Cette cigarette "à tige de huit" dit-on, remplie de tabac, provoque chez l’homme de multiples attitudes.
Dès l’adolescence, on le sait, cette cigarette est le moyen de se grandir, de faire comme les grands, en fait, d’être un homme. C’est également le moyen de lier contact, d’entrer dans un groupe et, pourquoi pas, par rapport à celui qui ne fume pas, d’y occuper une place prépondérante dans la hiérarchie.
Cette "clope" peut aussi, pour certains, être la marque d’une forme d’émancipation, voire d’une révolte sous-jacente contre l’ordre établi et/ou l’autorité parentale. Elle aussi, pour beaucoup, un instant pris sur la fuite du temps, un instant de calme, peut-être un anti-stress de l’inconnu, de la vie, de la mort.
Si au début elle est la possibilité de s’affirmer, de se démarquer, de démontrer son existence, elle devient très vite l’inévitable divinité dont on dépend. Qui n’a pas pas ressenti cette panique en l’absence du paquet de cigarettes au moment de partir ? « Il n’est pas dans la poche de mon pantalon, ni du blouson, où ai-je bien pu le poser ? », d’autant qu’il faut trouver également son copain le plus proche, Monsieur Briquet.
Eh oui ! cette journée qui en fait ne doit être qu’une journée comme les autres, risque de devenir un cauchemar, non par le biais du travail mais à cause de cette cigarette absente. ce qui à l’origine devait être un plaisir devient au fil du temps un cauchemar : nous devenons des esclaves.
Il y a une petite erreur. Je dis "nous" mais je n’ai jamais fumé. J’ai bien, comme beaucoup de jeunes, tenté de fumer lorsque cela m’était interdit.
Mais il est vrai que je n’ai rien ressenti, aucune transformation. peut-être en attendais-je trop ? Sans doute avais-je déjà cet esprit qui me pousse à refuser l’idée de faire comme tout le monde, à être en dehors du troupeau ... Je suis donc non-fumeur.
Et pourtant, à côtoyer les fumeurs dont je n’ai pu me séparer par amitié, parce qu’ils étaient des relations ( des amis ), des parents (mon esprit, parfois, m’oblige à faire fi de l’égoïsme ), à le côtoyer disais-je, j’ai, tout au long de ces années, sûrement fumé autant qu’eux.
Revenons donc à ce petit bout de tabac, cette "tige de huit", cette "cibiche" avec ou sans filtre, en tabac prêt à l’emploi, à rouler, à pipe, à priser, quoique cela se perde.
À l’extérieur de la prison, elle fait peu partie des conversations, sinon pour ceux qui tentent pour la énième fois d’arrêter ou lors des différentes argumentations qui seront, soyons-en sûr, l’argument essentiel pour arrêter définitivement (peut-être) de fumer.
En prison, ces 8 cm sont "le" sujet, sinon principal, du moins celui qui accapare le plus les conversations. On teste et commente les divers types de tabac. C’est au travers du tabac que l’on peut également connaître la "richesse" d’un détenu (fumeur). À l’arrivée, des habitudes persistent et l’on voit des paquets de cigarettes. À moins qu’il soit riche, on sait qu’il vient d’arriver. mais, rapidement, on apparaître la "rouleuse", les paquets de feuilles et le tabac en vrac. Comme je le disais plus haut, celui qui continue à acheter des paquets, c’est qu’il reçoit souvent des mandats substantiels.
Rapidement donc, on arrive au tabac en vrac. Mais là aussi, il y aune sorte de hiérarchie. ce sont en premier les tabacs encore chers. Puis, infortune oblige, ce sont les bas de gamme qui se font jour. À partir de là s’installe une sorte de vitesse de croisière pour certains. Car il y a plus bas encore.
Ceux qui n’arrivent pas à boucler leur mois et ceux qui ne peuvent pas régulièrement acheter leur paquet en vrac ou les feuilles. C’est là un pas de plus dans la descente vers la dépendance. Il faudra trouver celui qui voudra bien donner une cigarette ou bien passer un peu de tabac, quelques feuilles : tout cela, il faudra le rendre.
Grâce à ce baromètre, à l’observation, on constate l’évolution ou la dégradation de tel ou tel : il a reçu un mandat, il a un travail, etc. ...
Il faut ensuite affiner l’observation pour remarquer ceux qui fument dans l’aisance la grosseur des cigarettes roulées. Des cigarettes qui deviennent plus fines car on approche de la fin du mois à ceux qui les roulent toujours très fines afin d’économiser et de se faire une petite provision pour les mauvais jours. Il y a aussi ceux qui fument des filtres : ceux-là utilisent la pochette cartonnée des feuilles, qui, découpées en lanières et roulées, forment les filtres. Parfois le filtre s’élargit vers la fin du mois. Bien sûr, il y a ceux qui peuvent s’acheter des tubes : papiers et filtres sont roulés, reste à mettre le tabac. On peut également savoir si tel ou tel a fumé des joints : la cigarette a une forme de cône.
La cigarette, baromètre de vie dans le monde carcéral ; aux fluctuations, des états différents. Si l’on considère que dans la "vie" à l’extérieur, le fumeur a ses problèmes, voire des faiblesses (stress, de caractères, de sentiments, etc. ...), en prison, le tabac égale Dieu, richesse, monnaie d’échange, en tout cas dépendance. Difficile pour beaucoup d’arrêter. j’ai connu pourtant des courageux qui se lançaient dans une cure antitabac. Il reste les très faibles, ceux qui fument avec les putes ou ceux qui fument de suite après le traitement.
Quand on pense à tout ce que peut représenter la cigarette pour une personne libre ! .... Pour le détenu, elle est un placebo contre l’ennui, contre le stress. Peut-être un court instant retrouve-t-il dans ces simples gestes quelque chose qui lui rappelle la vie, son existence. La cigarette, c’est la vie dans ces instants de solitude.
Jean-François Dudoué