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La croisière immobile (janvier 2001)

Mise en ligne : 15 avril 2003

Dernière modification : 28 novembre 2004

Texte de l'article :

Lundi 15 janvier 2001 : c’est le jour J, tu es attendu au centre de détention de Loos pour 14 heures. Tu n’habites Lille que depuis un peu plus de trois mois et n’as par conséquent aucune idée de l’aspect que peut avoir cette prison. Tu avales en vitesse les restes de spaghetti bolognaises qui, depuis deux jours, traînent dans ton frigo et sort du garage ton vieux vélo hollandais. Le temps est ensoleillé, froid et sec ; idéal pour pédaler. Un quart d’heure plus tard, sans même y prendre garde, te voici dans la ville de Loos. Mais tu as beau chercher des yeux tu ne vois aucune pancarte indiquant la direction de la prison. Après avoir déplié et examiné ta carte routière, tu te rends compte de l’inexactitude de l’expression « prison de Loos ». La prison ne se situe pas à Loos même mais dans sa marge : une sorte d’« interzone », de zone tampon, délimitée par les eaux saumâtres de la Deule, le flux de gomme et d’acier du boulevard périphérique sud et les circonvolutions de tuyaux, tubes et pistons de l’usine Kuhlmann. Sur la carte de l’agglomération lilloise, le centre pénitentiaire de Loos est signalé par deux formes géométriques : un quadrilatère représente le centre de détention (réservé aux condamnés) et une sorte d’étoiles à trois branche la maison d’arrêt (réservée aux prévenus, ceux en attente de jugement). Tout autour, l’espace blanc figure, en creux, l’existence implicite d’un vaste périmètre de sécurité aux pourtours duquel se détache le rectangle d’une usine d’incinération. Une question te vient alors à l’esprit : quel rapport peut-il bien y avoir entre une déchetterie et une prison, entre retraitement des déchets ménagers et « reclassement social » des détenus ? Pourquoi un tel voisinage ? Coïncidence, plan concerté, pur hasard ou symptôme ?...

Une fois passé ce sas, c’est la plongée dans un univers parallèle, situé quelque part entre l’hôpital et le zoo.

De l’extérieur de la prison de Loos, rien ne filtre de la vie carcérale. Une longue muraille de briques décrépies, rythmée par quelques lourdes portes boulonnées, oppose une fin de non-recevoir aux regards indiscrets. Lors de cette première visite, ce n’est qu’après bien des hésitations que tu te décides à appuyer sur le bouton de l’interphone. Il te semble percevoir une sourde hostilité à travers la raideur martiale des murs de l’édifice. Ce qui fait froid dans le dos, c’est de penser que juste derrière cette enceinte, le pouvoir judiciaire, les textes de loi, la « souveraineté de l’Etat », toutes ces choses en apparence si abstraites prennent la forme, à la fois mystérieuse et concrète, d’un subtil et discret « art du supplice ». Mais une fois admis à l’intérieur de l’enceinte, après avoir décliné ton identité au surveillant assis dans le premier poste de contrôle, tu te sens déjà mieux. Dans d’autres circonstances, tu apprécierais sans doute la majesté de l’ouvrage fortifié. Il faut dire que le centre de détention occupe les locaux d’une ancienne abbaye qui n’a été reconvertie en prison d’Etat qu’après la révolution. C’est autour de cette vieille bâtisse que se déploie le système défensif du pénitencier : double enceinte, chemin de ronde, miradors et treillis de barbelé. C’est admirable, cela mériterait presque d’être classé monument historique. Depuis la cour d’honneur, qui pourrait être en effet celle d’un musée ou d’un hôtel particulier parmi d’autres, rien ne laisse deviner la présence, au-delà de la façade de style, d’une « machine à punir »...

Pour pénétrer à l’intérieur du quartier de la « détention », la prison proprement dite, il te faut d’abord passer par un sas de « décompression » où un surveillant vérifie à nouveau ton identité et te fournit une alarme portable, une sorte de gros téléphone cellulaire noir. Une fois passé ce sas, c’est la plongée dans un univers parallèle, situé quelque part entre l’hôpital et le zoo. « Le bruit et l’odeur », voilà ce qui te frappe en premier lieu. Le bruit, c’est le cliquetis des clés, le claquement des portes métalliques, le déblocage électrique des systèmes de fermeture, le bourdonnement incessant, ponctué de cris, de joutes verbales et de rires épileptiques, de tous ces « hommes obscurs » rivés à leur numéro d’écrou comme à une ancre invisible. Dans ce magma sonore qui de partout dégouline, seul le silence pourrait être assourdissant. L’odeur, un composé antithétique de détritus et de désinfectant, a la consistance d’une matière vivante, moite et spongieuse, qui une fois qu’elle t’a enveloppée ne te lâche plus. Pas un micron de ta surface textile et corporelle qui puisse lui échapper !

Une véritable « ruche humaine » où les habitations se distribuent sur cinq étages en une série d’alvéoles de béton équipées de mini-hublots ; des œilletons obturés par un cache.

Après l’ouïe et l’odorat, la vue : sous tes pas mal assurés se déroule une immense place rectangulaire autour de laquelle s’élève, bien à la verticale, la ville carcérale. Cette place qui n’autorise que des passages obligés a ceci de particulier qu’elle ne donne sur aucune rue, aucun commerce, aucune maison, rien, ou plutôt si... : des murs affrontant d’autres murs. Parfois, dans un renfoncement, tu découvres une cage de verre : « c’est là que les psy, travailleurs sociaux, avocats etc., rencontrent les détenus », t’explique gentiment un surveillant. Si quittant le rez-de-chaussée, ton regard se concentre sur les hauteurs, tu comprends alors ce qu’est la « Détention » : une véritable « ruche humaine » où les habitations se distribuent sur cinq étages en une série d’alvéoles de béton équipées de mini-hublots ; des œilletons obturés par un cache. Ces cellules, cabines à la pressurisation minutieuse, sont reliées entre elles par des coursives et chacune de ces coursives, qui parcourent les deux côtés du quadrilatère de la « Détention », est reliée à son double par trois ou quatre passerelles.

Tout cela te rappelle étrangement l’architecture d’acier des anciens paquebots transatlantiques et ne fait que rendre plus sensible l’absence d’horizon. Autour de toi, des hommes promènent leur solitude de long en large et de bas en haut dans les coursives, cales, machineries, entreponts et escaliers de tôle du Titanic carcéral. Ce sont les passagers forcés d’une croisière immobile. Dans une salle de cours, tu fais la connaissance de quelques uns de ces « taulards » et tu te demandes : « Mais comment fait Jean-Gérald pour me parler de sa passion du « slam » (poésie scandée) ; mais comment fait Rabah pour me parler de ce pigeon qu’un jour il a recueilli sur le rebord de sa fenêtre ; mais comment fait Kamel pour discuter avec moi des paroles de ces futures chansons ; mais comment font-ils tous pour rester humains ?... »

Dénètem

Source : http://www.insite.fr/interdit/2001juin/prison1.htm