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"La folie qui m’accompagne …"*

par Marie, Juge

Mise en ligne : 21 novembre 2010

Dernière modification : 9 janvier 2012

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Texte de l'article :

*("Champagne", de Jacques Higelin – chouette chanson, et en plein accord avec l’un des thèmes dominants de ce blog, en plus.)

"Bonjour Madame, je cherche le bureau du juge des tutelles, c’est ici ?


- Non, c’est au fond du couloir sur votre droite, sa salle d’attente est juste avant.


- D’accord, merci. Euh, je peux vous demander un service ? Il ne faudrait dire à personne que je suis venu ici. Vous comprenez, je suis agent secret pour le gouvernement, et je pourrais avoir des ennuis si ça se savait …"


Oh, rien d’anormal. Journée ordinaire au Tribunal d’instance : même pour moi, qui ne suis effectivement pas juge des tutelles, il est habituel de voir débarquer dans mon bureau les justiciables venus s’entretenir avec mes collègues. Et la présence de ce septuagénaire en particulier nous est devenue familière à tous : il ne vient pas seulement lorsqu’une convocation le concerne directement (il est placé sous tutelle depuis quelques années), mais accompagne également ses (nombreux, manifestement) amis placés sous mesure de protection à leurs entretiens. Ce qui lui a donné l’occasion de s’apercevoir que la machine à café du Tribunal était de qualité. Depuis, on croise fréquemment son imper mastic et son chapeau dans le local des distributeurs ou dans notre salle d’attente, lorsque l’Espion a envie de raconter ses aventures d’espion au service secret de la République aux justiciables (public captif), aux fonctionnaires ou, lorsqu’il ne trouve personne d’autre, aux magistrats. En général, il suffit de lui accorder trois minutes d’attention, et l’Espion s’en retourne chez lui, "doux dingue" facile à contenter …

Travailler au Tribunal d’instance implique de toutes façons plus ou moins de banaliser les incursions de la maladie mentale dans mon milieu professionnel, puisque c’est ici que l’on gère la situation des personnes protégées. A titre plus personnel, croiser un tutélaire devant ma porte est enfin devenu un non-événement, alors que jusqu’ici, rencontrer une personne "dérangée" dans le cadre de mon travail me mettait plutôt mal à l’aise, bien que nombre d’entre eux soient aussi avenants que notre James Bond local.

Ou pas : ma première véritable rencontre du troisième type en la matière a eu lieu lorsque j’étais auditrice de justice, bébé-juge des enfants affairée à démontrer à ma maître de stage que j’étais parfaitement capable de faire entendre à un père de famille divorcé dont l’ex-femme et les deux adolescents ne voulaient plus entendre parler que mieux valait attendre que ses enfants reviennent spontanément vers lui plutôt que les y forcer, ainsi qu’il le souhaitait. Ce n’était pas une mince affaire, puisque l’intéressé se disait parfaitement d’accord avec mon raisonnement, en parvenant néanmoins à des conclusions diamétralement opposées (les deux gamins chez lui tous les week-ends et c’est marre). Au cours de l’audience, nous avons découvert que Monsieur T., ancien militaire, était persuadé que si ses deux garçons ne voulaient plus le voir, ce n’était pas parce qu’il terrorisait leur mère, notamment en passant l’essentiel de son temps à la suivre pas à pas et, lorsqu’elle restait à domicile, à s’allonger en travers de son paillasson pour coller son oreille à sa porte et ainsi tenter d’écouter ce qu’il se passait chez elle : le responsable de cette antipathie filiale était en réalité la DST(1) , qui essayait de lui voler ses enfants en les envoyant en camp de vacances, avec la bénédiction de leur mère, prostituée de luxe de son état, dont il nous précisait que la clientèle comprenait l’intégralité des personnalités importantes du département.

Informé du déroulement de l’entretien (et de la décision du juge des enfants, contraire aux souhaits de M. T.), le substitut des mineurs nous a ultérieurement indiqué que M. T. avait été provisoirement suspendu de ses fonctions au sein de l’armée après avoir accusé son colonel d’entretenir de coupables relations avec son épouse, par le biais d’une lettre, certes anonyme, mais qui débutait ainsi : "Je sais que tu couches avec ma femme, Mme T., salopard",(2) manoeuvre qui lui était rapidement retombée sur le museau, comme on s’en doute, les colonels étant parfois susceptibles. Ce renseignement, parmi d’autres, avait été obtenu dans le cadre d’une enquête initiée à la suite d’une plainte pour proxénétisme déposée par M. T. à l’encontre des éminents clients supposés de sa femme.

Quelques jours plus tard, le même substitut m’a convoqué pour me lancer, hilare, que j’avais "bien caché mon jeu à tout le monde" : M. T. venait de déposer plainte contre moi pour lui avoir enlevé ses enfants, dissimulée sous une fausse identité (il fournissait d’ailleurs mes "véritables" nom et grade militaire au Procureur, à toutes fins utiles) et en ayant pris la précaution de museler (probablement par chantage) la vraie juge des enfants, jeune femme présente lors de l’audience, apparemment gentille et compétente mais complètement impuissante face au machiavélisme et à l’autorité de mon réel employeur … la DST, bien sûr. Le plaignant en profitait pour signaler à l’autorité judiciaire quelques autres faits qui lui semblaient liés, notamment un vol de brosse à dents (destiné à récupérer son ADN) et de cartouches de fusil usagées perpétré à son domicile, dont il souhaitait prévenir l’imputation de tout mauvais usage qui pourrait en être fait …(3)

Bien plus aimable, bien moins inquiétante, mais pas nécessairement plus équilibrée, Charlotte m’est tombée dessus au hasard d’un couloir, quelques mois après ma prise de fonctions au Parquet. Elle venait déposer plainte pour violences volontaires à l’encontre d’un individu qui la harcelait sans qu’elle le connaisse ni ne sache pourquoi, selon ses dires (l’enquête a ultérieurement révélé qu’il s’agissait d’un ancien petit ami de passage, rencontré au cours d’un séjour commun en hôpital psychiatrique). Je lui ai indiqué le chemin du bureau d’ordre, où elle pourrait confier ses documents aux fonctionnaires … et Charlotte ne m’a quasiment plus quittée pendant une année entière, m’écrivant moult lettres (plusieurs par semaine, quand elle était en grande forme) décrivant ses souffrances, mais aussi le fait que je lui rappelais "Alice Nevers" (l’héroïne de "Le juge est une femme"", apparemment)(4) , me suivant dans le palais lorsque je me rendais en audience en essayant de tripoter mon épitoge, m’offrant divers cadeaux, notamment un livre sur "le plaisir d’être cruel" (ou quelque chose d’approchant – la couverture montrait une sorte d’horrible créature occupée à dévorer la tête d’un homme) que je lui retournais inlassablement par le biais de son avocat, et me désignant finalement en qualité d’exécuteur testamentaire, au cas où il lui arriverait malheur avant le jugement de son affaire, son adversaire disposant selon elle du pouvoir de faire éclore des tumeurs cancéreuses. Il fallait en effet que je m’assure que les dommages-intérêts qu’elle obtiendrait, et qu’elle évaluait à 2 millions d’euros environ, soient équitablement répartis entre l’abbé Pierre et SAS Caroline de Monaco(5) .

Au jour de l’audience correctionnelle, son persécuteur ayant finalement été poursuivi pour menaces de mort, les lettres de Charlotte (qui faisaient rarement moins de huit pages), jointes au dossier, représentaient en volume plus du double de la procédure elle-même … Il ne lui était rien arrivé de fâcheux durant ces quelques mois, nonobstant la production à l’audience d’un tas de compte-rendus médicaux désespérément normaux, et Charlotte n’a donc pas obtenu les dommages-intérêts sollicités (tant pis pour l’abbé …). Elle a néanmoins tenu à venir m’exprimer sa satisfaction quant au travail que j’avais accompli, et à m’écrire ensuite deux lettres de félicitations. Ce qui m’a au moins changée des récriminations de Monsieur O., dont j’avais eu l’occasion de parler indirectement ici http://maitremo.fr/2010/04/26/mo-ra... , qui était tout à fait mécontent de mes services, ou des nombreux courriers de Michel A., dont je n’ai jamais trop su ce qu’il pensait du classement de ses multiples plaintes, rédigées, il faut dire, dans un style plutôt particulier. Extrait :

"Ou produisent avec unisson et membre tout excès de forme en don sincère qui sont leur.

Ferra de vous son compagnon de fortune et de fait.

Ce qui pour vous peut-être une qualité, mais audacieuse."


Comme nous n’avons jamais compris de quoi Monsieur A. se plaignait au juste, nous n’avons jamais donné suite à ses missives énigmatiques, ce qui l’a amené à s’en ouvrir au Procureur général, lequel, non sans lucidité, ne nous a jamais demandé de nous justifier au moyen d’un rapport, fait suffisamment exceptionnel pour mériter d’être souligné …

Tout cela pour dire que finalement, les plaignants "à part", on s’y habitue. Les prévenus/mis en cause qui sont dans le même état, beaucoup moins. Ils sont heureusement peu nombreux, mais inoubliables. Ne serait-ce que parce l’on se dit nécessairement qu’ils ne sont pas à leur place, et que la question se pose aussi de savoir si les mécanismes légaux destinés à éviter de juger et condamner un irresponsable ont bien fonctionné.

Encore que … Depuis 2008 et l’instauration de la comparution solennelle des mis en cause irresponsables devant leurs victimes, histoire de bien montrer à tout le monde que l’intéressé est vraiment fou comme un lapin, c’est pas qu’on ne veuille pas le condamner, hein, mais là vraiment on ne peut pas, on ne comprend rien à ce qu’il raconte et en plus il bave partout dans le box, je crois que l’on s’y achemine tranquillement, vers le jugement des déments …

Ma rencontre avec Félix a été assez mouvementée. Au cours de ma deuxième permanence, il avait commis un vol aggravé, pour ne pas changer : à 30 ans, son casier judiciaire comptait déjà 24 condamnations similaires. Je l’ai déféré un samedi soir, en vue d’une comparution immédiate le lundi. L’affaire était simple, en état d’être jugée, et j’avais même pris la précaution de récupérer dans son dernier dossier une expertise psychiatrique, qui datait de moins de six mois, et faisait état de "troubles occasionnels du comportement" mais d’une absence de tout trouble psychique ou neuropsychique de nature à altérer son discernement ou à entraver le contrôle de ses actes.

Le défèrement s’est bien passé, très bien même. Félix était courtois, on s’est serré la main à son arrivée, j’ai recueilli ses déclarations ("J’ai vu les bouteilles dans la vitrine, j’ai décidé de les voler, j’ai donc cassé la vitrine avec une grosse pierre et rempli mon sac de bouteilles, mais la police est arrivée et m’a arrêté avant que je reparte"), en m’étonnant quand même in petto qu’un jeune homme portant les cheveux aussi ras et nanti d’antécédents aussi abondants prenne un tel risque pour quelques flacons de shampooing, mais bon …

Je l’ai retrouvé quelques minutes plus tard dans le bureau du JLD, toujours affable, jusqu’au moment où, égrenant les motifs qui devaient selon moi conduire le juge à placer Félix en détention jusqu’à sa comparution devant le Tribunal, j’ai mentionné son absence de garanties de représentation en justice, issue notamment de son défaut de domicile et d’activité professionnelle. Félix a alors bondi de sa chaise, en hurlant "C’est pas vrai, elle ment, je lui ai dit que je faisais un stage de retour à l’emploi, donc j’en ai une d’activité, elle ment elle ment elle ment, puisque c’est comme ça, je n’ai plus rien à perdre, JE N’AI PLUS RIEN A PERDRE !!!" et en s’agrippant brusquement à l’arme que portait à la ceinture une jeune femme de son escorte.

Les deux minutes qui ont suivi ont été assez longues, dans ma tête en tout cas, puisque j’ai eu le temps, avant que les policiers ne parviennent à le maîtriser, de penser que nous étions seuls dans le palais et qu’un bureau de JLD de 2 mètres sur 5, c’est un peu trop convivial, dans ce genre de circonstances … Mais il a évidemment été "désarmé", remenotté, le débat a pris fin, Félix a été incarcéré jusqu’au lundi, où le vol avec effraction qu’il avait commis a été sanctionné de deux mois d’emprisonnement. Je n’étais pas à l’audience, mais ma collègue m’a informée que tout s’était bien passé, Félix ayant même tenu à demander aux policiers présents de transmettre ses excuses à leurs collègues de l’escorte du samedi pour les ennuis qu’il avait causés.

Je n’ai plus pensé outre mesure à lui pendant environ deux ans. J’ai alors dû représenter le Ministère public à une audience tenue par le juge de l’application des peines en chambre du conseil(6) , dont le rôle comprenait notamment l’examen du cas de Félix, qui avait de nouveau commis un vol aggravé, et avait récolté … 140 heures de travail d’intérêt général ?! "Oui, m’a dit le JAP en me remettant les dossiers à préparer, son cas est particulier, il avait un SME encore en cours lors de sa dernière affaire, son conseiller de probation a remarqué qu’il n’allait pas trop bien depuis quelque temps, il a donc été vu par un expert psychiatre, qui nous a remis un rapport concluant à un cas de schizophrénie. Il va jusqu’à entendre des voix, apparemment … C’est pour ça que je l’ai convoqué demain : je ne suis pas sûr que l’on puisse lui faire exécuter son TIG alors qu’il est schizo. Enfin, on verra bien."

Schizophrène, Félix ? Impossible, me suis-je dit. Je l’ai vu il y a somme toute peu de temps, il paraissait complètement normal, à part cette crise dans le bureau du JLD, évidemment … Et la précédente expertise psy, alors ? On pourrait ne souffrir que de simples troubles du comportement, et quelques mois plus tard être diagnostiqué schizophrène ? Et puis il me semblait que c’était une maladie qui se déclarait chez des sujets beaucoup plus jeunes, non ?

J’étais encore en plein questionnement lorsque Félix est entré, accompagné de son avocate, dans la salle d’audience du JAP. Oh, on ne s’est pas posé de questions bien longtemps.

Il était toujours poli, enfin, autant qu’on peut l’être lorsqu’on parle manifestement à beaucoup plus de personnes qu’il n’y en a réellement dans la pièce. Il répondait gentiment aux questions, mais essentiellement à côté : quand le JAP lui demandait s’il se rappelait l’infraction qu’il avait commise pour entraîner la condamnation qui nous occupait, Félix répondait que oui, il avait une copine, et qu’elle travaillait. Au bout de quelques minutes, tout le monde s’est mis à lui parler sur ce ton à la fois lénifiant et doucereux souvent employé avec les très vieilles personnes ou les très jeunes enfants, sans pour autant que cela le fasse revenir de la planète depuis laquelle il délirait en souriant ou, la minute d’après, avec angoisse, ravagé de tics nerveux …

L’audience, détestable, a donc tourné court : l’exécution de sa peine a été suspendue sine die, conformément à mes réquisitions et à la plaidoirie de son avocate. Son amie l’attendait devant la porte et l’a emmené, en lui disant, sur le même ton que nous, qu’il pouvait se calmer maintenant, que ça s’était bien passé, qu’heureusement, il n’allait pas retourner en prison.

Je n’ai plus entendu parler de lui. Plus aucun vol aggravé : Félix, dont l’avenir professionnel n’existait plus mais qui avait au moins une situation matérielle et affective stable, s’était rangé.

Au mois de février suivant, Félix et son amie ont passé la soirée à regarder un film. Elle est ensuite restée devant la télé, tandis que lui sortait "faire un tour, voir les étoiles, pas longtemps". Elle n’a pas dû apercevoir ce qu’il emportait à la main, je suppose.

J’ai croisé le lendemain matin mon collègue de permanence, les yeux cernés et les joues grises de barbe non rasée. Je lui ai donc demandé, comme d’habitude, si la permanence était difficile.

"Ah oui, cette nuit, ça a été dur, j’ai dû aller en forêt sur une découverte de cadavre, un type qui s’est immolé par le feu avec une bouteille d’alcool à brûler qu’il avait apportée avec lui. Ca a mis le feu à quelques arbres d’ailleurs. Déjà, c’était pas gai comme sortie, mais en plus, l’état du corps, brrr … Au fait, il a été identifié, et Corinne du greffe me dit que vous aviez fait un débat devant le JLD avec lui, il y a pas mal de temps, Félix L., tu t’en rappelles ?…"

La seule chose (complètement idiote, je le concède) à laquelle j’aie pensé sur le coup, c’est que Félix signifiait "heureux". J’espère qu’il l’a été, avant de partir si horriblement. Et peut-être même après, si possible.

… "Donc, je peux compter sur votre discrétion, Madame ? Surtout, si les agents viennent vous demander si j’étais là aujourd’hui, vous ne m’avez pas vu, n’est-ce pas ?


- Ne vous inquiétez pas, vous pouvez avoir confiance en moi, je ne dirai rien.


- Promis ?


- Promis !"


Ah oui, une dernière chose : j’essaye désormais d’éviter de leur parler sur ce ton doucereux que je déteste. C’est déjà suffisamment dur d’être sénile ou fou, mais s’il reste en ces personnes une seule lueur de raison, s’apercevoir qu’on leur parle comme à des débiles doit être insupportable.

 

 


 1. Si, si, la Direction de la Surveillance du Territoire, cette DST-là … (↩)
 2. Ce qui revient à user de la "lettre anonyme signée" inventée par le disciple de Léonard, T. 15, Turk et De Groot. (↩)
 3. Ca a l’air délirant et anecdotique comme ça, mais à l’époque, nous avions espéré qu’il ne prévoyait pas de descendre son épouse en imaginant faire accuser du meurtre les voleurs d’ADN. (↩)
 4. Je ne suis jamais tombée sur cette série, mais un collègue parquetier, après mûre réflexion, m’a assurée que cette comparaison devait être vue comme un compliment, l’héroïne, jouée par la meilleure amie de notre Première dame, passant son temps à arrêter des méchants à mains nues, entourée d’une meute d’enquêteurs tous éperdument amoureux d’elle – pourquoi pas … (↩)
 5. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussée à refuser : passe encore pour l’abbé, mais attribuer un million d’euros à une princesse rocheuse et rien du tout à son exécuteur testamentaire, je trouve ça absolument scandaleux. (↩)
 6. C’est à dire hors la présence du public. (↩)