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La vie suspendue à une peine

Mise en ligne : 15 avril 2005

La loi sur la suspension de peine pour raisons médicales, votée en mars 2002, permet d’interrompre la peine d’un condamné dont le pronostic vital est engagé ou dont l’état de santé est « durablement incompatible avec le maintien en détention ». Cette loi s’est appliquée jusqu’ici d’une manière très restrictive. Sa mise en œuvre repose sur la sensibilisation et la bonne volonté des acteurs de la procédure. Mais combien sontils à considérer l’homme malade dans le prisonnier ?

Texte de l'article :

Il s’appelle Oumar. Il est paraplégique. Toutes les réductions de peine dont il aurait dû béné ?cier pour sortir de prison ont été supprimées a ?n de
ne pas avoir à le laisser seul, en fauteuil, dans la rue. Hors de l’univers carcéral, personne ne l’attend. Un an après l’annonce de sa suspension de peine, il a ?ni par être accueilli par un hôpital - lui qui n’a pas besoin d’hospitalisation - et quelques mois plus tard, par une association.
Appelons-le Vincent. Il était malade du sida, coïnfecté. Sa demande de suspension de peine n’a pas été acceptée en 2003. Il a ?ni par obtenir une libération conditionnelle pour raisons médicales en 2004 et est mort six semaines après sa sortie de prison. La loi Kouchner sur la suspension de peine (loi du 4 mars 2002) a trois ans. Ce dispositif qui af ?rme qu’une personne très malade doit pouvoir mourir dignement, hors de la prison, ou être soignée sans que s’ajoute au poids de la maladie la douleur de la vie carcérale, est loin, à ce jour, de béné ?cier à tous ceux qui devraient y avoir droit et rencontre d’importants freins dans sa mise en œuvre. La loi s’exprime dans ces termes : « La suspension peut être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en
détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux » (art. 720-1-1). Pour la première fois, dans cette loi, le critère de la santé supplante toutes les autres considérations : tant la nature de l’acte qui a conduit à la prison, que la dangerosité supposée de la personne... Marie-Suzanne Pierrard, juge d’application des peines au tribunal de Créteil et vice-présidente de l’Association nationale des juges d’application des peines (Anjap), explique l’esprit de cette loi : « Il s’agit une loi humanitaire d’exception, qui doit permettre d’agir en urgence - en faisant sauter les verrous qui régissent les libérations conditionnelles - a ?n de résoudre des situations médicales lourdes et ou des situations de ?n de vie. Elle suppose que la peine n’a plus de sens lorsque les détenus sont trop malades et que c’est une question de dignité humaine que de les en libérer, le temps de leur éventuel rétablissement. »

Triste bilan
Pourtant, la loi n’a été jusqu’ici que peu appliquée. Selon les chiffres du ministère de la Justice, 156 suspensions de peines sur les 382 demandes examinées auraient été accordées entre le 4 mars 2002 et le 30 septembre 2004. « Un nombre dérisoire, alors que décèdent dans les prisons françaises 120 personnes par an, hors cas de suicide », lit-on dans un communiqué du Pôle suspension de peine, dédié à la ré ?exion et à l’action sur ce thème. Pour Délou Bouvier, ancienne juge d’application des peines et représentante du Syndicat de la magistrature (lequel mène depuis longtemps un combat pour une autre justice pénale), « tout professionnel ou observateur de la réalité carcérale peut attester du fait que les 156 suspendus de peine pour raisons médicales ne constituent qu’une in ?me proportion des détenus gravement malades actuellement maintenus en prison. » Elle ajoute que ces chiffres ont d’autant moins de sens qu’un certain nombre de détenus qui pourraient béné ?cier de la loi n’en font pas la demande et qu’il n’existe aucune enquête épidémiologique récente sur l’état des détenus. « Dans ce contexte, on peut faire dire aux chiffres
tout et n’importe quoi. »
A cela vient s’ajouter le fait que la loi a principalement été appliquée dans les cas de morts imminentes. « C’est surtout le critère d’engagement du
pronostic vital, et non d’incompatibilité avec les conditions de vie en détention, qui est retenu », précise Serge Lastennet, membre de la commission « prison » d’Act up. Beaucoup des détenus qui ont obtenu une suspension de peine sont d’ailleurs décédés peu après leur sortie de prison, quand cela ne s’est pas fait durant la procédure. « On est un peu dans un système de grâce présidentielle, où on ne libère que des personnes pour lesquelles le risque létal ne fait aucun doute », commente François Bès, de l’Observatoire international des prisons [1]. Une opinion partagée par le président de l’association Ban public [2], Milko Paris : « Cela ne pose de problème à personne de faire sortir des mourants. » Et puis, ça décharge les statistiques de l’administration pénitentiaire de quelques décès.

Quelle volonté politique ?
Dès novembre 2002, le Pôle suspension de peine réunissant tout un ensemble d’acteurs concernés par la question (médecins, juges d’application des peines, avocats, associatifs, visiteurs de prison, etc.)  [3] se mettait en place, à l’initiative d’Act up, dans le but de comprendre pourquoi la loi du 3 mars 2002 était « si peu appliquée et d’une manière si inégalitaire ». Depuis, les ambiguïtés et les blocages, nombreux, sont bien identi ?és. Avec en première ligne la question de savoir s’il existe ou non une réelle volonté politique de mettre en œuvre la loi Kouchner. « Comment ne pas douter, alors que le gouvernement annonce l’aménagement de 150 cellules médicalisées dans les prisons - anciennes et nouvelles - ou quand le ministère de la Justice publie une circulaire (datée du 7 mai 2003), qui introduit la possibilité de considérer, lors des procédures pour suspension de peine, le risque de trouble à l’ordre public ? », s’interroge François Bès. Bien qu’une circulaire ne s’impose pas aux juges d’application des peines mais seulement aux parquetiers, Délou Bouvier estime qu’elle in ?ue sur les décisions : « La sociologie judiciaire montre que les magistrats sont très sensibles à l’air du temps et aux médias. Depuis la circulaire, le Pôle suspension de peine constate un durcissement dans l’application de la loi Kouchner. D’ailleurs, si cette circulaire ne devait in ?uer sur personne, pourquoi le ministère l’aurait-elle publiée ? » Et d’évoquer le tour de passe-passe engendré par la loi Perben II (du 9 mars 2004), qui a assorti la loi sur la suspension de peine des mêmes obligations que celles qui régissent les libérations conditionnelles : ne pas rencontrer les victimes, payer les parties civiles, demeurer à un endroit ?xé par le juge... Toute infraction à ces obligations pouvant entraîner la ?n de la suspension de peine, sans contrôle médical. « Ces dispositions ôtent son caractère exceptionnel à la suspension de peine et en font une mesure comme les autres. La santé cesse d’en être la clé de voûte. » Pour cette ancienne juge d’application des peines, seule une sensibilisation réelle des magistrats aux problèmes de santé en prison donnerait à davantage d’entre eux l’envie de s’y investir avec plus de justesse et permettrait de limiter leur perméabilité à la demande sécuritaire ambiante.

Un recours mal connu
A ces résistances psychologiques et politiques, vient s’ajouter un défaut d’information sur l’existence de la loi et la manière d’y avoir recours, de la part des surveillants comme du personnel médical - qui devraient pourtant pouvoir servir de personnes relais dans la procédure. « Les détenus ont entendu parler de la libération de Papon, mais ils ne savent pas nécessairement qu’eux aussi peuvent essayer d’obtenir une suspension de peine », explique Serge Lastennet.
Pour Délou Bouvier le faible nombre de demandes tient aussi à la dif ?culté qu’ont certains détenus, très désinsérés socialement, à dire ce qu’ils vivent à appeler à l’aide, « un peu comme ces SDF qui refusent le toit provisoire qu’on leur propose ». A ?n de tenter de combler malgré tout le vide informatif, l’OIP distribue gratuitement un « guide du prisonnier » dans toutes les prisons de France. De même, le Pôle suspension de peine a produit une lettre, à l’attention des détenus, leur expliquant en français, arabe, espagnol ou anglais, l’existence et le fonctionnement de la suspension de peine. Pour l’heure, néanmoins, la juge d’application des peines Marie-Suzanne Pierrard constate qu’elle est encore rarement saisie par les détenus eux-mêmes ou par leurs avocats : « Nous nous auto-saisissons sur la base d’un signalement médical. Mais cela suppose que les médecins et les personnels pénitentiaires effectuent un repérage à temps, selon des procédures bien balisées, qui ne sont malheureusement pas encore mises en place. »

Interprétations subjectives
Autre dif ?culté, et pas des moindres : celle des expertises. Lorsqu’il est saisi, le juge ne peut ordonner de suspension de peine que si « deux expertises médicales distinctes établissent de façon concordante » que la situation du condamné entre dans les dispositions de la loi. Or les experts manquent et ne sont pas toujours mobilisables rapidement, surtout lorsqu’ils doivent se rendre dans une prison perdue en pleine campagne... Pourquoi se déplacer pour un travail peu grati ?ant et mal rémunéré ? « Il existe certes des médecins dévoués, mais ce n’est pas le cas de tous. En outre, beaucoup ne mesurent pas les enjeux de leur expertise, faute de connaître correctement le monde de la prison », constate Serge Lastennet. Comment évaluer, dans ce cas, la compatibilité ou non de l’état d’un malade avec les conditions de vie en détention ? Si les médecins s’accordent souvent sur le critère du « pronostic vital engagé », il est très fréquent qu’ils produisent des avis contradictoires ou non concordants sur l’incompatibilité de l’état des malades avec les conditions de détention. « Il faut que l’incompatibilité soit durable. Or, il s’agit là de critères dif ?ciles à évaluer. Un médecin pourra juger l’état d’un détenu incompatible avec la prison, quand l’autre estimera qu’il est bien suf ?sant que le malade puisse être hospitalisé à Fresnes en cas d’aggravation de sa situation. S’il n’y a pas été sensibilisé, un expert ne peut comprendre les contraintes d’un suivi médical en milieu carcéral, avec ses transferts, ses retards dus à des problèmes d’escorte, ses temps d’attente pour réintégrer la prison après avoir reçu des soins. L’interprétation reste donc très subjective », regrette Marie-Suzanne Pierrard. Les divergences de diagnostic peuvent aboutir au rejet d’une suspension ou au retard de la procédure pour effectuer des expertises complémentaires. Certains détenus périssent en prison pendant ces délais. Dans ce contexte, une harmonisation des pratiques des experts médicaux s’impose. « Un cadre d’analyse commun apparaît indispensable pour une application égalitaire de la loi sur l’ensemble du territoire dans un domaine qui concerne directement les libertés publiques », remarquait déjà en mars 2003 le Conseil national du sida, dans un communiqué (4).

Sortir, pour aller où ?
Lorsqu’en dépit de toutes ces dif ?cultés, une décision favorable est obtenue, les juges d’application des peines se heurtent à la nécessité de trouver un lieu d’accueil pour le malade. Et pour celui qui n’a pas de solides attaches familiales, l’enjeu est de taille. Les structures d’accueil (appartements de coordination thérapeutique, maisons de retraite médicalisées, etc.), qui manquent déjà cruellement pour la population générale, font plus défaut encore pour les détenus, qui suscitent la mé ?ance. « Nous sommes parfois obligés de retarder une suspension de peine dans l’attente qu’un travailleur social parvienne à trouver un hébergement adapté », déplore Marie-Suzanne Pierrard.
En l’absence complète de données sur les lieux existants, la tâche n’est pas facile. Au sein du Pôle suspension de peine, des associations œuvrent pour trouver des places pour les détenus. La Croix Rouge doit ainsi libérer prochainement une quarantaine de lits, l’association d’Aide aux personnes en voie de réinsertion (Aperi) a signé une convention avec le ministère
de la Santé pour monter un réseau d’accueillants. Le Groupe SOS essaie de s’organiser pour dégager une vingtaine de places, spéci ?ques aux suspensions de peine. « Ces gestes sont très importants, mais ils restent dérisoires au regard des besoins existants », commente Délou Bouvier. Ce déblocage de places est l’un des résultats des ré ?exions et rencontres qui ont lieu au sein du Pôle suspension de peine. Les professionnels qui s’y réunissent parviennent, en échangeant sur leurs pratiques, sur leurs dif ?cultés et sur leur marge de manœuvre, à créer des synergies dans un système par ailleurs très cloisonné. Porté par cette volonté, le Pôle a obtenu, après deux ans d’attente, une rencontre avec des représentants des ministères de la Santé, de la Justice et des Affaires sociales, qui s’étaient jusqu’alors renvoyé la balle. La réunion a permis au Pôle de présenter les dysfonctionnements de la loi Kouchner et de demander que soit retirée la circulaire du 7 mai 2003 et énoncées des directives claires en direction des magistrats et de l’administration pénitentiaire. Le message est donc lancé. Il reste à savoir si notre société, et notamment ses politiques, est décidée à permettre à cette loi de s’appliquer réellement, et avec équité. Ou si elle souhaite transformer la prison en hôpital pour que celui qui a fauté purge sa peine, coûte que coûte, jusqu’à ce que mort s’en suive.

Laetitia Darmon

Notes:

[1] OIP : www.oip.org

[2] Ban public : www.prison.eu.org

[3] Le Pôle suspension de peine réunit Act up-Paris, Aides Île-de-France, l’Association nationale des visiteurs de prison (ANVP), l’Association ré ?exion action prison et justice (Arapej) Île-de-France, la Croix Rouge française, la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), la Ligue des droits de l’homme, le Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées (Génépi), le Groupe multiprofessionnel l’Observatoire du droit des usagers (ODU), le Secours catholique, SOS homophobie, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature, l’Association nationale des juges d’application des peines (Anjap), le Groupe SOS, ainsi que de nombreux
citoyens indépendants, familles de détenus, personnels sociaux, avocats, médecins, magistrats, etc