14600 articles - 12260 brèves

Documents associés :

Document à imprimer

Type : PDF

Taille : 133.6 ko

Date : 4-03-2004

La nécessaire poursuite du décloisonnement

Mise en ligne : 25 avril 2004

Dernière modification : 2 novembre 2004

Texte de l'article :

ADSP n° 44 septembre 2003 La santé en prison
Alain Blanc
Conseiller à la cour d’appel de Paris, président de cour d’assises

Président de cour d’assises, Alain Blanc salue le décloisonnement
qui a suscité la réforme des soins en milieu carcéral et propose de
l’élargir à d’autres professionnels : sociologues, psychologues et
travailleurs sociaux, notamment pour le traitement de la délinquance sexuelle.

Avant 1983, dans les prisons, les choses se présentaient, en ce qui concerne la santé des personnes détenues, comme dans les autres domaines : le ministère de la Justice assurait tout et était responsable de
tout, y compris des carences en hommes et en équipements. Les médecins et les infirmières relevaient de l’administration pénitentiaire, qui mettait à disposition de ces volontaires des moyens inadaptés et vétustes. Pour sortir de cette situation de misère, mais surtout choquante au regard des droits des personnes momentanément détenues, il a fallu que soit posé un principe général, celui dit du « décloisonnement » selon lequel toute prestation ou tout droit ne relevant pas de la Justice doit être assuré et garanti en prison par le ministère et les professionnels qui en ont la charge en milieu libre. Ce qui, finalement, n’était que la déclinaison du principe posé en 1974, après les révoltes dans les prisons, par le jeune président Giscard d’Estaing : « la prison, c’est la privation de la liberté et rien d’autre ». Certes, la psychiatrie avait initié le processus, avec la circulaire du 30 septembre 1967 qui créait les centres médico-psychologiques au sein des prisons. Mais ces structures dépendaient encore de l’administration pénitentiaire.

Les luttes pour un nécessaire décloisonnement
On le sait ’ ou bien on l’a oublié ’, c’est une intersyndicale de travailleurs sociaux, de médecins, de psychiatres, d’infirmiers, de
magistrats et d’enseignants, avec quelques bénévoles militants, regroupés dans la Coordination syndicale pénale qui, dès 1980, avait posé les principes de ce décloisonnement, à la suite de plusieurs scandales liés en particulier à l’état du dispositif sanitaire, mais aussi à la suite d’une réflexion sur l’état de droit en prison dans les domaines de la formation, de la culture ou plus généralement de certaines pratiques autoritaires de l’administration pénitentiaire.
Cette réforme a été initiée en 1983 par celle à qui on la doit : Myriam Ezratty, que Robert Badinter venait de nommer à la Direction de l’administration pénitentiaire. Magistrat, elle avait passé plusieurs années au cabinet du ministre de la Santé, Simone Veil ’ elle-même magistrat ’ et posé la première pierre de la réforme : les décrets du 26 janvier 1983 et du 2 février 1984 qui transféraient la charge de l’inspection des services de santé des prisons à l’Inspection générale des affaires sociales. Le reste a suivi, au rythme de toutes les réformes de structure de l’État. Mais ce ne fut pas simple.
Non pas à cause de la complexité des textes ou des alternances politiques, mais parce qu’en dehors de la plupart des professionnels de santé intervenant en prison, et, il faut le souligner, de quelques directeurs d’hôpitaux militants de la santé publique, pour le ministère de la Santé et l’assurance maladie cette réforme a longtemps représenté surtout des charges nouvelles.
De mon poste de l’époque, j’ai d’ailleurs constaté la même réaction au ministère de la Culture, quand le directeur du Livre d’alors, Jean Gattegno, expliquait aux bibliothécaires et responsables de la lecture publique qu’ils devaient travailler aussi avec la prison où se trouvaient des personnes ayant de considérables besoins de lecture qu’il appartenait au service public de satisfaire.
Il faut le dire aussi : je ne suis pas sûr que cette réforme aurait abouti si l’irruption du VIH n’avait pas fait prendre conscience à l’opinion que, mal soignés, les détenus faisaient courir à leur sortie de prison un risque
sanitaire à toute la population.

Une mobilisation et une confrontation positives
Président d’assises aujourd’hui, quelles leçons ai-je tirées de ces années pendant lesquelles j’ai participé à la mise en oeuvre de cette
réforme à la direction de l’Administration pénitentiaire, entre 1985 et 1995 ?
J’ai appris pendant ces années-là ce qu’il en était de ce que l’on pourrait appeler l’art ou la mesure du possible : une telle réforme de structure, de bon sens et conforme à l’intérêt de tous puisque relevant de la santé publique a exigé, pour être menée à bien, du temps, de l’intelligence et des énergies exceptionnelles.
De la part de hauts responsables ’ je pense ici, entre autres, au professeur Guy Nicolas, mais aussi à la passion communicative qui a animé des directeurs d’hôpitaux dont Guy Bezzina, et Gérard Vincent à la tête de la direction des Hôpitaux ’ des médecins, des directeurs d’établissement pénitentiaire sans l’enthousiasme et la conviction desquels rien n’aurait abouti.
S’agissant de la capacité des institutions à se réformer, j’ai acquis la conviction qu’une institution évolue difficilement grâce à ses
seules forces internes. Dans cette affaire de la santé en prison, outre un environnement social et politique « progressiste », il a fallu la
conjonction de quelques médecins et magistrats militants, mais aussi, pour reprendre la formule de Daniel Defert, le contexte dramatisant du sida « réformateur social » pour que leurs administrations de tutelle et les politiques se mobilisent. Je ne sais pas ce que leur investissement dans les prisons a pu changer pour les hôpitaux, mais je sais combien la présence de ces derniers dans les prisons a contribué non seulement à améliorer
la santé et l’éducation sanitaire des personnes détenues, pour le bien de tous, mais, au-delà, à faire en sorte que l’administration pénitentiaire
se recentre sur ses missions propres et se « détende » en acceptant que, dans ses murs, d’autres institutions fonctionnent dans le respect de normes et de logiques autres que les siennes.
D’une certaine manière, c’est aussi à cette confrontation positive que sont invités les juges, les services pénitentiaires et les médecins depuis la création par la loi du 17 juin 1998 de la peine de suivi socio-judiciaire qui impose des soins obligés [1] aux auteurs reconnus de délits ou de crimes sexuels.
Mon expérience du travail avec les équipes soignantes intervenant en milieu carcéral n’est sans doute pas étrangère à mon souci de considérer l’audience comme un moment à partir duquel le sens et la portée de la condamnation peuvent être déterminants pour l’accusé, et donc aussi pour son environnement. C’est ce qui m’a amené à élaborer, avec mes collègues et les services pénitentiaires de la région parisienne, un canevas de rapport sur la situation en détention de chaque accusé détenu, à propos duquel, auparavant, n’étaient fournies à l’audience que les informations de type disciplinaire. Et à saisir parfois l’administration pénitentiaire, après le procès, de ce que la cour a pu constater à l’audience et qui peut être de nature à définir les modalités d’une prise en charge adaptée pour le condamné, en particulier quand des problèmes de santé ou des difficultés d’ordre psychologique sont apparus à l’audience.

Les améliorations à poursuivre
Toutes les étapes de la réforme résultant de la loi du 18 janvier 1994 m’ont donné le goût du recours au croisement des disciplines et
des savoirs pour comprendre non seulement les accusés ou les victimes, mais aussi les éléments de contexte susceptibles d’expliquer le crime et tenter de ne pas en aggraver les conséquences par une sanction inadaptée. À cet égard, il reste, je crois, beaucoup à faire : je me bornerai ici à lister les quelques questions « santé/justice » qui me paraissent prioritaires vues au bout de trois années de pratique des cours d’assises.
Si le dispositif sanitaire dans les prisons a été transformé, il reste que les besoins de santé (à ne pas confondre avec les demandes qui n’émanent que de ceux, très minoritaires, qui sont conscients de leurs besoins) des personnes détenues demeurent considérables et attestent que c’est en amont que des politiques de santé et d’éducation sanitaire doivent être menées de manière volontariste à l’égard des publics les plus défavorisés.
Une bonne partie des accusés, et surtout ceux dont les procès n’intéressent pas la presse sauf si les faits ont un caractère spectaculaire, relèvent, au sens large, de soins psychiatriques.
C’est une question récurrente, pertinemment actualisée récemment par le Dr Cyrille Canetti [2], de savoir si les prisons ne sont pas devenues le lieu de soins privilégié des malades mentaux asociaux.

Les questions posées par la délinquance sexuelle
Le contentieux de la délinquance sexuelle tel qu’il est actuellement traité par la justice ’ juridictions et services pénitentiaires ’ avec les médecins experts ou soignants pose plusieurs problèmes.
Un premier, d’ordre quantitatif : en 1984, un arrêt d’assises sur quatre concernait un viol. En 2001, on est passé à un sur deux (au cours de ma dernière session d’assises à Melun, les cinq dossiers étaient des affaires
de viol). Selon les analyses du ministère de la Justice, le quantum moyen des peines d’emprisonnement est passé, pendant la même période, de 2,6 à 4 années d’emprisonnement ferme. Au 1er janvier 2001, 7 101 hommes étaient détenus pour des faits de viols, contre 1 451 en 1984 [3] À cela, il convient d’ajouter que le Parlement examine actuellement un projet de loi qui prévoit de porter le délai de prescription pour viol, qui est actuellement de 10 ans après la majorité de la partie civile, à 30 ans. Ce qui est de nature à accroître encore le nombre des affaires de ce type. Sommesnous
préparés à y faire face ?
Un second, concernant l’approche du phénomène : si l’on ne peut que constater aux audiences à quel point les souffrances révélées à l’occasion des procès consécutifs aux plaintes sont lourdes, on peut aussi se demander si l’approche exclusivement médicale qui est aménagée dans le cadre du traitement judiciaire est toujours pertinente : mon expérience de trois années aux assises m’a amené à constater que 80 % des affaires de viols relevaient plus d’une violence sexualisée que d’une pathologie de la sexualité : ce qui est en cause dans la plupart des dossiers, quel que soit l’âge de l’accusé, ce sont les carences éducatives, l’incapacité à respecter
le désir ou les droits d’autrui, le rapport à la loi, toutes données qui, que je sache, ne relèvent d’aucune pathologie particulière mais plutôt d’un défaut de socialisation. Ce constat rejoint d’une certaine manière, me semble-t-il, les analyses de Claude Balier [4]qui a tant fait pour contribuer à repenser l’approche de cette question à partir de son travail à la maison d’arrêt de Varces Grenoble.
À cet égard, il est encore trop tôt pour faire le bilan de la mise en oeuvre de la peine de suivi socio-judiciaire instituée par la loi du 17 juin 1998 : les décrets d’application ont tardé, et tous les rouages du dispositif ne sont pas encore en place sur l’ensemble du territoire. Mais il est temps de se fixer des échéances dans ce domaine tant au niveau national qu’au niveau des secteurs psychiatriques et des juridictions, conformément à l’une des préconisations de la conférence de consensus des 22 et 23 novembre 2001 sur la psychopathologie et les traitements actuels des auteurs d’agression sexuelle tendant à la création de « réseaux santé justice intersectoriels organisés par bassin de vie » et rappelant la tradition de la collaboration entre magistrats et médecins depuis la loi du 30 juin 1838.
J’y ajouterai pour ma part la nécessité de travailler ces sujets avec les tenants de disciplines autres que le droit ou la médecine : sociologie, psychologie et travail social en particulier, même si, dans ces domaines comme dans d’autres qu’ont à connaître les cours d’assises, on attend beaucoup des suites données par le ministre de la Santé aux conclusions des derniers États-généraux de la psychiatrie [5] concernant l’état de la santé mentale de la population générale.

Notes:

[1] Cf. Les soins obligés ou l’utopie de la triple entente, Actes du colloque organisé par l’Association Française de criminologie, Dalloz 2002

[2] Cf. « Vers la carcéralisation de la santé mentale »,
Libération du 19 janvier 2003

[3] Pierre Tournier in Les soins obligés, op. cit. p.206

[4] Psychanalyse des comportemets sexuels violents, PUF, 1999

[5] Cécile Prieur. « Un rapport préconise 140 pistes de réforme pour sortir de la psychiatrie en crise », Le Monde daté du 7 octobre 2003