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Jean-Paul Depouhon : La prison, ça sert à quoi ?

Mise en ligne : 7 décembre 2002

Dernière modification : 15 mai 2005

AL 214 - FEVRIER 1999 Jean-Paul Depouhon Prison de Saint-Gilles - Av. Ducpétiaux - 1190 Bruxelles

Texte de l'article :

Au moment où j’écris cet article, je suis dans ma septième année de détention. Mais, que le lecteur se rassure, je ne me limiterai pas aux pensées d’un homme dont l’univers intellectuel et biologique est borné depuis si longtemps par quatre murs de deux mètres sur quatre !

 

Le point de vue juridique

La prison n’est pas une punition, c’est seulement une privation de liberté, disent les juristes. Difficile d’être plus hypocrite que cela ! C’est comme si je disais à ma fille : Puisque tu n’as pas été sage, tu seras privée de dessert, mais attention, ce n’est pas une punition, c’est seulement une privation de dessert. Personnellement, à part la torture, je ne vois pas ce que l’on pourrait donner de plus terrible à un homme comme punition.

Par ailleurs, dire que la prison est une privation de liberté est extrêmement réducteur.

D’abord, dans une société capitaliste et répressive, la liberté est quelque chose de très relatif. Quand vous gagnez 40.000 francs par mois, vous avez la liberté de dépenser 40.000 francs et pas un franc de plus.

Si vous êtes au chômage à 25.000 francs par mois, votre "liberté" est totalement bridée par ces 25.000 francs.

Dans une société où il faut du fric pour tout : pour manger, boire, se vêtir, se loger, se divertir... même pour pisser parce que les vespasiennes ne sont pas gratuites, le fric sera toujours une fameuse entrave à votre liberté. Même le riche n’est pas libre, car il lui faut exploiter ses semblables pour devenir riche.

Gilbert Cesbron a écrit : Comment peut-on être heureux de vivre seul dans sept pièces quand les voisins vivent à sept dans une seule pièce ?

D’autre part, vous n’avez pas la liberté de rouler à 130 km/h sur une autoroute déserte, car vous ramasserez un PV. Vous n’avez même pas la liberté d’être distrait, si vous oubliez d’alimenter votre parcmètre, vous aurez aussi un PV !

Ça, c’est quelque chose qui ne risque pas de m’arriver en prison ! Il est vrai que mon corps n’est pas très libre, mais mon esprit l’est.

Par exemple, j’ai la liberté de regarder la télé à dix heures du matin, alors que vous qui travaillez, n’avez pas cette liberté ! Le détenu a même des libertés que vous n’avez pas dehors. Ce n’est donc pas de liberté qu’on est privé, mais de vie ! On est privé de tout ce qui fait la vie humaine et de tous les plaisirs de la vie, privé de vie, quoi !

Je pense que le plus grand plaisir de la vie, c’est la femme, le sexe, l’amour, la tendresse. Ça n’existe pas en prison.

Le deuxième plaisir de la vie, c’est sans doute la gastronomie. Or, en prison on mange de la merde. Le vin et la bière n’existent pas. On ne reçoit pas de boisson aux repas de midi. À la prison de Forest (ailes A et B) et à Saint-Gilles (aile C et D), il n’y a pas de wc en cellule - on n’a qu’un seau puant - ; il n’y a même pas de robinet : on boit l’eau croupie d’une cruche. Le matin et le soir on reçoit du café, mais il est imbuvable.

Voir un oiseau sur une branche, ou admirer un coucher de soleil, ça n’existe pas en prison.

Apercevoir un copain à la terrasse d’un café et aller prendre un verre avec lui, ça n’existe pas. Les relations humaines n’existent pas en prison. À Saint-Gilles, je passe 24 heures sur 24 dans une cellule cloacale (des détenus qui ont connu les prisons en France, en Hollande, en Allemagne, m’ont dit que les cachots y sont plus confortables que les cellules ici) car le préau dure deux heures.

S’y faire chier à tourner en rond pendant deux heures, en regardant des murs de dix mètres de haut surmontés de barbelés, est pire que se faire chier en cellule à zapper devant la télé ou à faire des réussites. La prison, c’est donc bien une privation de vie et pas de libertés. On est même privé de projets de vie. Pas question de projeter une journée à la mer, une séance de cinéma ou une soirée chez des amis... La prison c’est mourir à petit feu, se faire chier, encore se faire chier, toujours se faire chier. Seul entre quatre murs. Ou à deux en cellule ce qui est pire encore. Pour certains, la prison c’est même être privé d’espoir : quand on en sortira, ce sera sans rien : plus de maison, plus de meubles, plus de voiture, plus d’argent, plus de travail, plus de femme. Par contre on aura des millions de dettes (parties civiles, frais de justice, amendes...) et, sauf pour de rares privilégiés, ce sera 21.000 francs par mois, au CPAS (RMI) jusqu’à la mort. Qui osera encore dire que la prison n’est qu’une privation de liberté ?

 

Le point de vue des spécialistes

Les prisons sont des pourrissoirs dont on sort plus dangereux pour la sécurité publique qu’on y est entré (Philippe Toussaint, chroniqueur judiciaire au Journal des Procès).

[...] l’emprisonnement, paradoxalement, n’est pas un mode de lutte contre le crime, mais contribue à le propager (Georges Kellens, dans Le Journal des Tribunaux nE5888).

Les spécialistes, eux, ont compris à quoi sert la prison. Mais je voudrais donner un seul exemple, pour que le profane comprenne lui aussi pourquoi on sort de prison dix fois plus dangereux pour la sécurité publique qu’on y est entré.

Un cambrioleur m’a raconté son histoire, je change les détails pour qu’on ne le reconnaisse pas : Ma petite amie et moi, on voulait fonder une famille mais on s’est retrouvé au chômage en même temps et brutalement. Je me suis laissé tenter par un copain qui m’a proposé de faire un cambriolage avec lui. Pendant un temps j’ai bien vécu mais j’ai exagéré et je me suis fait pincer par les flics. Mon avocat m’a dit que je prendrais trois ans mais j’en ai pris cinq. Il m’a conseillé de faire appel. J’en ai pris sept ! L’argent que j’avais de côté est parti dans la poche de mon avocat. Il m’avait dit que je ne ferais que deux ans et demi sur les sept, mais je suis dans ma quatrième année de prison et la libération conditionnelle n’arrive toujours pas. Ma petite amie est, depuis longtemps, partie avec un autre. Quand je sortirai, ce sera nu comme un ver et ce n’est sûrement pas moi qui vais me taper les petits boulots à 35.000 francs par mois pour un patron qui se met les millions de bénéfices en poche. Je n’aurai donc d’autre solution que de recommencer à voler. Mais cette fois, je serai beaucoup plus malin. Les autres cambrioleurs m’ont refilé tous leurs tuyaux. Mon complice avait trop la trouille sur les coups, maintenant j’ai trouvé un bon complice. Je n’avais qu’un mauvais receleur, maintenant on m’a refilé l’adresse d’un bon. Si j’habite Bruxelles, je cam- briolerai à Liège ou vice et versa. On ne trouvera plus jamais du matériel volé chez moi. Bien malins les flics qui me pinceront. Quand je cambriolais, je n’étais jamais armé car je voulais bien risquer quelques années pour vol mais pas perpète pour meurtre. Maintenant, ce sera le contraire, je serai toujours armé quand je cambriolerai. Et si je me fais surprendre par un proprio, je le descends aussi sec, comme ça il ne sera plus là pour me dénoncer.

Voilà l’effet produit par la prison sur un cambrioleur qui, entre nous soit dit, n’aurait jamais cambriolé de sa vie s’il n’avait pas été mis brutalement au chômage juste au moment où il s’apprêtait à fonder une famille. Et parler pas de remords, de conscience, de démocratie ou de respect de la vie à un détenu : ce sont des notions qui n’existent pas en prison. Dans votre p... de société, il n’existe aucun "respect de la vie", car respecter la vie d’un être humain, ce n’est pas respecter son existence biologique, mais la qualité de sa vie. Un patron qui a le droit, d’un seul trait de plume, de mettre 3.000 personnes au chômage et de reconstruire son usine à l’autre bout du monde, là où les ouvriers coûtent cent fois moins cher qu’en Belgique, ce patron n’a aucun respect pour la vie humaine. Un riche propriétaire qui a le droit d’appeler gendarmes et huissiers pour expulser un pauvre locataire devenu incapable de payer son loyer, n’a aucun respect pour la vie humaine.

Soit dit en passant, "l’État de droit " ce n’est rien d’autre que la légalisation du droit du plus fort de strogner le plus faible. Avez-vous compris, aussi lecteur, pourquoi l’on sort de prison dix fois plus "dangereux" qu’avant ?

 

Le point de vue du détenu

Là, c’est simple à résumer : tout détenu sait qu’en prison on n’a que deux droits : le droit de se faire chier et le droit de fermer sa gueule. Sinon c’est le cachot. On a vu que la prison c’est surtout la privation de vie, mais pour un détenu, c’est encore autre chose : outre se faire chier, c’est se détruire soi-même, détruire ses capacités de concentration et de décision, détruire sa condition physique, détruire ses sentiments, détruire sa sexualité... En effet, en prison on ne décide jamais de rien : on ne décide ni ce qu’on mange, ni de l’heure à laquelle on mange. On ne décide ni de l’heure ni du jour où l’on prend sa douche. Pour avoir de l’eau sous la douche, il faut pousser sur le bouton. Mais comme la plupart des boutons sont cassés, il faut maintenir en permanence le doigt sur le bouton et l’eau est souvent glacée ou brûlante. On ne décide pas de l’heure à laquelle on éteint la lumière le soir ni de l’heure à laquelle on allume le matin. Il n’y a pas d’interrupteur dans la cellule. C’est le maton qui le fait de l’extérieur. On ne décide même pas d’ouvrir le chauffage quand on a froid ou de le diminuer quand on a chaud : il n’y a pas de bouton au radiateur. On ne décide pas de changer la literie quand elle est sale. Les draps sont changés tous les quinze jours. Depuis sept ans, je ne décide jamais des vêtements que je vais porter : j’ai toujours le même pantalon de toile grise, le même pull bleu foncé, la même veste de toile grise, les mêmes chaussettes, les mêmes souliers noirs, les mêmes caleçons trop grands ou trop petits. Dans un monde borné éternellement par quatre murs de deux mètres sur quatre, il ne se passe jamais rien d’agréable.

Cette nuit je n’ai pas beaucoup dormi. On a arrêté un drogué qui est en manque maintenant. Toute la nuit il a gueulé : J’ai mal, je vais mourir.

Ce matin, changement de disque. J’ai entendu une grosse engueulade entre un détenu et un maton. Le détenu a été traîné au cachot et régulièrement je l’entends gueuler : Chef de quartier, fils de p...

Sans arrêt, j’entends un haut-parleur en face de ma cellule : Retour préau, Mouvement travailleurs, Le 214 pour l’assistance sociale, Le 128 au parloir avocat, Des hommes pour la fouille (ça, c’est après chaque visite, des matons qu’on appelle pour aller fouiller les détenus à poil).

Hier, on m’a appelé pour aller récupérer mes caisses d’objets personnels revenant de la prison de Huy où j’ai été transféré par erreur pendant cinq jours. J’ai constaté qu’il me manquait une caisse contenant des objets importants pour moi. Elle s’est "égarée", la récupérerai-je un jour ? Il y a quelques semaines, on m’a supprimé ma cantine. Après réclamation, la comptabilité s’est rendu compte qu’il y avait un autre Depouhon et quand celui-ci a été transféré dans une autre prison, on lui a donné tout mon argent ! On m’a remboursé, mais comme la cantine ne se commande qu’une fois par semaine, je suis sans tabac et sans café pendant une semaine.

À la prison de Huy, un musulman à qui sa religion interdit de se montrer à poil, a refusé d’ôter son caleçon lors de la fouille réglementaire après la visite. Résultat : au cachot. Je précise qu’il ne s’est pas battu et qu’il ne passait pas de drogue. Il a simplement refusé d’ôter son caleçon pour raison religieuse. Vivent les droits de l’homme ! Je pourrais remplir Alternative Libertaire de détails semblables. Mais comme en cellule il ne se passe jamais rien, les détails prennent la dimension d’événements.

Et les événements sont sans exception, brimants, humiliants, dégradants, chiants, crétinisants, infantilisants... Autant vous dire que lorsqu’un détenu a végété pendant des années dans un tel enfer, il n’est plus normal et il sort de prison comme un chien enragé. Je viens de lire un ouvrage extrêmement intéressant, L’homme agressif de P. Karli (neurobiologiste) aux éditions Odile Jacob (1989). L’auteur y montre notamment que, lorsque l’on prend un chat adulte parfaitement socialisé et qu’on l’isole seulement quinze jours, on constate déjà après quinze jours des modifications neuro-chimiques dans son cerveau. Vous vous imaginez ce qui se passe dans le cerveau d’un homme isolé pendant dix ans en enfer ? Non seulement cet homme n’est plus normal, mais, révolté, il sort beaucoup plus "dangereux" pour la sécurité publique.

 

Conclusion

Et alors, ça sert à quoi la prison, si on en sort plus dangereux ? Je vais vous dire, moi : ça sert à protéger les biens des riches contre l’envie des pauvres.

Bien sûr, ça ne les protège pas contre les 8.000 et quelques qui sont en prison et qui eux n’ont pas eu peur. Mais ça protège les riches contre les millions de chô- meurs, d’exclus, de gagne-petit, de défavorisés... qui eux ont peur d’aller en prison. Sinon, il y a longtemps que le capitalisme n’existerait plus. Ce n’est évidemment pas pour la suppression des prisons qu’il faut militer, le capitalisme est impossible sans répression, ce serait immédiatement la guerre civile. Il faut militer contre le capitalisme, principalement pour la transformation des sociétés d’actionnaires en sociétés coopératives. Dans cette organisation économique qui pratiquerait la justice sociale au lieu de la "justice-répression", vous verriez les prisons commencer à se vider, alors qu’actuellement elles sont pleines à craquer.