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Date : 28-05-2005

La lutte contre le SIDA n’entre pas en prison

Mise en ligne : 16 septembre 2005

Texte de l'article :

Serge Hefez
La lutte contre le SIDA n’entre pas en prison [1]

Quasimodo - n° 2 (« Corps incarcérés »), janvier 1997, Montpellier

AU MOMENT OÙ commence à apparaître un consensus chez tous les spécialistes de la toxicomanie pour dénoncer les effets délétères de la loi de 1970 pénalisant l’usage de produits stupéfiants, il est urgent de rappeler le risque majeur de contamination par le virus du Sida circonscrit par les murs de nos prisons.
58 000 personnes sont incarcérées en France. Parmi elles, un grand nombre pour usage de drogues ou pour des délits liés à la toxicomanie. Selon les maisons d’arrêt, 5 à 20% des détenus sont séropositifs. Or, toutes les études internationales montrent que la détention constitue en
elle-même un lieu et un moment à haut risque de transmission du VIH par échange de matériel d’injection ou par rapports homosexuels non protégés. Ainsi, un panorama sur la gestion de l’infection VIH dans les prisons de 11 pays  [2] montre à quel point la distribution de préservatifs est
loin d’être généralisée, l’accès aux produits de substitution une rareté, la mise à disposition de matériel d’injection quasi inexistante, alors que l’on retrouve partout une corrélation entre la proportion d’usagers de drogues incarcérés et le taux de séropositivité.

Tous les responsables des services médicaux pénitentiaires, tous les directeurs de prison savent que la drogue et les médicaments y circulent en grande quantité et que les pratiques d’injection sont fréquentes dans ce contexte d’angoisse, d’ennui et d’isolement. On retrouve régulièrement des seringues dans toutes les cachettes imaginables, et celles -ci sont forcément partagées par un grand nombre de détenus lorsqu’il ne s’agit pas de stylos plume détournés ou d’épingles rouillées utilisés pour se shooter... À la prison de la Santé, la plupart des détenus sont jeunes, entre 20 et 25 ans, certains, même s’ils sont déjà des habitués de la défonce, initient des pratiques d’injection en prison.
En outre, dans la plupart des prisons françaises, les traitements de substitution prescrits dans les centres de soins sont brutalement interrom -
pus lors d’une incarcération : ce qui est une véritable incitation à la prise de risques.
À Berlin, une étude menée sur près de 500 usagers de drogues montre que la moitié se sont injectés des drogues en prison et que pres -
que tous ont eu recours au partage de seringues alors qu’ils sont tous habitués à prendre des précautions à l’extérieur.
Une investigation menée en Ecosse [3] confirme l’existence d’une véritable épidémie de contamination en milieu carcéral, au moins 13 détenus en 1994, dans une région où la séroprévalence est estimée à 1,8% . Qu’en est-il dans certaines de nos maisons d’arrêt où la prévalence est quatre fois celle constatée dans les prisons écossaises ?

Devons-nous continuer à nous voiler la face ? Accroître la répression et la surveillance à l’intérieur des prisons ne ferait qu’aggraver ce désastre sanitaire comme cela a été le cas en milieu libre : une même seringue servirait à 20 incarcérés au lieu de 4 ou 5, les produits injectés seraient encore plus dangereux.
Seules l’Australie et la Suisse ont eu le courage de prendre les mesures qui s’imposent : fournir aux toxicomanes, outre de l’eau de Javel, du matériel stérile d’injection ; en Allemagne, malgré une recommandation dans ce sens du Bundestag dès 1988, une seule expérience de remise de kits de nettoyage de seringue a été entreprise.
Les périodes les plus grosses de contamination sont celles de la détention préventive pendant laquelle les pratiques d’injection sont les plus désastreuses mais aussi celles suivant immédiatement la libération, deux moments où les contacts avec les équipes de soins sont les plus rares. Ces équipes de soins ont parfaitement conscience des dangers, mais le tabou
entretenu autour de ce débat en France freine considérablement la réflexion sur les mesures de prévention spécifiques qu’il conviendrait de favoriser.

Le même problème se pose pour l’accès aux préservatifs qui n’existe que dans quelques infirmeries pénitentiaires, alors que la plupart des détenus sont réticents à reconnaître les pratiques homosexuelles en prison.

Les mentalités françaises, qui viennent juste d’accepter l’éthique de la réduction des risques à l’extérieur, doivent se préparer à l’envisager à l’intérieur des prisons, comme cela commence à être effectif en Suisse ou en Ecosse, au moment où une augmentation massive du nombre de toxicomanes incarcérés est le corollaire d’une criminalisation de plus en plus grande de l’usage de stupéfiants et alors que le rapport de la Commission Henrion dénonce notre juridiction d’exception, qui joue « un rôle incontestable dans le désengagement des médecins face à la toxicomanie et surtout face aux toxicomanes ».

Des individus jeunes et fragilisés se contaminent chaque jour alors que des mesures simple permettraient de limiter ce désastre : accès possible aux seringues stériles, accès généralisé aux préservatifs. On le sait, mais on ne fait rien.

L’épidémie de Sida a déjà provoqué bien des scandales : celui des hémophiles, celui des personnes contaminées par transfusion souvent à partir de collectes de sang faites, précisément, dans les prisons. Le retard avec lequel, à partir de 1987, les usagers de drogues ont pu se protéger du virus en ayant accès aux seringues propres est aujourd’hui dénoncé par les secteurs les plus lucides de l’opinion. Aujourd’hui encore, la prévention du Sida s’arrête aux portes des prisons. Les hommes politiques et les administrations doivent prendre leurs responsabilités, l’opinion doit être informée. Pour ce qui nous concerne, en tant que médecins et que citoyens, nous ne pouvons rester plus longtemps complices de ce silence.

Serge Hefez
Responsable de l’unité méthadone
de La Terrasse et président de la Copast :
Coordination parisienne des soins
aux toxicodépendants

Source : Revue Quasimodo

Notes:

[1] article paru dans Libération, 21 juillet 1995

[2] British Medical Journal, 1995, 310

[3] Voir Transcriptase, n°34, avril 1995, dossier complet sur les risques de contamination en milieu carcéral