisante pour aller “ faire sa résidence ” en Nouvelle-Calédonie ou en Guyane : “ elle est orpheline, et qu’en cette raison elle désirerait passer dans les colonies ” [39]. On sait que le gouvernement donne des facilités aux orphelins pour l’émigration et l’on demande à en bénéficier : en 1882 deux détenus d’Arras, veulent partir “ avec des Orphelins de Paris ” en Nouvelle-Calédonie. Et le jardinier de Lyon déjà cité, Benjamin Gosme [40], offre de... se marier avec une orpheline pour donner plus de chance à sa demande !
On ne peut guère douter de la véracité de la situation familiale avancée, les détenus n’ignorant pas les moyens de vérification de l’administration sur ce plan. La perte des parents est un fait avéré pour nombre de condamnés appartenant aux couches les plus pauvres de la population et l’on peut comprendre le désir d’échapper à la solitude en métropole et qui sait - les autorités affirmant elles-mêmes faciliter le mariage des libérés des pénitenciers coloniaux - fonder une famille outre-mer. L’exil souhaité met aussi en lumière les drames familiaux qu’entraîne une condamnation à l’emprisonnement. Bien que personnelle, la peine affecte la famille du condamné : le prisonnier supporte mal la séparation et se trouve souvent rejeté par sa famille et ses relations. Autant de raisons qui poussent à vouloir s’expatrier.
Plusieurs demandes expriment cette douleur de la séparation d’avec les proches et visent à l’éviter en formulant l’espoir que l’épouse - souvent condamnée en même temps que son mari - pourra accompagner ce dernier aux travaux forcés. Albert Cohen de St Opportune, greffier de la prison Saint-Lazare sous la Commune de Paris, et condamné aux travaux forcés à perpétuité pour usurpation de fonctions, ne demande pas autre chose au ministre de l’Intérieur : “ que vous l’autorisiez à emmener avec lui dans la Nouvelle-Calédonie son épouse qui veut à toute fin suivre son mari et partager son sort malheureux et l’attacher par lui au sol qui lui sera octroyé. Ce faisant, Monsieur le Ministre, vous ferez acte de justice et obligerez deux êtres tellement unis d’amitié qu’ils n’en font qu’un ” [41].
La condamnation fait prendre conscience du dénouement à venir de la famille, cette dernière ne pouvant plus compter sur celui qui la faisait vivre. Tel condamné à la réclusion espère qu’en étant transféré à la Nouvelle-Calédonie il pourra se faire accompagner de sa femme et ses enfants et les mettre ainsi à l’abri du besoin : “ Que pendant sa longue captivité dans une maison centrale de France, il ne pourra leur venir en aide et aider sa femme à élever quatre orphelins déshonorés... [il vient donc solliciter d’] être envoyé en Nouvelle Calédonie où sa femme et ses enfants le suivraient pour s’y établir et mettre à l’abri du besoin une famille ” [42].
Les mères supportent très douloureusement la rupture avec leurs enfants. Elles sont nombreuses à justifier leur demande de transfèrement en Nouvelle-Calédonie pour ce motif, espérant pouvoir être accompagnées de leurs enfants en bas âge comme cette condamnée aux travaux forcés à perpétuité subissant sa peine à la centrale de Montpellier : “ je n’ai que ce seul bonheur au monde, d’être séparée de mon enfant me fait une grande peine... je n’aurai plus le souci et l’inquiétude de laisser mon enfant aux étrangers ” [43]. Frappée d’une condamnation identique, une détenue de la centrale de Rennes évoque son enfant mis à la charge de son père vieux et infirme, et, consciente d’avoir perdu “ l’espoir de jamais retourner près de [sa] famille ”, demande à “ quitter la France ” pour la Nouvelle-Calédonie, seule solution pour elle de retrouver son garçon : “ Ah je vous en supplie, Monsieur le Ministre, daignez s’il est possible, ne pas m’ôter le dernier espoir qui puisse me rester dans cette malheureuse position. Là au moins, je pourrais prodiguer mes soins à mon pauvre petit garçon... ” [44].
Pour d’autres, le transfèrement sollicité vise à renouer avec des proches se trouvant dans les bagnes coloniaux : “ Je viens solliciter de votre bienveillance la faveur de subir ma peine à la Nouvelle-Calédonie afin d’être auprès de mon père et de mon Frère ” [45]. C’est souvent d’ailleurs la seule famille qui reste à ces condamnés comme pour cette femme souhaitant être conduite à Cayenne, auprès de son père, de son frère et de sa sœur : “ Privée de ma mère dès l’âge le plus tendre, dépourvue de tout moyen d’existence, je ne puis m’empêcher de jeter sur l’avenir un regard d’inquiétude car le malheur qui me frappe si vivement le brise à jamais... c’est la seule planche de salut que j’ose espérer après un tel naufrage... ” [46].
Des autorités insensibles peuvent douter de ces sentiments familiaux, exprimés pour échapper à la dure condition de la centrale. Mais ils n’en restent pas moins réels, sincères quand on voit, par exemple, des libérables demander la faveur d’aller rejoindre un proche dans une colonie pénitentiaire, comme le fait ce jardinier quelques mois avant de quitter le pénitencier corse de Castelluccio : “ [Je veux]...secourir mon pauvre père vieux et infirme, éloigné de sa famille et devant y [déporté à la Nouvelle-Calédonie] finir ses jours, je serais heureux de pouvoir lui fermer les yeux à sa dernière heure... ” [47]. On peut d’ailleurs penser que ces sentiments sont d’autant plus forts que ce sont bien souvent les seuls membres de la famille avec lesquels les prisonniers arrivent à conserver quelques rapports lointains, car, fréquemment, la condamnation, par le déshonneur qui l’accompagne, brise les liens de famille.
Le condamné en a le premier conscience, persuadé d’avoir déshonoré sa famille tout entière. Le sentiment est particulièrement exprimé par les militaires et les notables. Un ancien sous-officier du 2e régiment de Zouaves, sur le point de quitter la prison de Mazas pour une condamnation de 3 mois seulement, estime que celle-ci justifie entièrement son départ pour la Nouvelle-Calédonie : “ Je n’avais jamais encouru de jugement et celui que j’ai subi me fait un devoir, pour ma famille, de m’expatrier en m’éloignant librement de France ” [48]. Les termes et expressions utilisés révèlent bien la force de ce sentiment de l’honneur : on souhaite ardemment que les membres de la famille “ n’entendent plus parler ” de celui qui “ a souillé le nom ” qu’elle a donné au condamné. Le mieux est encore de partir pour “ apaiser les tourments ” d’une famille “ douloureusement atteinte par la punition que je subis ” [49]. Un détenu de Loos, probablement ancien professeur ou comptable, met au premier de ses motivations cet argument : “ Fils d’un officier supérieur, neveu d’un médecin major de la Marine, professeur de chimie, mort il y a un peu plus de vingt ans à Toulon... j’appartiens à une famille très honorable pour laquelle mon éloignement serait un véritable soulagement. Atteint par une condamnation très lourde je n’ai qu’un seul but : parvenir, même au prix des plus grands sacrifices, à me relever, en cherchant sur une terre lointaine une existence nouvelle, laborieuse mais honnête ” [50].
Mais le souci de la réputation et de l’honneur n’est pas l’apanage des seuls notables. Il est exprimé chez les plus pauvres avec des termes différents et, quand les mots manquent pour le dire, par l’évocation de situations dramatiques, lorsque le détenu croit par exemple avoir causé, indirectement, la mort d’un proche.
Il est certain qu’en avançant ce motif de départ les prisonniers font écho à un sentiment très partagé par leur famille. L’administration pénitentiaire elle-même en a conscience : dans le règlement de la correspondance en vigueur à la centrale de Beaulieu, un article prescrit que “ Les familles qui voudraient cacher au public qu’elles ont des parents détenus peuvent adresser leurs lettres au Directeur pourvu qu’elles les affranchissent ”. Au moins une des requêtes de notre corpus a été écrite à la demande de la famille elle-même : “ Fils d’une honorable famille, mon père ancien chef de comptabilité à la Mairie de Reims, désirant me voir changer de conduite, m’a fortement engager à vous adresser cette requête ” [51]. Nombreux sont les témoignages d’un rejet pur et simple et d’une rupture complète. Ainsi de cette jeune femme de 22 ans, condamnée à 6 ans de réclusion pour un vol avec effraction - un vol mineur selon elle : 35 francs et quelques effets de femme - qui voit, trois semaines après sa condamnation, son “ avenir... perdu ” : “ depuis que je suis condamné més Parents ne veulent plus me regardé et me renie pour leur fille et même mes frères et soeurs ne me regarde plus et me renie aussi pour leur sœur... ” [52]. Cette mise à l’index, douloureusement ressentie par les prisonniers qui en sont victimes, explique le désir de s’expatrier : “ J’ai une quinzaine de jugements, ma famille m’a tourné le dos, et je n’ai plus en perspective que la prison ” [53]. Outre la perte des liens familiaux, l’absence, en conséquence, de soutien et d’aide à la sortie de prison renforce encore le désir de quitter un pays où l’on n’a plus d’attaches.
D’autant que la “ répulsion ” dont le condamné est l’objet s’étend souvent aux relations amicales et professionnelles. L’infamie de la peine est, aux yeux des détenus, un puissant obstacle à la réinsertion dans le milieu social antérieur : “ attendu que ses antécédents judiciaires ne lui permettent plus non seulement de se présenter, mais lui interdisent même l’accès de toute personne honnête ” [54]. Le libérable ne voit qu’une solution, celle d’aller dans un pays nouveau où son passé est inconnu : “ n’ayant pas la crainte d’être un objet de mépris et de répulsion, vivant dans un milieu qui ne saurait rien lui reprocher ” [55], il peut espérer construire une vie nouvelle.
Là encore, le motif se prête au stéréotype et se trouve d’ailleurs répété dans un modèle de lettre utilisé par un écrivain de la centrale de Beaulieu. Mais si l’on veut bien regarder les lettres les plus authentiques, écrites par les détenus eux-mêmes, on ne peut qu’être sensible à la détresse exprimée. Que les lettres analysées soient construites en vue de soutenir une requête n’empêche pas que les arguments utilisés reflètent la représentation que se font les détenus de leur condition et de l’opinion à leur égard comme des possibilités d’y faire face. À lire ces lettres on devine combien les détenus concernés sont à l’affût de toutes les occasions et de toutes les possibilités offertes pour fuir une double réalité, celle de la condition pénitentiaire et celle de la surveillance légale. La connaissance des nouvelles lois - comme le décret du 24 mars 1866, relatif au mariage des transportés et évoquant incidemment les condamnés des centrales envoyés à leur demande à la Nouvelle-Calédonie -, l’information rapidement diffusée sur les départs des navires vers cette destination, les questions posées aux visiteurs (inspecteurs ou représentants des commissions de surveillance), la supputation que les amnisties politiques vont libérer des places dans les lieux de déportation, tout cela montre combien on espère pouvoir quitter la France pour s’expatrier. La force de cette revendication est ainsi un acte d’accusation contre ce que l’on veut fuir : la condition pénitentiaire certes - toutefois la nature même de la démarche administrative réduit la portée de sa critique-, mais surtout les difficultés de la vie après la prison, du fait des contraintes imposées par la surveillance légale.
Fuir la surveillance légale : “ il n’attribue la cause de sa rechute qu’au stigmate indélébile de la surveillance dont il est couvert ” [56]
Dans le courrier reçu par les ministères de l’Intérieur et de la Marine, 40 % sont le fait de prisonniers s’inquiétant de la situation qu’ils vont devoir affronter à la sortie de la centrale ou de la maison de correction. Le pourcentage est un minimum car on peut penser - et nous y avons déjà fait allusion - que les demandes de transfert pour subir la peine à la Nouvelle-Calédonie ont également cet objectif : en tout cas plusieurs y font référence dans leurs motivations. Mais, généralement, l’inquiétude se manifeste quelques mois avant la date d’expiration de la peine. Pour les détenus dont nous connaissons précisément cette date - à peine une centaine - nous pouvons constater que la majorité (55 %) s’en préoccupent dans les trois mois avant leur libération. Un sur cinq y pense déjà six mois à l’avance. À lire ces lettres, on est frappé par la justification immédiate donnée à la demande : pour beaucoup on veut partir à la Nouvelle-Calédonie pour y faire “ sa résidence obligée ”, “ purger sa surveillance ”, “ écouler sa surveillance ”. Bref on désigne à l’administration le lieu de résidence à sortie de prison, ainsi que la réglementation sur la surveillance de haute police l’exige, et l’on propose une terre lointaine... alors qu’on serait en droit d’imaginer la joie du prisonnier à retrouver son cadre de vie antérieur et ses proches. En fait, à la satisfaction de quitter la prison se mêle l’anxiété de l’avenir, anxiété liée à la surveillance policière dont il va désormais faire l’objet. Ce détenu de la centrale de Clairvaux le dit très bien, deux mois avant sa sortie : “ Le captif qui trace ces lignes verra s’ouvrir les portes de sa prison le 22 octobre prochain. Si sa joie est grande lorsqu’il songe à la liberté, son anxiété est grande aussi, lorsqu’il pense à l’existence si malheureuse des condamnés libérés qui ont l’infortune d’être placés sous la surveillance de la haute police ” [57].
Le fait est que la justification majeure donnée par les libérables pour s’exiler est d’échapper à la surveillance légale. Typique est la lettre de ce condamné à 5 ans de réclusion, demandant, dès son arrivée à la centrale de Beaulieu, à être transféré en Nouvelle-Calédonie “ afin de se soustraire aux humiliations et aux vicissitudes réservées aux libérés assujettis à la surveillance il a résolu de s’expatrier ” [58]. C’est que les difficultés de réinsertion seront telles que l’on préfère autant commencer à quitter le pays dès le début de la peine. Ne voit-on pas également d’anciens bagnards, revenus en France, demander à retourner en Guyane ou Nouvelle-Calédonie pour échapper à la surveillance en France ? C’est le cas d’un détenu de la maison de correction de Montpellier, condamné pour rupture de ban (infraction à la surveillance) en 1881 : “ Le nommé Boudet viens solicitee de votre bienveillance la déportation attendu que depuis soixante quatorze que je suis rapatrié de la Guyanne Française après y avoir subi une peine de huit ans de déportation pour cause de rupture de ban. Je viens soliciter prets de votre Excellence une nouvelle déportation attendu que depuis ma rentrée c’est la quatrième rupture de ban que je subis n’ayant aucun asile a me retirer ” [59].
Réquisitoire contre la surveillance légale :“ cette éternelle chaine de la surveillance ” [60]
Un autre ancien bagnard, à la prison de Beauvais en 1873, fait en quelques mots un constat qui est, au fond, un réquisitoire implacable contre la surveillance de la haute police laquelle, pour lui, est perpétuelle : “ Rentré de la Guyane française depuis trois ans, il m’est impossible de rester libre ” [61]. Pour ces libérés, il y a antinomie complète entre la liberté et le régime de contrôle policier auxquels ils sont astreints. Ils n’ont pas de mots assez forts pour dénoncer ce régime de la surveillance légale.
Ce dernier a pour premier effet de prolonger la peine en stigmatisant l’ancien prisonnier : “ sur mon front était écrit surveillance de la haute police, chose si infâme ” [62]. Il est “ montré du doigt ”, “ marqué du sceau réprobateur de la justice ” [63]. “ Mal regardé ”, il est marqué d’une “ tache qui vous suis partout et que tout le monde sait ” [64].
Fermant “ les portes et les cœurs...cette terrible surveillance viendra l’accabler de tout son poids ” [65]. Dès lors il n’est pas étonnant que, sous la plume des requérants, la surveillance soit associée au retour obligé à la prison. Elle expose “ celui qui a eu le malheur d’en être atteint à devenir un pilier de prison ” [66], à être constamment interné, à ne pouvoir choisir qu’entre le malheur - la misère, le délit - et la prison, n’offrant comme seule alternative que celle de “ mourir de faim ou de retourner en prison ” [67].
Les mécanismes de l’exclusion :“ il m’est impossible de rester libre ” [68]
Les prisonniers n’ont guère de mal à nous révéler les mécanismes du rejet dont ils sont victimes. L’histoire du régime de la surveillance est peu connue (O Brien, 1988, p. 239-257 ; Moroz X., 1999). Jusqu’aux années 1870, elle est caractérisée essentiellement par une sorte d’assignation à résidence, les libérés étant astreints à séjourner dans un lieu qui leur est fixé par le ministère de l’Intérieur, leurs déplacements étant contrôlés, avec visa sur un passeport spécial par les autorités administratives et policières. Gendarmes et policiers ont les dossiers de ces surveillés - avec “ une notice individuelle des repris de justice ” relevant leurs traits physiques et la liste de leurs condamnations - dont ils vérifient périodiquement les résidences effectives. Naturellement, la résidence demandée - même quand elle n’est pas évidemment celle de la commune où a été commis le crime ou le délit - est rarement obtenue, surtout si elle est celle d’une grande ville. C’est parfois un argument utilisé pour exiger un départ pour la Nouvelle-Calédonie comme le fait, avec dérision, ce détenu de Beaulieu : “ à la veille d’être libéré de Fontevrault il y a quelques mois, il demanda à fixer sa résidence à Nîmes (Gard) et fut envoyé à Caen (Calvados) où n’ayant pu trouver des moyens d’existence, il rompit son ban et fut condamné en 13 mois de prison... puisqu’il est loisible à l’autorité administrative de l’envoyer à Caen lorsqu’il désire se rendre à Nîmes, il sollicite instamment d’être transféré à la Nouvelle-Calédonie et s’y fixer à l’expiration de sa peine ” [69].
Arrivé à sa résidence obligatoire, le libéré est donc placé sous contrôle policier, lequel ne peut rester inconnu à la population environnante, ne serait-ce que par l’avis donné aux autorités et aux informateurs habituels des gendarmes et des agents de police. Sans compter que ces derniers peuvent stigmatiser - pour des raisons diverses : surveillance tatillonne, crainte d’une récidive, ou même, à l’opposé, volonté de “ faire du chiffre ” pourrait-on suggérer avec quelque anachronisme - ces hommes considérés avant tout comme des repris de justice. On trouve dans les lettres analysées des plaintes contre la malveillance et les faux rapports des agents. Un détenu de Troyes parle même de persécution : “ la malveillance et leur faux rapports aidant (je devrais dire la persécution) m’ont enforgé dans les prisons et fermé toutes les portes ” [70]. La frontière entre malveillance et surveillance peu discrète est bien ténue et donne le même résultat : “ il arrivait trop souvent hélas ! qu’à la suite de démarches intempestives de certains agents subalternes de la police qui révélaient sa position de surveillé, il était impitoyablement chassé de l’emploi qu’il occupait ” [71].
Ainsi surveillés, vite “ découverts ” par la population, les anciens prisonniers ont rapidement l’impression d’être mis à l’index, “ rebutés de tout le monde ” pour reprendre une expression qu’ils utilisent très souvent. La première conséquence d’une telle situation est évidemment la difficulté de trouver un emploi stable autorisant la réinsertion. Nombre de lettres, comme celle précédemment citée, évoquent la perte de l’emploi consécutive aux démarches policières. Un détenu de Loos l’écrit très bien, à la fin du Second Empire : “ je suis dans la triste position d’un homme en surveillance. Voilà déjà plusieurs fois que je suis condamné pour rupture de bans faute commise par des circonstances indépendantes de ma volonté, car c’est toujours au moment que je travaille qu’un agent de police vient prévenir mon patron que je suis en surveillance, alors celui-ci sous prétexte de manque d’occupation ne manque jamais de me donner mon congé, et alors ne pouvant plus travailler en ville je vais chercher de l’occupation dans la campagne, mais la police toujours prévenu du fait m’envoye devant le tribunal... ” [72].
Mis au courant, les patrons refusent l’emploi ou licencient, sous n’importe quel prétexte. Les préjugés hostiles aux condamnés rendent pratiquement impossible la recherche d’un emploi ainsi que l’écrit amèrement ce détenu de Pontarlier : “ aujourd’hui frappé de la surveillance de la haute police il lui devient presque impossible de pouvoir travailler dans un chantier ou une mine quelconque. Que les chefs de travaux ou les maitres d’usines, imbus des préjugés que leur inspirent les malheureux qui se trouvent dans la position qui vient de lui être faite ne se soucient point de donner de l’occupation aux hommes tombés sous le coup de la justice et comme ainsi dire marqués d’un stigmate de répulsion ” [73].
Pour ceux qui, malgré tout, arrivent à s’embaucher, les périodes de crise économique mettent rapidement un terme à leurs espérances : ils sont alors les premiers licenciés. Partir à la Nouvelle-Calédonie pour avoir “ de l’ouvrage assuré ” est le souhait le plus cher de ce forçat gracié et en liberté, placé en résidence à Remilly dans les Ardennes où selon le préfet qui appuie ses dires : “ il mène une conduite des plus régulières malgré ses nombreuses démarches auprès des industriels du pays, il ne peut obtenir de l’ouvrage qui, en ce moment de crise, est réservé exclusivement aux ouvriers de la localité ” [74].
Licenciés, ou à la recherche d’un travail, les anciens prisonniers sont obligatoirement contraints de se déplacer, donc de rompre leur ban : ils sont alors arrêtés et retournent en prison. La surveillance est à juste titre perçue comme cercle vicieux, une nouvelle chaîne, l’antichambre de la prison : “ avec la surveillance l’on vient toujours en prison ” [75] ; “ chaque fois que nous sortons de prison peu de temps après nous sommes arrêtés ” [76]. Tout dossier de surveillé comporte une notice individuelle sur laquelle les ruptures de ban constituent le motif majeur des nombreuses condamnations prononcées contre lui. Le retour à la prison apparaît donc inéluctable, voire souhaité pour ceux qui, par souci de dignité, refusent le vol ou la mendicité : “ il faut mieux à mon point de vue, être en prison que de mendier mon pain et recevoir de nombreuses mortifications ” [77].
Cette vie alternant séjours en prison et courts moments de liberté à la recherche d’un travail ou d’une ressource quelconque est celle de ces multi-récidivistes qui inquiètent tant l’opinion et les gouvernants dans les années 1870-1880. Or, à consulter les notices individuelles présentes dans quelques dossiers, force est de constater que les délits sanctionnés au départ sont mineurs et que le retour devant le tribunal résulte pour l’essentiel des conséquences de la surveillance. Condamnés à l’errance à leur sortie de prison, ces libérés n’ont finalement pour ressource que la prison : “ il lui est impossible de trouver en France le travail nécessaire pour pouvoir assurer sa triste existence ; sa seule ressource est la prison, toujours la prison ” [78]. Pour en finir avec cette errance et les séjours répétés en prison, ils finissent par demander leur propre relégation...
Une relégation avant la lettre ?
Dans ce fonds des archives coloniales, parmi ces dossiers des “ ET ” (étrangers à la transportation), des chemises à couleur verte attirent l’attention. Elles signalent les repris de justice en rupture de ban pour lesquels le ministère de l’Intérieur a pris un arrêté de transportation, arrêté qui, pour une raison ou une autre, a été ensuite rapporté, ce qui explique la présence de ce type de dossiers dans le fonds. Avant même la mise en place officielle de la relégation des multirécidivistes par la loi de 1885, la pratique existe, en application de l’article 1er du décret du 8 décembre 1851 : “ Tout individu placé sous la surveillance de la haute police, qui sera reconnu coupable de rupture de ban, pourra être transporté, par mesure de sûreté générale, dans une Colonie pénitentiaire, à Cayenne ou en Algérie. La durée de la transportation sera de cinq années au moins et de dix ans au plus ”.
Dans les quelques dossiers consultés, on a la surprise de voir dans l’arrêté du ministère de l’Intérieur, seul habilité à prononcer cette exclusion temporaire du territoire, que parfois les condamnés pour rupture de ban demandent eux-mêmes à “ bénéficier ” de cette disposition d’un décret bonapartiste plus connu comme instrument de répression politique (l’article 2 étendant aux membres des sociétés secrètes la disposition évoquée). Ainsi de la décision qui frappe en janvier 1870 “ le Né Méhauté, repris de justice en rupture de ban, qui demande lui-même qu’il lui soit fait application de l’article 1er du décret du 8 décembre 1851 ” [79].
Dès lors on peut s’interroger sur la différence entre la demande volontaire - exprimée dans notre corpus de requêtes - et la répression administrative en cours sous le Second Empire. Surtout quand on peut lire, le plus souvent en marge des suppliques de prisonniers, les appuis donnés par l’administration de la prison, le Préfet du département, les autorités religieuses ou, plus simplement, le maire. Loin de révéler une attitude charitable dans l’esprit du patronage des libérés, ces avis favorables témoignent surtout du désir de se débarrasser des repris de justice. Un administrateur de la prison de Moulins l’écrit très clairement au bas de la demande d’un de ses prisonniers désirant un passage gratuit sur un bateau se dirigeant vers l’île de la Réunion : “ Etant donné le caractère et les habitudes du détenu qui fait cette demande, il serait à désirer dans son intérêt et aussi dans l’intérêt de la société qu’il quittât la France ” [80]. Même attitude, encore plus clairement exprimée, par le maire de la commune de Chasselay dans le Rhône, appuyant la demande de transport gratuit pour la Nouvelle-Calédonie de Jean Pin, libéré, mais assigné à résidence dans cette commune : un tel voyage “ rendrait ainsi un grand service au réclamant qui, ainsi qu’il le dit lui-même, a beaucoup de difficultés à trouver du travail, et un service bien autrement important à la commune de Chasselay et à celles environnantes en purgeant ainsi le pays d’un individu dangereux et redouté ” [81].
On pourrait ainsi se demander, pour une histoire de la genèse de la loi du 27 mai 1885 sur la relégation (Badinter R., 1992, 111-179), comment les élites et les autorités, sous la pression relative de l’opinion, ont utilisé, éventuellement, ces requêtes de prisonniers prêts à tout, y compris à l’expatriation volontaire, pour échapper à la surveillance de la haute police et à l’enfermement pénitentiaire à vie en métropole. Il est possible que l’on ait puisé, dans ces lettres, des justifications aux mesures très répressives qui vont être prises par les Républicains à cette époque. Paradoxe traduisant le stade suprême de l’aliénation d’une partie des miséreux amenés à longueur d’année devant les tribunaux ? La relégation répondait indubitablement au désir de certains d’entre eux d’échapper à la surveillance de haute police. C’est certainement l’un des raisons essentielles aux demandes de déportation en Nouvelle-Calédonie, alors que les autorités dénoncent la volonté d’échapper à la peine de réclusion dans les maisons centrales.
Fuir la prison : “ j’ai besoin d’air, de beaucoup d’air... ” [82]
Indirectement, pour tous ces libérés astreints à la surveillance, souvent condamnés à de courtes peines, partir dans une colonie, c’est aussi échapper à la litanie des arrestations et séjours en prison. Mais comme pour les réclusionnaires, condamnés à de longues peines, les plaintes relatives à la prison se font plutôt discrètes. On les devine, en négatif, dans les motivations avancées à l’exil, mais elles sont rarement explicitées, ce qui, compte tenu du contexte de la rédaction de cette correspondance administrative, se comprend aisément.
Une critique voilée de la prison : “ je préférerais être déportée que de finir mes jours dans une maison centrale ” [83]
C’est, à l’évidence, la longueur du séjour - notamment pour les femmes condamnées aux travaux forcés et accomplissant cette peine en centrale - qui effraie le plus les détenus. Une jeune femme de 27 ans, incarcérée pour 15 ans dans la centrale de Rennes dit avoir obtenu la permission de sa mère pour demander à aller à la Nouvelle-Calédonie : “ cela me ferait bien plaisir le temps ne me paraîtra pas si long ” [84]. La même angoisse étreint une autre détenue de cette centrale en 1873 : “ j’ai une bien longue peine et je suis effrayée en pensant combien je dois souffrir dans la captivité, cette idée m’a complètement déterminée à vous demander de me transmettre votre décision que j’attends avec une grande impatience ” [85]. Si les hommes avancent peut-être un peu moins cet argument, certains l’utilisent directement pour justifier un départ au bagne colonial, comme si toute longue peine devait être subie dans la forme de celle des travaux forcés [86]. Là encore, la longue durée de l’incarcération fait craindre l’anéantissement de la personnalité. Un détenu, devant accomplir 10 ans à la centrale de Gaillon, accepterait de partir dans un pénitencier Corse supposé rompre avec l’enfermement, à défaut de la Nouvelle-Calédonie, craignant de ne pouvoir supporter la souffrance morale d’un si long temps en centrale : “ c’est parce que je suis continuellement aux prises avec le sombre désespoir de ne pouvoir atteindre le but de mon interminable condamnation que je vous adresse cette supplique... vous m’aurez empêché de souffrir et les souffrances morales de la Centrale sont pires que la mort ” [87].
À la longueur de la peine est intimement associé le régime de détention avec l’isolement, la vie monotone, sédentaire et austère qui heurte profondément une population habituée au travail en plein air et à une vie sociale intense et protectrice. Les marins, les militaires comme les gens de la terre supportent très mal l’oisiveté forcée et l’enfermement entre quatre murs : “ habituée aux travaux des champs elle ne peut s’habituer à la vie sédentaire d’une maison centrale ” [88]. De même, pour les intellectuels et militants politiques, habitués à s’investir pleinement dans la vie sociale, l’oisiveté forcée est jugée pernicieuse, telle une gangrène détruisant peu à peu ce qui fait leur raison de vivre. Deux prisonniers de la centrale de Nîmes, dont un ancien élève de l’École des Mines, condamnés à 5 ans de réclusion, ne supportent plus, au bout de deux ans, cette inactivité forcée et demandent à partir en 1852 pour la Guyane “ heureux de pouvoir utiliser au service du bien commun de l’Etat, un temps précieux qu’ils sont appelés à passer, encore, sous les verrous, et dont la perte deviendrait pour eux totalement irréparable, s’ils se trouvaient forcés de le voir s’écouler dans une pernicieuse oisiveté qui augmente, dans ce moment, l’horreur de leur position déplorable ” [89].
Pour les Communards détenus à Belle Ile, et dont le régime politique dispense du travail, l’absence de ce dernier n’en est pas moins jugée comme une des souffrances majeures inhérentes à l’incarcération. Plusieurs d’entre d’eux rédigent une lettre dans laquelle chacun évoque un avenir sombre en raison des “ funestes conséquences d’un état de repos meurtrier qui paralyse toute énergie, détruit la force et l’agilité des membres, sans soustraire le cœur à une influence pernicieuse et démoralisatrice ” [90].
Les termes pourraient être en grande partie repris par les détenus de droit commun pour lesquels le travail obligatoire est tout sauf valorisant. Les en-têtes du papier à lettres distribué par l’administration pénitentiaire sont là pour le rappeler. Les lettres doivent être identifiées précisément, notamment par l’indication de l’atelier où est affecté son auteur : cordonnerie, vannerie, boutonniers, couture fine, grosse couture, sandales, etc, autant d’appellations évoquant un travail manuel, de faible qualification, sans rapport avec le métier exercé antérieurement. D’où le sentiment d’une activité stérile, très sensible chez les intellectuels. Dans ces conditions, il serait presque incongru de parler d’une formation professionnelle utile pour l’avenir. Aucune des lettres lues n’avance le travail effectué en prison comme argument pour être utile à la colonisation... Le sentiment général est sans doute donné par ce libérable de la centrale de Melun qui, en 1877, se contente de rappeler son état antérieur de cultivateur, ajoutant qu’il est “ plus propre à cet état qu’à tous les autres qu’il peut avoir appris en prison ” [91]. Non qualifiées, relevant plus de la corvée que d’un travail formateur, les tâches effectuées en centrale sont peu rémunératrices. S’il se trouve seulement un de nos requérants pour se plaindre des déductions opérées sur son pécule en raison de son état de récidiviste, tous ont bien conscience de l’insuffisance de la somme acquise pour, à la sortie, pouvoir tenir en attendant de trouver du travail, et encore moins pour effectuer le voyage rêvé vers la colonie salvatrice : on sait qu’il y a là un argument avancé pour demander la prise en charge du transport par le gouvernement.
Plus rares sont les récriminations relatives à l’état de santé et pour cause, puisqu’elles constitueraient un handicap pour être accepté par le ministère de la Marine. Deux seulement des requérants veulent quitter la prison pour “ raison de santé ”, l’un d’eux arguant de l’avis supposé favorable du médecin : “ il lui a été dit, et le docteur qui le soigne est de cet avis, que le grand air et un climat plus chaud pourraient, sinon rétablir sa santé, du moins lui permettre de travailler ” [92]. La promiscuité est évoquée par seulement deux détenus : un ancien inspecteur de police qui met naturellement au premier rang des motifs justifiant sa déportation “ même à vie ” dans la Calédonie “ sa position exceptionnelle au milieu de prisonniers ” [93] et un dénonciateur craignant d’être victime de règlements de compte.
Quant aux rapports avec les gardiens, il ne se trouve que deux lettres pour y faire allusion. Un détenu de la prison de Reims justifie en 1882 sa demande “ d’être incarcéré dans les colonies de la Nouvelle-Calédonie ” pour cette raison : “ ne voulant pas être l’objet répugnant des surveillants et ne voulant pas également souffrir des mouvements brusques et inconvenants de leur part ” [94]. Un autre, incarcéré à la centrale de Melun, se dit “ traqué comme une bête fauve ” à la suite d’une tentative d’évasion : “ à peine arrivé dans la Maison Centrale de Melun, en proie au désespoir je conçus un projet de fuite on fit une fouille et on me trouva en possession d’une corde à boyot qui m’avait servi à l’essai d’un travail : de cette époque jamais de tranquillité toujours puni les rapports portent toujours que je suis arrogant, menaçant, tout cela parce que je suis rêveur, chagrin et ne rit ne plaisante ni ne fait cotterie avec personne ; de là l’administration conclut que je tire des plans d’évasion et non seulement la surveillance est excessive et devient insupportable mais souvent il y a provocation... ” [95].
Le poids de la censure :“ La correspondance est soumise au contrôle de l’Administration ” [96]
La rareté des allusions, dans cette correspondance, aux rapports entre administration, gardiens et détenus se comprend aisément. Si l’on veut réellement voir sa démarche aboutir, il ne faut pas, évidemment, s’aliéner l’administration pénitentiaire, à commencer par ses représentants immédiats que l’on côtoie chaque jour. Au contraire, et plusieurs y font allusion, on argue de sa bonne conduite en prison - offrant au ministre de se renseigner auprès de la direction de la centrale pour le vérifier - pour mériter la faveur d’un adoucissement de la peine sous la fourme d’une déportation coloniale. Dans ce contexte, on ne peut donc critiquer ouvertement l’aspect très particulier des rapports sociaux au sein de la prison. Les remarques ne peuvent être que générales, discrètes, indirectes. Elles se limitent à une évocation du régime pénitentiaire de la centrale en général, à la difficulté d’un individu à s’y adapter : “ je ne puis m’habituer dans la Maison Centrale de Montpellier ” [97].
Tout cela compte finalement plus - pour expliquer une autocensure évidente - que la réglementation de la correspondance. Cette dernière renforce le silence sur les aspects concrets de la vie carcérale. Ainsi, dans les règlements des centrales de Beaulieu, Gaillon et Landerneau, un article significatif est repris dans le papier à lettres distribué aux détenus : “ Les détenus ont toujours la faculté d’écrire aux autorités, par lettres cachetées, mais sans enveloppes et en mettant leur n° d’écrou à l’extérieur ”. De fait, on vérifie dans les dossiers étudiés, la présence de ces lettres quasi ouvertes, identifiables précisément par le numéro d’écrou et dont l’administration peut lire aisément le contenu.
On a là le signe évident d’une écriture sous contrainte, par définition non libre, car soumise à la censure de la direction de la prison. De plus le requérant, s’il veut obtenir satisfaction - et l’enjeu pour lui est essentiel, vital - doit soigneusement formuler sa demande, en faisant très attention aux motivations avancées pour éviter qu’elles ne se retournent contre lui. Pourtant, on l’a vu, à la lecture de ces lettres, les contraintes de l’écriture n’empêchent pas la mise en cause d’un système condamnant à vie celui qui, à la sortie de prison, est affligé de la peine accessoire de la surveillance. Là est l’explication essentielle, avec la souffrance morale de la longue peine en centrale, de requêtes, a priori on ne peut plus paradoxales : être déporté plutôt que de rester en France, même après expiration de sa peine. Ce réquisitoire implacable contre la prison et la surveillance légale ressort à l’évidence des requêtes analysées, de leur objet comme des motivations avancées. Il s’exprime également - on l’aura compris à la lecture des citations nombreuses que nous avons faites - dans les mots utilisés. L’art de la supplique, un genre très codifié, laisse aussi place à une parole authentique, libre.
Une écriture prisonnière particulière : “ j’ai l’honneur d’avoir recours à votre excellence et de lui demander qu’elle veuille bien s’intéresser à ma triste position ” [98]
La requête adressée au ministre implique l’effacement de celui qui l’envoie : le prisonnier se réduit à un numéro d’écrou, un casier, une liste de condamnations... alors que la demande vise à renouer avec l’espoir, à refaire une vie nouvelle, loin de la métropole. La contradiction est renforcée par la distance entre le détenu et le destinataire, le ministre, voire le chef de l’État, personnage tout puissant, dépositaire du sort de chacun : “ Daignez, Monsieur le Ministre, accueillir l’humble demande d’une infortunée dont vous pouvez décider le sort ” [99]. Pourtant, cette infortunée devra bien s’efforcer de trouver les mots pour intéresser le ministre et l’amener à prendre une décision qui lui soit favorable. Après avoir exposé “ avec le plus profond respect à son Excellence ” sa condamnation (travaux forcés à perpétuité pour empoisonnement, aux assises de Laval en 1873), elle en vient à ce qui, pour elle, est essentiel et motive sa démarche : “ il me reste un enfant de neuf ans, qui m’est toujours bien cher ; la perspective de m’en voir séparée pour si longtemps, m’est tellement pénible, que je me résigne à faire cette démarche près de Votre Excellence ”. Et de promettre que si on lui permet de “ partir pour le premier convoi pour la Nouvelle-Calédonie ” avec son enfant, elle fera tous ses efforts pour “ gagner honorablement ma vie et celle de mon enfant, étant rendue à ma nouvelle destination ; le travail ne me coûte pas, je suis remplie de bonne volonté ; il me semble que nous ne serons pas malheureuse, j’en ai un véritable espoir. ” Comment douter de la sincérité de ces derniers mots et de la dignité dont ils témoignent ?
Le genre de la supplique implique un jeu subtil entre effacement et mise en valeur de la personnalité du requérant. À travers toutes les contraintes - censure, illettrisme, genre imposé - se font jour des personnalités qui revendiquent à leur manière leur droit à l’existence sinon leur liberté, et parfois, contestent la société qui a broyé leur vie.
Contraintes et normes de l’écriture
Une correspondance très réglementée : “ Extrait du règlement. Il est interdit aux détenus :... ” [100]
On vient de voir comment le courrier adressé aux autorités bénéficie d’un statut particulier, révélateur d’une réglementation visant à contrôler de près la correspondance des prisonniers. Celle-ci doit respecter des normes pénitentiaires très strictes pour ce qui est de sa fréquence et de son contenu (Krakovtich, 1992, 159-160). À lire l’extrait des règlements reproduits sur le papier à lettres distribué par la direction des diverses centrales, les détenus n’ont le droit d’écrire qu’une seule lettre par mois, sauf l’exception de Fontevrault où la périodicité est fixée par quinzaine [101]. Toutes les lettres partant de la centrale devant être affranchies, on ne manque pas d’insister sur l’interdiction absolue d’envoyer aux détenus des timbres postes, disposition visant sans doute à déjouer une correspondance secrète mais dont l’effet est également de limiter les possibilités matérielles d’envoyer une lettre, le coût d’un timbre n’étant pas négligeable pour un pécule modeste, amputé par des retenues diverses. Les punitions peuvent avoir cet effet, et elles servent également à limiter la fréquence du courrier : “ Les détenues peuvent être privées de correspondance, à titre de punition ” (Cadillac).
Limité dans sa périodicité - sans compter les lettres qui s’égarent, notamment à destination des bagnes -, le courrier est également très surveillé dans son contenu. Le règlement fixe des interdits : les détenus “ ne peuvent s’entretenir que de ce qui concerne leur famille, leur position, leurs intérêts particuliers ” (Nîmes). Comme partout l’administration peut retenir les lettres ne respectant pas cette disposition, il y a là un puissant moyen de contrainte pour les détenus, d’autant que beaucoup, par dignité (et aussi par souci de ne pas inquiéter leurs proches), sont portés à ne pas trop s’épancher sur leur sort, et donc à taire tout ce qui a rapport avec leur condition. Le règlement de Cadillac, écrit sans doute pour une population féminine avec les représentations que cela implique, précise ce qui peut être censuré par les directions : “ Sont retenues les lettres injurieuses et inconvenantes, - celles contenant des renseignements politiques ou frivoles, - celles écrites en langue étrangère, - celles provenant d’un auteur inconnu ou non autorisé ”. Comme l’indique ce règlement, les lettres doivent toujours être rédigées en langue française. Pour vérifier l’application de ces dispositions, tout le courrier est lu par l’administration de la centrale, à l’arrivée comme au départ, et l’on prend soin, dans cet objectif, de permettre une identification précise des correspondants : numéro d’écrou et indication de l’atelier de travail sont imposés pour empêcher toute confusion possible en la matière.
Écrits fréquemment sur un papier à en-tête de la prison, papier dont les dimensions mêmes réduisent la longueur de la correspondance - autre forme de censure -, les lettres partant de la prison sont donc soumises à des contraintes qui entravent très sérieusement la liberté des détenus. Un des rares espaces d’intimité - celui des liens avec les proches - est ainsi placé sous le regard inquisiteur de l’administration pénitentiaire. Cette censure s’applique naturellement au courrier destiné aux autorités, mais, paradoxalement, il y a peut-être plus de “ liberté ” dans cette correspondance très particulière. Certes, les critiques concrètes sur la vie à la prison risquent de bloquer une lettre dès le départ. Mais, en même temps, la requête adressée au ministre, portant sur un changement de pénitencier ou sur la volonté d’échapper au retour en prison à la libération, ne peut pas faire l’impasse complète sur le régime pénitentiaire, ne serait-ce qu’en termes généraux. Les demandes ont besoin d’être motivées. La dénonciation du régime de la surveillance légale témoigne d’une certaine absence de censure. Il est possible que les directions de prison ne soient pas fâchées de laisser s’exprimer de telles doléances - qui d’ailleurs ne mettent pas en cause leur administration -, dans la mesure où elles peuvent espérer ainsi ne plus revoir les mêmes récidivistes, facteurs de structuration de la société des prisonniers et donc de tensions au sein de l’établissement. Le meilleur moyen de se débarrasser des esprits rebelles n’est-il pas de leur faciliter une expatriation, ou, à tout le moins, un changement de pénitencier ? Par intérêt, les directions de prison ont pu - l’hypothèse mérite d’être avancée - atténuer, relativement et sur certains aspects, la censure du courrier destiné aux autorités, en particulier pour celui demandant un transfert dans une colonie pénitentiaire outre-mer.
Écriture et illettrisme : “ Florantin ne sachant pas signé a fait une croix ” [102]
Contrôlé par l’administration, le courrier doit d’abord être... rédigé. Il n’est pas dit à tout prisonnier d’écrire lui-même une demande de transfert à la Nouvelle-Calédonie, dans la mesure où l’illettrisme est encore très répandu, dans les années 1870, parmi une population pénitentiaire issue en majorité des couches populaires. Nombreux sont les exemples de requêtes témoignant de l’analphabétisme de leurs auteurs, le rédacteur de la missive signalant que le suppliant a simplement signé ou que des tiers (parfois un administrateur de la prison) ont authentifié la lettre : “ Les témoins soussignés certifient que la nommée Doutre a déclaré ne savoir signer et qu’elle a mis une croix ” [103]. Le plus souvent l’écrivain de service se contente de mettre, au bas de la lettre, les prénoms et nom du requérant, avec une graphie prolongeant la lettre finale pour imiter une signature, accompagnés de la mention : “ Illettré (e) ”. La faculté de savoir signer est bien loin, évidemment, d’indiquer un niveau d’instruction permettant de savoir écrire. La comparaison entre la signature et les lignes précédentes suffit à indiquer que le requérant a fait appel à une autre plume. Pour les détenus passés de la maison d’arrêt à la centrale, ou ayant été mutés, quand les demandes d’envoi aux colonies ont été répétées, il est fréquent de trouver des écritures différentes.
On reconnaît rapidement les écritures authentiques, souvent malhabiles, peinant à respecter les lignes droites, traçant avec difficulté les mots et faisant usage d’une orthographe purement phonétique, parfois relevée à son arrivée - pour son humour involontaire - dans les bureaux du ministère, comme le montrent la mention “ Joli ! ” apposée en marge et les mots soulignés, a posteriori, dans la lettre de ce prisonnier d’Arras : “ Je vous adresse cette demande comme je suis bien desidé à me faire transporter à la Nouvelle Calédonie, libre. je suis à la maison d’aret pour une petite peigne à faire aussitôt la respiration je voudrai partir. Mai mes moyen me permettre pas de partir pour mon contre. Je voudrai partir au contre de l’état : et je voudrai partir à la première embarquation... ” [104].
Même quand l’écriture n’appelle pas les remarques ironiques du destinataire, la confusion est fréquente dans les connaissances relatives à la géographie (pour les lieux de destination souhaités) comme dans les notions pénitentiaires : on a déjà noté l’incertitude quant à l’emploi des termes de déportation, transfèrement, transportation dans les colonies.
Aussi est-il attendu que la rédaction de ce courrier - peut être plus encore que celui destiné à la famille dans la mesure où l’on s’adresse directement au ministre et que l’enjeu est très important - soit souvent confiée à des écrivains dont l’identité reste malheureusement inconnue. Il est rare que l’un d’eux signe de son nom comme celui qui rédige la demande d’un prisonnier de Beaulieu en 1873 : “ Pour le pétitionnaire qui ne sait écrire, Le Cordiez ” [105]. Quant à la fonction et au statut de ces rédacteurs, elle n’est indiquée qu’une fois, et n’est alors très certainement pas représentative, car il s’agit d’un avocat, sollicité à la maison de justice, dans le prolongement de son travail de défense : “ Les époux Moninoz ne sachant pas écrire ont prié leur défenseur devant la cour d’assises de vous adresser la présente pétition en leur nom ” [106]. On peut supposer qu’il s’agit du personnel de la prison (greffier), de visiteurs étrangers (instituteur, membres de commissions de surveillance) ou de détenus plus instruits (Krakovitch O, 1992, 160-161). En tout cas, leur présence est certaine et a du inspirer la forme même des requêtes authentiques. Il suffit de classer le courrier conservé par centrales pour repérer rapidement des lettres types, à l’écriture semblable, suivant le même plan, utilisant à quelque chose près les mêmes formulations. Ainsi sur la cinquantaine de lettres émanant de la centrale de Beaulieu, plus de la moitié sont de la plume d’écrivains. On peut distinguer aisément cinq modèles différents dont l’un repris onze fois et les autres, respectivement six, quatre et trois fois. Dans la rédaction la plus fréquente, la composition suit toujours le même ordre : la condamnation servant d’identité, les motifs, la demande et la formule de politesse. La formulation est stéréotypée. Par exemple, pour les motivations, on retrouve toujours la même phrase : “ Que poussé par la honte et ce sentiment qui l’empêche de se représenter, à sa libération, auprès de ses anciennes relations, il est animé du plus vif désir de s’expatrier au loin ”. Quelques mots supplémentaires peuvent être ajoutés, tenant compte du passé ou de la personnalité du requérant, mais à condition de se couler dans le moule initial. Ainsi dans le type décrit pour Beaulieu, on fait parfois état des déboires conjugaux de l’intéressé pour renforcer l’idée d’une perte de tous liens avec la métropole : “ Que le doute sur la fidélité de sa femme, motif de sa condamnation, ne peut désormais plus l’attacher au sol natal ” [107]. Presque toujours la signature n’est pas celle du suppliant mais est imitée par l’écrivain. Il semble bien, au moins pour cette maison centrale de Beaulieu, que ce dernier appartienne à l’administration pénitentiaire. Des gardiens ou le personnel du greffe ont dû inspirer une formulation très administrative, parfois proche du style juridique. On peut supposer l’existence de modèles disponibles dans les bureaux : il arrive que certains soient repris par deux écrivains différents, l’écriture faisant la seule différence au final. Paradoxalement, les textes les plus authentiques, échappant - partiellement - aux modèles répandus dans la centrale, sont ceux écrits sur le papier officiel, à en-tête de la prison...
En tout cas, même si le rédacteur est un avocat ou une personne extérieure à la prison, la formulation administrative comme la volonté de reprendre le style juridique témoignent bien des contraintes formelles qu’impose ce genre de démarche pour le détenu. L’objet même de la lettre - une requête - dicte sa forme.
Codes et pratiques de la supplique : “ Votre très humble et très obéissant serviteur ”
La forme de la lettre est en grande partie déterminée par le destinataire auquel on doit s’adresser en respectant certaines règles (formules de politesse, composition), en usant d’une argumentation et d’un style susceptibles de fléchir sa volonté. Dans cet art très codifié de la supplique, les chances ne sont pas égales : la masse des détenus est très loin d’avoir l’aisance rhétorique des lettrés. On s’en remet alors à l’écrivain, aux modèles, en tentant parfois de faire passer un peu d’authenticité.
La requête est adressée, dans l’immense majorité des cas, à un ministre. Comme les prisons dépendent de l’Intérieur, c’est d’abord à ce ministère qu’est envoyé ce courrier particulier, le ministère de la Marine - le seul habilité à accorder un passage gratuit vers une colonie ou dont l’avis est décisif pour un transfèrement - venant en seconde position. Le ministère de la Justice est peu sollicité : une dizaine de lettres seulement lui sont envoyées. Il est rare également - une dizaine de fois - que le suppliant s’adresse directement au chef de l’État, Empereur ou Président de la République. De même la sollicitation d’autorités de niveau inférieur, comme le procureur ou le préfet est l’exception, étant le fait de détenus en préventive ou venant d’être jugés. Il n’y a donc pas de surprise : on frappe à la bonne porte, peut-être sur les conseils de la direction de la prison, dans un souci d’efficacité.
S’adresser au ministre, c’est au premier chef respecter les formules de politesse en usage. Là encore, on imagine la difficulté des prisonniers de milieu modeste à trouver leurs mots : les modèles en circulation, les conseils d’un greffier ou d’un gardien ont dû être d’un grand secours. L’appel de la lettre posait le moins de difficulté : “ Monsieur le Ministre ” est repris au moins dans huit cas sur dix, avec rarement l’ajout du poste (Intérieur, Marine). Les plus flatteurs commencent par “ A Son Excellence ” ou utilisent cette seule dénomination. Ils sont plus nombreux (une quarantaine) que les détenus plus démunis intellectuellement, lesquels se contentent d’un simple “ Monsieur ” (une trentaine de lettres). Le traitement au cours du texte respecte cette hiérarchie : c’est toujours “ Monsieur le Ministre”, “ Votre Excellence ” ou le simple “ Monsieur ” qui est rappelé, généralement - dans les lettres les plus courtes - une seule fois, juste avant la formule de politesse finale. Cette dernière est une figure imposée, le requérant se présentant comme le “ très humble très dévoué et très obéissant serviteur ” ou la “ très humble et soumise servante ”. Les variantes sont peu nombreuses. Soit la formule est directe, quant l’authenticité et la simplicité vont de pair avec l’ignorance du monde des puissants. Soit, au contraire, quand la flatterie est de mise, on insiste sur “ la soumission du plus humble de vos serviteurs ”, sur son “ éternelle reconnaissance ”. On peut aussi s’abaisser au rôle de l’“ indigne serviteur ” (le requérant utilisant à son profit la condamnation dont il est l’objet) ou jouer sur le contexte d’une nation vaincue en se présentant comme “ votre très humble et dévoué subordonné qui prie Dieu pour vous et mon pauvre pays ” [108]. On discerne aisément ceux qui, faute de modèle à leur disposition, retrouvent les mots simples de tous les jours, les seuls qu’ils aient jamais connus : “ je vous salue vôtre servante ” [109], “ je vous salut votre malheureux prisonnier ” [110] ; ou, plus rapide encore, le “ je vous salut ”, formule qui accompagne les requêtes les plus courtes, car les plus difficiles à rédiger comme celle de ce prisonnier de Beaulieu qui tient tout entière en quelques lignes :
“ Je vous écrits ces quelques lignes pour vous faire savoir que je suis à la maison Centrale de Beaulieu, je vous demande que vous vous occupiez de moi pour me faire transféré à la nouvelle calédonie, auqu’el j’ai à faire 7 ans et 10 ans de surveillance, je vous prie de vous occuper de moi et de faire votre possible pour m’y envoyer. Je vous salut [111] ”
Il n’est pas question, dans ce cas, de faire appel aux sentiments d’humanité, à l’esprit de justice ou à la religion du ministre. Mais, le plus souvent, la requête est indirecte et présente son auteur à l’image de la formule de politesse finale, en position subordonnée et soumise. Le requérant se fait humble et efface toute personnalité, devenue indigne et infamante depuis la condamnation. Il se présente à la troisième personne, une fois sur deux, plus fréquemment encore quand le détenu exprime le désir de subir sa peine à la Nouvelle-Calédonie et se trouve encore loin du moment de sa libération : “ le nommé ”, “ le soussigné ” a l’honneur d’exposer, d’informer ou de solliciter... Parfois, cette posture ne peut être maintenue jusqu’au bout et la première personne s’impose quand il s’agit de passer à la demande concrète et elle achève la lettre : “ La nommée Beaucousin (Julia), née le vingt-cinq septembre, mil huit cent quarante six, à la commune de Barquet, canton de Beaumont (Eure).
Viens prier son Excellence de vouloir lui accorder la demande qu’elle lui adresse de partir à la Nouvelle-Calédonie.
Ce n’est pas pour cause du jugement qui vient de me condamner à deux mois d’emprisonnement qui me fais vous adresser cette demande, Mon Excellence, il y a déjà quelque temps que cette idée et volonté ferme me poursuit.
Ce matin je me suis adressée à Monsieur le Directeur de la prison, c’est d’après sa réponse que je m’empresse de m’adresser à vous ” [112].
L’exposant soigne également la composition de son texte dans lequel on retrouve presque toujours, au début, un rappel de son identité et de sa condamnation, puis la demande de partir aux colonies avec ses motifs, une promesse de revenir au bien, avant d’éventuelles référence à des recommandations par des notables. L’identité se confond souvent avec l’état de détenu et la condamnation. Bien des lettres commencent ainsi par une sorte de rappel de l’écrou, telle celle écrite par une détenue de Clermont en 1877 : “ Agisson Marie, N° 15141, condamnée par la cour d’assises de Beauvais le 11 Décembre 1876 à 20 ans de travaux forcés pour vols réitérés avec effraction dans les Eglises et dans les maisons particulières, vient solliciter de votre bienveillance... ” [113]. Il ne peut être question de passer sous silence la tache de la condamnation, même si l’évocation est pudique, de forme administrative. Certains ne peuvent nier avoir un casier bien chargé, et utilisent ce fait comme argument pour justifier leur expatriation : ils ont passé trop d’années en prison...Tel libérable de la prison de Dreux, sollicitant la faveur d’être transporté gratuitement, aux frais de l’État, à la Nouvelle-Calédonie, motive ainsi sa requête : “ A l’appui de cette demande il vous soumet le résumé succinct de son casier judiciaire qui se compose de dix ans et demi d’emprisonnement et huit condamnations pour vols, outrages et ruptures de ban ” [114]. De même, un ancien militaire, incarcéré à Clairvaux, admet bien volontiers que son “ cahier judiciaire est noir ” [115]. Mais d’autres, craignant, au contraire, l’effet néfaste de ce rappel quasi obligatoire pour l’issue de leur requête, cherchent à minorer la condamnation. Le crime a été commis dans un “ moment d’oubli ” ou “ l’horrible action ” est le fait d’un égarement, de la fougue de la jeunesse et relève désormais d’un “ passé qu’il regrette ”. On relativise la condamnation en évoquant l’avant et l’après : on ne peut réduire une vie à une faute, plus ou moins bénigne. Venant d’être condamné à 8 ans de réclusion, détenu encore dans la maison de justice de Quimper, un cultivateur breton se justifie ainsi : “ “En dehors du fait pour lequel j’ai été condamné, jamais aucun reproche sérieux n’a pu m’être adressé sur ma conduite, je ne suis donc pas un malfaiteur dangereux ” [116]. Condamnée pour association de malfaiteurs en compagnie de son époux, une détenue de la prison de Dijon rappelle que “ jusqu’à cette époque la vie de la soussignée avait été à l’abri de tout reproche ” [117]. Quant à l’avenir, les promesses de mener une vie honnête, honorable, en travaillant pour effacer sa faute, sont évidemment de rigueur, accompagnées parfois d’une garantie donnée par la bonne conduite présente en centrale. On flatte alors le destinataire quant à la vertu prêtée à la colonisation pénale de favoriser la réhabilitation des condamnés.
Pour les notables, la référence à des recommandations possibles, susceptibles de pouvoir vérifier leurs dires, est perçue comme normale. Un prisonnier de la Santé, affirmant être condamné pour ivresse, souhaite partir pour la Nouvelle-Calédonie à l’expiration de ses quatre mois d’emprisonnement. Se disant d’une “ famille honorable ” - un père Chef de Division à la Préfecture, un frère Receveur d’Enregistrement à la Réunion, un autre frère Chef de Bureau à la Préfecture de l’Aisne - et rappelant ses états de services militaires en Algérie et dans l’armée de la Loire pendant la guerre de 1870, il ajoute, en post-scriptum : “ Vous pouvez prendre des renseignements sur ma famille près de Monsieur Aimé Leroux Député de Laon à l’Assemblée Nationale à Versailles ” [118]. De même, Victor Valentin, le fondateur et directeur de l’Echo commercial et agricole déjà cité, après avoir exposé ses compétences agricoles pour justifier l’accomplissement de sa peine à la Nouvelle-Calédonie, achève sa lettre de la même façon : “ Si quelques références étaient utiles, on pourrait les prendre près de Monsieur de Beauchamps député au Corps Législatif, rue miroménil, 20 qui le connaît ainsi que sa famille qui demeure à 13 kilomètres de son Chateau de Lhomaizé dans le département de la Vienne ” [119].
En dépit du genre imposé, il y a donc, naturellement, de grandes différences entre les requérants, selon leurs ressources intellectuelles et leur milieu social d’origine ou leur sexe. Sur ce dernier point, les femmes s’affirment davantage : elles se font plus directes dans leurs lettres, s’adressant parfois plus familièrement au ministre (Krakovitch, 1992). La preuve en est qu’elles sont bien plus nombreuses que les hommes à écrire à la première personne, à raison de trois sur quatre (76 %), contre moins d’un sur deux (46 %) pour les hommes. Si les formules de politesse sont assez similaires, les requêtes féminines font davantage appel aux sentiments du destinataire, se font plus implorantes - avec discrétion toutefois - à mesurer l’emploi du verbe supplier ou du terme pitié. On sait que l’une de leurs motivations principales concerne le désir de garder leurs enfants avec elles. Davantage dépendantes de la famille, même si elles se savent rejetées par la parenté ou leur mari, elles tiennent par-dessus tout à conserver un lien étroit avec leurs enfants. En général, leurs lettres sont également plus concrètes, sans longs développements sur leur passé ou leur projet d’avenir, allant directement au but. Les requêtes les plus courtes sont davantage, à proportion, le fait de femmes. Si des demandes similaires se rencontrent également pour les hommes, il est clair qu’ils sont dans l’ensemble plus prolixes, et ne craignent pas, pour certains, de pousser l’imploration jusqu’à la flagornerie. Un bon exemple est donné par Constant Pachot, détenu à la maison de correction de Beauvais et sollicitant en 1880 la “ digne et honorable personne ” du Ministre pour aller à la Nouvelle-Calédonie comme colon : “ Mon intelligence et mes capacités ne sont pas assez développées pour vous dépeindre la reconnaissance sans bornes dont ma personne vois serait redevable si vous vouliez ne pas être inflexible à ma demande. Sachez, Monsieur le Ministre, que c’est prosterner à vos pieds que je vois envoie cette demande qui vient sincèrement d’un cœur franc et loyal. J’ose espérer Monsieur le Ministre que vous daignerez étendre votre main secourable et protectrice sur votre serviteur soumis qui vous respecte à jamais... ” [120].
Ces plaintes et flatteries affectées sont cependant l’exception. On a plutôt l’impression, par-delà les formules de politesse obligées pour effectuer de telles démarches, que la majorité des détenus se contente d’exposer une requête avec simplicité, en rappelant des faits qui constituent la trame d’une vie à l’arrêt. On perçoit souvent une certaine dureté du style - peut-être renforcée par l’analphabétisme, le faible niveau d’instruction et la formulation administrative diffusée par les modèles - qui est à l’image de celle de la vie et de la dépersonnalisation à l’œuvre dans la prison. Une telle impression vaut surtout pour la correspondance des détenus modestes. Il y a, à cet égard, un fossé entre ces lettres malhabiles, concrètes, allant à l’essentiel, sans transition ni fioritures de style, et celles des lettrés dont la plume est parfaitement maîtrisée. La lettre type écrite par les Communards en détention à Belle Ile est un bel exemple d’argumentation, avec un style harmonieux, usant de phrases denses et synthétiques. La même maîtrise de la langue se retrouve dans la lettre de Louis Momiron, appartenant “ à une famille honorable du département de l’Allier ” qui, “ fatigué de cette vie d’aberration et de honte ” le conduisant de prison en prison pour délit de vagabondage, a décidé de partir dans “ une colonie quelconque ”. Les premiers mots donnent le ton de l’ensemble de la lettre : “ j’ai l’honneur de vous soumettre cette demande dans l’espoir que vous daîgnerez l’accueillir favorablement ; elle vous paraîtra peut-être étrange, mais j’espère en votre bienveillante justice pour prendre en considération la circonstance impérieuse qui motive son envoi ”.
Tous les ingrédients habituels de la requête - le passé judiciaire, l’abandon de la famille, la demande et la promesse de “ mener une vie honnête et laborieuse ” à la colonie - s’y trouvent exposés avec une maîtrise et une élégance de l’expression contrastant très fortement avec la position de l’intéressé, à considérer le seul passage assurant la transition avec l’objet précis de la requête : “ Abandonné de mes parents, repoussé par mes amis, honni par la société, dans ce péril imminent, sans argent, sans aucunes ressources, que fallait-il faire ? Forfaire l’honneur ? non ! Le Suicide ? Non ! Je me présentai au bureau de police en donnant connaissance de ma situation désespérée. Ecroué à la Maison d’arrêt, toujours sous la prévention de vagabondage, je réfléchis mûrement et je conclus qu’en restant en France je n’avais pour perspective que la prison. Je suis jeune encore (38 ans), robuste, et dans une colonie je puis être utile à la Société, à la mère patrie, en employant mon intelligence au bien ” [121].
Le genre de la requête, pourtant très codifié, laisse donc place à la “ liberté ” du suppliant, révélant la formation, les compétences et les personnalités de chacun. On pourrait aussi donner l’exemple des prisonniers militaires, très enclins à rappeler leurs états de services ou leurs exploits guerriers, au point parfois d’y consacrer plusieurs pages. L’impact de leur formation militaire, avec l’acquis du courrier aux supérieurs, est ici évident. Toutefois, pour la majorité, le seul apprentissage possible a été celui de l’école primaire dont la fréquentation semble avoir été épisodique pour nombre de prisonniers originaires du milieu rural. Est-ce à dire que, pour eux, seule subsiste la solution de la plume étrangère, soit d’une écriture, en somme, doublement prisonnière ?
L’écriture comme résistance : “ Je prent la liberté de vous écrire... ” [122]
C’est dans les lettres authentiques, écrites personnellement par les requérants, que la supplique se transforme parfois en revendication, ou, du moins, qu’elle exprime le mieux une personnalité qui cherche à rompre avec les contraintes de l’enfermement. Les demandes pour s’expatrier témoignent aussi, à leur façon, de l’impossibilité de briser totalement des êtres meurtris par la vie et la répression. Même écrites en fonction des contraintes et des normes qui viennent d’être exposées, ces lettres sont aussi rédigées - ou écoutées, quand l’écrivain relit son travail - dans un moment d’espoir. C’est une faveur que l’on demande - celle de partir à la Nouvelle-Calédonie -, et cela est déjà une petite parenthèse conquise sur la vie carcérale, quelques moments (en attendant la réponse) où l’on peut rêver à une autre vie, dans laquelle on pourrait vraiment affirmer sa personnalité, vivre libre, loin d’une société responsable de tout ce dont on souffre en prison ou après la libération. Les motivations avancées, mais aussi les mots et le style de la requête révèlent les résistances individuelles et parfois la contestation d’un ordre social injuste.
Une affirmation de soi : “ je suis maitresses de ma personne ”
Voici par exemple la lettre d’une femme, Adèle Barbier, détenue à Saint-Lazare :
“ Monsieur,
Monsieur le Ministre de la marine comme étant détenue a Saint lazare comme étant jugée a 6 ans et ayant un enfant agée de 7 ans nayant personnes pour garder se pauvre enfant, C’est pourquoi que M. le Directeur ma recommandé de madresser a vous M. le ministre pour obtenir de votre bonté est la grace de pouvoir partir pour la nouvelle Caledonie avec ma petite fille qui n’a plus que moi pour soutien car M. le ministre je suis sans mari alors lon ma di que je pourais lobtenir de Vous si vous vouliez avec facilité Car je suis maitresses de ma personnes Si je puis obtenir Cette faveur ayez la bonté de me le faire savoir le plus tot possible car mon pauvre enfant est Chez des étrangers est ne veule plus la gardez est si vous éte assez bon de macordez se que je vous demande alors M. le Directeur de Saint Lazare feras venir mon enfant avec moi ou je suis détenue en attendand mon dépard
En attendand votre réponse Monsieur le Ministre que je vous demande en grace
Je suis avec respect votre dévoué servan ” [123].
Style et orthographe témoignent à l’évidence d’une écriture authentique, sans faire appel à la plume d’un autre. Elle s’est simplement renseignée pour savoir à qui s’adresser afin de conserver avec elle son “ pauvre enfant ”, sa seule inquiétude. Elle veut une réponse rapide, car le temps presse : elle craint que les étrangers qui ont la garde de sa petite fille ne l’abandonnent. Le seul argument “ juridique ” est celui de son état matrimonial : l’enfant n’ayant pas ou plus de père, elle est “ maîtresse ” de sa personne. Argument bien dérisoire pour une personne emprisonnée, condamnée à 6 ans de réclusion et ayant probablement perdu ses droits civils... Sans doute, mais le mot résonne pour elle comme une résistance à l’engrenage qui va la conduire en centrale. Il exprime sa volonté de faire le maximum pour préserver son enfant, son unique raison de vivre. Dans cette lettre écrite à la première personne, le “ je ” exprime avec force une revendication, symbolise une personnalité qui tente de résister au régime pénitentiaire et à ses conséquences.
Sans doute l’usage de la troisième personne n’est-il pas incompatible avec une telle attitude. Mais, en général, adapté aux codes de la requête administrative, il témoigne d’un effacement plus ou moins volontaire de la personnalité des suppliants. Il est significatif de constater que les lettres écrites à la troisième personne sont bien plus représentées parmi les détenus de centrale désirant être transférés à la Nouvelle-Calédonie pour y achever leur peine : 54 % d’entre eux adoptent cette formulation. Pour une part, ils ont le sentiment d’accomplir une formalité, sans illusion sur l’issue de la requête. Par contre, parmi les libérables ou les détenus expiant une peine de courte durée, la lettre est écrite en majorité - à raison de 56 % - à la première personne. Or c’est dans ces lettres que l’on trouve les critiques les plus véhémentes contre la surveillance de haute police, et que d’une manière générale, le ton est le plus vindicatif. Le choix de la première ou troisième personne n’est pas neutre : au-delà du faible niveau scolaire - mais il arrive, on l’a vu, qu’une lettre d’écrivain commencée “ dans les règles ”, à la troisième personne, se termine à la première sous pression du suppliant -, du genre imposé, du respect dû à l’administration, il n’est peut-être pas exagéré d’interpréter, pour une part, l’usage du “ je ” comme une prise de parole, une affirmation de soi en même temps que la revendication d’un droit à l’existence.
Dans cette perspective, il est des correspondances dont il faut prendre les termes au pied de la lettre. Quand Pierre Roujès, détenu au pénitencier de Castelluccio, commence sa correspondance à “ Monsieur ” (le ministre de la Marine) par ces mots : “ Excusez moi la hardiesse que je prend en vous écrivant et en vous faisant savoir de mes nouvelles ” [124], il faut prêter attention à l’incipit comme à la formule rituelle apprise à l’école pour écrire aux parents. Si la seconde témoigne d’une scolarité élémentaire, le premier affirme clairement les droits d’un Pierre Roujès prenant la “ hardiesse ” d’écrire à un ministre qu’il place, par l’appel (Monsieur) et la formule scolaire à ... son niveau. Cette lecture nous semble d’autant plus pertinente que fréquemment, dans cette correspondance de prisonniers appartenant aux milieux populaires, maîtrisant à peine le français, le naturel de l’expression renforce - à nos yeux - la protestation implicite qui accompagne la demande, comme le montre bien cette autre lettre, commençant de manière similaire et écrite par un détenu de La Roquette, Alphonse Collin : “ Monsieur
Vous exuserez la libertté que prend un prisonnier de vous écrire. Malheureusement je suis forcé de vous faire cette demande pour me retiré de la fautte ou je suis tombé. Car en liberté ne pouvant trouver du travaille rapport à ma surveillance ni resté dans paris, qui est mon pay ; obliger d’errer sur les routte sans argent, enduré la faim et le froid, ce qui mest tres penible. car a vingt deux an alléz demandé un morceau de pain c’est bien triste pour moi ; Je vous demanderai donc de vouloir bien macorder d’allez alla Nouvelle Caledonnie ; ou en Algerie au frais de l’et à vu que je nai pas dargent ni parents pour payer mon passage ; je tacherai de me rende Util a bord car jai deja servit a bord des paquebot Anglai qui son a Cherbourg ; Monsieur Ne rejetez pas la demande d’un Malheureu afin de revenir honnête homme car j’ai bonne envie de travaillez.
Je vous salut.
Votre tres humble serviteur
pour la vie ” [125]
Une écriture parfois contestataire :“ ma probité est toujours sortie victorieuse de mes luttes cruelles contre la société qui, implacable, m’a constamment refusé les moyens de travailler ” [126]
La requête glisse donc insensiblement vers la contestation. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, celle-ci n’est pas tant le fait des prisonniers politiques que des droits communs, du moins dans notre corpus très particulier de requêtes à l’administration. On peut le comprendre dans la mesure où les Communards détenus à Belle Ile, ayant demandé - guère plus d’un an après leur condamnation - à partir pour les Antilles, la Guyane ou l’Algérie, ne remettent pas en cause leur peine et n’imaginent pas encore la possibilité d’une grâce ou d’une amnistie. Ayant sans doute admis leur défaite, conscients des réalités, bénéficiant du régime politique, ils souffrent surtout, comme on l’a vu, de l’inactivité et de son “ influence pernicieuse ” sur leur santé physique et morale. Pour eux, il y a le désir d’adoucir leur condition, de se rendre utile et surtout d’avoir la possibilité de vivre avec leur famille sur une terre lointaine où ils pourraient être exilés, sous un régime atténué de la déportation. Chacun dit espérer - dans une sorte de demande collective, même si elle est répétée individuellement comme l’impose la démarche administrative - qu’“ en raison de l’importance de sa peine, le gouvernement lui accordera quelques adoucissements comparativement au régime de la déportation, que les conditions qui lui seront imposées seront acceptables et qu’il aura la faculté de faire venir auprès de lui sa famille ”. D’où le choix d’un lieu d’exil différent de celui de la Nouvelle-Calédonie où ont été déportés une grande partie de leurs camarades jugés par les conseils de guerre après la défaite de l’insurrection.
Pour les droits communs, la contestation est certes rare, mais elle apparaît dans quelques lettres, en dehors même de la mise en cause véhémente de la surveillance légale. Parfois, c’est le jugement même qui est critiqué. Au lendemain de sa condamnation par les assises de la Seine, un détenu encore à la Conciergerie est sous le coup de la colère contre les procédés du juge d’instruction lui ayant demandé de dénoncer ses complices alors que les promesses faites en échange ne sont pas tenues : “ Jesperre que M. le Ministre voudra bien prendre des renseignement sur ce fait lon a pris aucun renseignement sur mon compte, j’ai toujours travaillé, soffe 15 jours que je me suis trouvé sans travail et sans recources je laises une femme avec 2 enfants et lon me condamne plus que les autre qu’il y a au moins 5 ans quils sont malfaiteur. Monsieur le Ministre Mepardonnera si je ne puis Mieux mespliquer car je suis orde moimême d’une injustice parreille ” [127].
Dans une autre affaire de complicité, un détenu de la Roquette s’en remet à la justice divine pour punir ses complices : “ Je espoire que Dieu les punira comme il le merite ” [128]. En général, une telle contestation se manifeste au lendemain de la sentence. Ensuite, les mois et les années passant, on s’en tient à une critique vague et générale de la justice - estimée responsable de longs séjours en prison -, critique s’exprimant par l’emploi de mots bien choisis : “ me trouvant sous le joug de 13 condamnations et 5 ans de surveillance... ” [129].
De même, la prison n’est pas dénoncée concrètement, mais en général, quelques détenus plus instruits pointant les impasses d’un tel système répressif, en faisant écho aux débats pénitentiaires des années 1870. Paul Bolllon, prisonnier à la centrale de Nîmes, reprend ainsi le plaidoyer en faveur de la transportation coloniale pour justifier sa demander d’aller, à sa libération, en Nouvelle-Calédonie. S’il reste en France, sans travail, il retournera forcément en prison et, pour rompre cette chaîne, il donne des leçons aux autorités en soulignant le rôle préventif que devrait avoir la loi. Lui accorder satisfaction “ ce ne serait après tout que devancer une mesure qui pourrait m’atteindre dans l’avenir ne serait-il pas préférable de m’envoyer comme colon, plutôt que comme transporté ? la loi ne doit elle pas aussi avoir pour effet de prévenir les délits ou les crimes qu’elle réprime ! et ne serais-ce pas entrer dans l’esprit qui la dicte que d’accéder à ma prière ? la morale publique n’y peut rien perdre et j’ai tout à y gagner. ”
Puis de vanter les mérites de l’Angleterre en la matière... et de justifier à l’avance une politique de relégation : “ L’intérêt national autant que l’intérêt particulier n’ont-ils pas avantage a faciliter des moyens de fortune aux déshérités de la mère Patrie ? et les envoyés dans une colonie n’est ce pas les leurs facilités ? ici ils sont un obstacle, un embarras pour la civilisation, là bas ne peuvent-ils pas devenir une force et en quelque sorte les pionniers de cette civilisation... ” [130].
La solution proposée aux dysfonctionnements du système répressif reflète la tonalité générale des demandes d’expatriation et s’inscrit bien dans le climat général des années 1870 et 1880, quand la transportation apparaît de plus en plus comme le remède à la lutte contre la récidive. En ce sens, les développements de ce détenu sont très loin d’être subversifs. Ils n’en remettent pas moins en cause le fonctionnement d’ensemble du système pénitentiaire incapable d’amender les détenus et de permettre leur réinsertion à la sortie.
Au-delà de la prison, c’est toute une organisation sociale qui est, implicitement, contestée, voire rejetée, puisqu’on veut la fuir en s’expatriant. La demande d’exil est, en elle-même, un acte d’accusation contre une société rejetant les libérés. Les méfaits de la surveillance légale suscitent de sévères propos. On reprend, à charge, les accusations contre les récidivistes : sans travail, sans ressources, “ je ne sais que devenir et ne puis qu’être dangereux pour la société ” [131]. Comment ne pas retourner à la délinquance si la société, imbue de préjugés injustes, refuse tout secours, tout emploi aux libérés ? Pour Jean-Louis Faure, détenu à la centrale d’Eysses “ il n’est plus en mon pouvoir de revenir au bien car la société française n’a plus de pitié pour moi... ”. Vécue comme une injustice, la surveillance fait de ces anciens condamnés des parias. Le terme est employé dans plusieurs lettres. Louis Momiron, de sa prison de Nevers, le dit dans un style maîtrisé : “ J’ai reçu une instruction assez étendue, mais dans la position où je me trouve cela ne me sert à rien parce que la société me considère comme un paria et me ferme ses portes ” [132]. Mais Pierre Pitois, outré par le refus de lui donner la résidence de son choix, retourne contre les autorités le discours conservateur assimilant criminalité et Commune : “ Monsieur le Ministre, il est peut être indispensable de se prémunir contre les tendances subversives d’une catégorie de repris de justice, mais il est certain qu’un grand nombre de ces parias sociaux n’accourent se ranger sous l’étendard de l’anarchie que parce que la surveillance les place dans la cruelle alternative de mourir de faim ou de faillir à nouveau ” [133].
On dira, à juste titre, que la protestation sociale est l’exception dans la correspondance des détenus demandant à expirer leur peine à la Nouvelle-Calédonie ou à s’exiler dans n’importe quelle autre colonie à leur libération. À l’évidence, la très grande majorité des lettres relève d’une écriture contrainte, “ prisonnière ” à tous les sens du terme, étroitement contrôlée par l’administration pénitentiaire, suivant les modèles répétés par des écrivains - passage obligé pour une population souvent analphabète -, s’inscrivant, par définition, dans une démarche administrative, celle de la requête qui est très codifiée et laisse peu de place à l’authenticité. Mais comment ne pas voir, particulièrement dans la correspondance de ceux qui s’apprêtent à quitter la prison pour recouvrer la liberté, la dénonciation implicite d’une société refusant de faire une place aux condamnés libérés ? Le fait que quatre requérants sur dix sont des détenus réclamant des facilités d’exil à leur libération est à lui seul un réquisitoire contre un régime de la surveillance de haute police, facteur essentiel de la récidive et du retour à la prison. Le paradoxe est que ces demandes vont sans doute servir d’argument supplémentaire à la mise en place d’une politique encore plus répressive, celle de la relégation des multi-récidivistes, adoptée en 1885.
La supplique adressée au ministre - de l’Intérieur ou de la Marine - doit se plier aux normes de ce type de démarche administrative si elle veut avoir quelque chance d’aboutir : le “ très obéissant serviteur ” se présente comme le colon idéal animé d’une volonté de revenir au bien dans la France d’outre-mer. Pourtant, au-delà des contraintes du genre, on perçoit l’affirmation d’une existence qui n’a pas été brisée par l’incarcération : les requérants ont un projet de vie, envisagent une perspective d’avenir, expriment le besoin de renouer ou de recréer, à leur sortie, les liens sociaux leur permettant de construire une position nouvelle, en oubliant celle qu’ils ne pourront jamais retrouver en métropole. Même rédigée par la plume d’un autre, et plus encore dans les mots difficilement écrits de la lettre authentique, la requête au ministre exprime également une espérance. N’est-ce pas aussi pour le détenu, le temps de la rédaction et de l’attente de la réponse, un petit espace de liberté conquis sur la prison ?
En faisant cette hypothèse on s’inscrit, en un sens, dans l’évolution de la recherche historique qui, à l’égal des autres sciences sociales, revalorise le rôle des acteurs. Ces prisonniers ou libérés, nous les voyons résister à l’entreprise disciplinaire, refuser leur condition, y compris dans l’étroite voie autorisée de la supplique adressée à l’institution. Toutefois, cette résistance s’opère dans le cadre du système pénitentiaire, en revendiquant une solution - la relégation outre-mer - qui, dans les faits, se révélera pire que celle qui est dénoncée. On peut lire ces lettres comme autant d’appels, de « bouteilles à la mer » lancées pour échapper à l’inhumanité de l’emprisonnement, et y voir également les limites du contrôle social. Il reste cependant que l’histoire de l’archipel pénitentiaire français, avec l’instauration de la relégation, souligne combien la recherche, par les détenus, de l’insertion dans la société à la fin de leur peine, a débouché sur son contraire : l’exclusion.
Jean-Claude Farcy
Historien, Centre Georges Chevrier, Université de Bourgogne
Source :
Jean-Claude Farcy
« “ je désire quitté la france pour quitté les prisons ” Les requêtes de prisonniers pour obtenir leur exil (années 1870) [novembre 2005] », Champ pénal, Champ pénal Champ pénal, [En ligne], mis en ligne le 10 novembre 2005.
URL : http://champpenal.revues.org/document418.html.
URL : http://champpenal.revues.org/document424.html.
Annexe : Lettres de détenus