La prison de Nancy "sourde et aveugle" face au meurtre d’un détenu
LE MONDE | 28.08.04 | 14h08
En détention provisoire, Johnny Agasucci a été battu à mort par deux codétenus, dont l’un devait être jugé en septembre pour des faits de barbarie commis au sein de la même maison d’arrêt. C’est le neuvième homicide commis en cinq ans dans des prisons françaises surpeuplées Johnny Agasucci, 26 ans, en détention provisoire à la maison d’arrêt Charles-III de Nancy, a été battu à mort par ses deux codétenus, dans la nuit du mardi 24 au mercredi 25 août. Le principal suspect de ces violences devait être jugé en septembre pour une précédente affaire d’actes de barbarie commis contre un détenu de la même prison. La mère de la victime avait constaté, le 18 août, que son fils semblait déjà très marqué par des violences. "Que chacun prenne ses responsabilités, déclare un avocat : ceux qui les ont mis ensemble, ceux qui ne les ont pas surveillés, ceux qui ne les ont pas vus, ceux qui ne les ont pas entendus." Ce meurtre est le 9e commis entre détenus en cinq ans. L’insécurité qui règne dans les prisons, dénoncée par plusieurs rapports, est aggravée par la surpopulation carcérale.
Nancy et Metz de nos correspondants
Le drame est survenu dans la nuit du mardi 24 au mercredi 25 août, au premier étage de la maison d’arrêt Charles-III de Nancy (Meurthe-et-Moselle). Une prison ancienne du centre-ville où les murs sont si épais qu’on n’y a pas entendu les cris de Johnny Agasucci, 26 ans, battu à mort par ses deux codétenus.
Selon le médecin légiste, le décès serait survenu entre 22 heures et 23 heures. Mais ce n’est qu’à 2 heures du matin que Sébastien Schwartz, 18 ans, et Sébastien Simonnet, 28 ans, ont donné l’alerte. Ce dernier, condamné à plusieurs reprises pour des actes de violences, devait comparaître en septembre devant la cour d’assises de Meurthe-et-Moselle pour des faits de "torture et actes de barbarie en réunion" dénoncés par un ancien codétenu, en 1999, dans la même prison.
Quand les surveillants ont fait irruption dans la cellule, ils ont été épouvantés devant ce corps ensanglanté, rendu méconnaissable à force de coups. "Un policier m’a dit que mon fils avait été massacré" , rapportait, vendredi 27 août, Liliane Meyer, la mère de la victime, femme de ménage à Sarrebourg (Moselle). "Ils l’ont frappé jusqu’à ce qu’il meure, et personne n’a rien entendu : ni le surveillant de l’étage, ni les occupants des cellules voisines. Il est mort d’une accumulation de coups. Les responsabilités réciproques ne sont pas encore établies ", a déclaré, vendredi, M. Michel Senthille, procureur de Nancy, qui a qualifié cette affaire de "gravissime" . Les codétenus ont été mis en examen pour "homicide volontaire précédé d’actes de torture et de barbarie" et transférés dans d’autres établissements.
"DES BLEUS AVEC UNE ANGINE"
Dès le lendemain du drame, deux inspecteurs de l’administration centrale pénitentiaire se sont rendus à la prison pour ouvrir une enquête administrative tandis que la police judiciaire de Nancy entendait les détenus, les surveillants et même le juge d’instruction messin qui avait demandé le placement en détention provisoire de Johnny Agasucci, il y a trois mois, dans le cadre d’une affaire de trafic de stupéfiants impliquant également son frère aîné.
Sa dernière audition devant ce juge avait eu lieu le 18 août. "Il était pâle, amaigri, avec des bleus au visage et plusieurs dents cassées. Il pouvait à peine parler, marchait comme un vieillard et avait le cou tout gonflé" , relate la mère de la victime, présente lors de cette confrontation. "Je lui ai dit : ’Johnny, ça va ?’ Il m’a répondu : ’Oui, oui, c’est juste une angine.’ Mais moi, je sais bien qu’on attrape pas des bleus avec une angine. Le juge lui a demandé ce qui était arrivé. Johnny a répondu qu’il avait été pris dans une bagarre pour une histoire de cigarettes. Il lui a proposé de changer de prison, mais mon fils a dit : ’Non, non, ça ira...’ Johnny, il garde tout à l’intérieur."
Johnny Agasucci partageait avec deux autres détenus une cellule prévue pour six. En mai, le dossier sur les violences commises en prison par Sébastien Simonnet avait été appelé devant la cour d’assises puis finalement renvoyé en raison d’un nombre trop important de témoins.
Selon M eHélène Strohmann, son avocate, Sébastien Simonnet supportait mal le report de ce procès et la lenteur de la procédure, initialement classée par le parquet. S’agissant du meurtre de Johnny Agasucci, M eStrohmann indique qu’il existait entre son client et la victime une "incompatibilité de personnalités" ."Cela a débouché sur cette rixe et le drame que l’on sait" , a-t-elle déploré. Sébastien Simonnet aurait demandé à être séparé de Johnny Agasucci, peu après son arrivée. "Manifestement, celui-ci avait déjà été battu. Vu ce qu’on lui reproche, mon client craignait qu’on lui mette ça sur le dos" , rapporte M eStrohmann. "Nous n’avons été saisis d’aucune demande - de changement de cellule -, écrite ou orale" , s’est défendu le procureur.
Mais vendredi 27 août, les avocats de toutes les parties s’interrogeaient sur l’absence de précautions de l’administration pénitentiaire, compte tenu des antécédents de Sébastien Simonnet. Le parquet de Nancy a fait valoir que l’intéressé, qui avait été remis en liberté en cours d’instruction avant d’être réincarcéré en 2002 pour des vols, ne "s’était pas fait remarquer défavorablement" , depuis son retour en prison.
"LA TAILLE DES SERVIETTES"
MeGérard Michel, l’avocat du deuxième codétenu, Sébastien Schwartz, 18 ans, condamné pour des vols de voitures et théoriquement libérable en mai 2005, dénonce un "dysfonctionnement général du système pénitentiaire" ."Comment peut-on mettre dans la même cellule un gosse condamné pour un petit délit avec un homme accusé d’actes de torture et de barbarie ? Mon client était détenu pour vol, le voici impliqué dans un meurtre ! Sans parler de la victime, qui ressort de prison dans un cercueil. A présent, que chacun prenne ses responsabilités : ceux qui les ont mis ensemble, ceux qui ne les ont pas surveillés, ceux qui ne les ont pas vus, ceux qui n’ont rien entendu."
Lucien Agasucci, le père de Johnny, actuellement au chômage, explose : "Cette histoire, c’est une bavure judiciaire et administrative ! On a mis un agneau avec des loups et voilà ! Mais ça ne se passera pas comme ça. On va porter plainte, on va se battre !" Il s’indigne : "Où étaient les gardiens ? Et les rondes de nuit, à quoi elles servent ? J’ai fait de la taule, j’ai pas honte de le dire, je connais les lois de la prison. Si tu l’ouvres, on te mate. Mon aîné, c’est un caïd, il sait se défendre, mais Johnny, c’était plutôt le genre souffre-douleur..."
Représentante locale de l’Observatoire international des prisons (OIP), M eDominique Boh-Petit fustigeait vendredi une "administration sourde et aveugle" ."A la prison de Metz, une note interne vient de sortir interdisant aux détenues de porter des claquettes et de détenir des serviettes en éponge de plus de 120 cm. Au lieu de mesurer la taille des serviettes, l’administration ferait mieux d’assurer la sécurité des personnes qui lui sont confiées."
Nicolas Bastuck et Monique Raux
Huit homicides précédents en cinq ans
20 septembre 1999 : un détenu du centre de détention de Nantes est étranglé par un autre prisonnier, dans une aile de la prison réservée aux condamnés pour des affaires de mœurs, en difficultés psychiques ou qui font l’objet de menaces.
25 décembre 2000 : un Croate de 54 ans tue son codétenu, un Serbe de 50 ans, à coups de tabouret à la maison d’arrêt de Nice (Alpes-Maritimes). "Je ne le supportais plus" ,a expliqué le prisonnier aux gardiens.
8 février 2001 : Nicolas Eichacker, 23 ans, étrangle avec une cordelette son codétenu, Pascal Froidefond, 35 ans, à la maison d’arrêt de Fresnes (Val-de-Marne). Dans leur cellule de 9 m 2, les codétenus avaient ingéré un mélange de médicaments et s’étaient disputés.
15 mars 2001 : Michel Lestage passait sa dernière nuit en prison lorsqu’il a été tué par son codétenu, Guislain Yakoro, à la maison d’arrêt de Gradignan (Gironde). Ce dernier, atteint de troubles psychiatriques avérés, sortait d’un séjour de trois semaines au quartier disciplinaire pour avoir sauvagement agressé son précédent codétenu.
4 décembre 2002 : condamné à deux mois de prison pour vol avec violence, Christian Abbest est retrouvé mort dans la cellule de la maison d’arrêt de Saint-Paul (Rhône) qu’il partageait depuis le début de l’après-midi avec Sergio Savorani, atteint de graves troubles mentaux, retrouvé pendu dans sa cellule quelques jours plus tard.
15 février 2003 : un détenu de 25 ans est égorgé dans un couloir du centre de détention de Salon-de-Provence, lors d’une rixe qui avait éclaté pour un motif futile.
15 septembre 2003 : un détenu de 19 ans de la maison d’arrêt de Metz-Queuleu (Moselle) tue son compagnon de cellule après une dispute concernant le choix du programme de télévision. La victime, condamnée pour des délits mineurs, était libérable au 1 er octobre.
4 juillet 2004 : un détenu de 36 ans de la maison centrale de Saint-Maur (Indre) attire dans sa cellule un codétenu qui lui distribuait le dîner, lui fracasse le crâne à l’aide d’un cendrier, puis, dans un acte de cannibalisme, commence à lui manger la cervelle. Il avait été condamné, en mars 2000, pour des faits déjà accompagnés d’actes de barbarie et de cannibalisme.
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 29.08.04