Salle de spectacle, en sous sol d’un gymnase de banlieue. Sous le plafond bas, les larges marches des gradins remplis s’évasent en pente douce autour d’un plancher carré. Le volume est découpé en tranches amovibles : Avant scène descend un petit écran de projection. Plus loin, sur la droite, un autre peut flotter au dessus du plancher à hauteur d’homme. Au fond, accroché en hauteur, un dernier, fixe celui-là, ferme l’espace.
Dans ma mémoire RESILIENCE commence par la projection d’un film video en couleur au premier plan. Il y a des silhouettes en ombres chinoises, puis, sur fond de grande pièce vide, dans le cadre fixe, se succèdent jeunes femmes et filles. Elles disent, chantent ou dansent. Elle sont maladroites et courageuses, fières et fragiles. Vivantes. Elles sont en prison. L’écran disparait.
Une danseuse est entrée sur le plateau. Un écran descend du plafond. Très vite, par le truchement de la caméra manipulée en direct, la danse se dédouble, abandonne les corps et projette leurs fragments zoomés, en noir et blanc officiel, iconographique. Un va et vient s’installe rapidement entre la chair et les pixels. On a l’habitude, depuis le temps. Par exemple entre le bas de la jambe visible sous le dispositif et son image, avalée par l’objectif numérique, aléatoire, promené en rase motte.
Le premier paragraphe est écrit. Il a le mérite de la concision. On ne s’installera pas dans l’effet plastique. La scène est plateforme transitoire. Les corps libres y infusent le temps du transfert par filmage vers le champ du dialogue avec les corps enfermés, la video-danse.
L’opposition couleur à l’intérieur, noir et blanc à l’extérieur, captation documentaire sans chichi in situ, épure esthétique, lourde et grave hors les murs, me gêne. Au delà de l’hommage un peu appuyé à celles qui sont restées à Fresnes et avec qui tant d’émotion et de complicité ont été partagées. Nous sommes dehors, nous bougeons, mais notre monde est gris et dépouillé. Nous sommes du côté de l’art ordinaire mais vous êtes du côté de la vie. Nous nous exaspérons dans la nuit et vous êtes arrêtées dans le jour. Message d’amour muet qui ne concerne et n’engage que les intéressés.
Le spectacle se poursuit, alternant et fusionnant par allers et retours graduels les chorégraphies étanches données devant nous par les danseuses - un seul homme dans l’équipe, mythe polyvalent non identifiable, traverse les chorégraphies en absent générique - et des séquences filmées, magnifiées sur le grand écran du fond de scène, où l’on découvre les danses modestes et touchantes des détenues, données dans divers endroits de la Maison d’Arrêt des Femmes.
Peu à peu ,espace carcéral et scène, danseurs et prisonnières, en viennent à se superposer plus précisément. Jusqu’àu moment, à mi chemin de la soirée, ou l’image de la captation en direct se transforme par fondu enchaîné en celle là, du même tableau collectif, filmée sur la pelouse, dans la cour de promenade de la prison.
Je me sens mal, l’esprit écartelé dans deux directions. Très mal.
D’un côté le procédé mis en oeuvre, éprouvé et simple, tend à me persuader que le travail physique déroulé devant moi illustre et sublime le désir et la créativité des détenues, libérées dans le cadre d’un atelier de pratique artistique mené par des professionnels.
A l’opposé je peine à supporter le cortège des figures grossières de la névrose et de la solitude que construisent les acteurs en scène, jusqu’à tirer souvent la performance vers une caricature convenue de l’hopital psychiatrique : pourquoi mes expériences d’intervenant, à Fresnes ou ailleurs, m’auraient-elles systématiquement tenu à l’écart des ravages d’une pathologie présentée ici comme universelle ? Serait-ce la particularité première des femmes, avec qui je n’ai pas encore travaillé ? De ces mystérieux 4% de la population carcérale ? Faut-il relire Charcot ? Pourquoi ce contraste si criant avec la dignité, la sévérité mais la grâce et la pudeur intactes des filles découvertes à l’écran ?
Je le dis au débat qui termine la soirée, planté à contre courant dans le flot brutal des émotions, allégeances et félicitations qui déferle sur la salle. Juste après cet infirmier psychiatrique aux airs compassés qui, pénétré dans un discours larmoyant sur lui-même, tronçonné de silences interminables où la foule sucombe en communion, assène la contre vérité mortelle. “hôpital psychiatrique et prison, même combat”.
Personne n’a relevé. L’affect ambiant est trop fort. L’entreprise subliminale incontrôlée, lancée de toute évidence sans arrière pensée par Claire Jenny, a fait son chemin. Les détenus sont des malades. Ca rassure les pavillons. Voilà pourquoi on peut les aimer vraiment, les lascars. Fracture, cancer, leucémie, dépression, épilepsie, voilà de la bonne mise en touche, bien domestique, bien fatale, ça on connait, on a tous un proche qui .... Et puis qui dit maladie dit traitement, non ?
Je m’attarde jusqu’à la fermeture au verre de l’amitié. Longues discussions avec le danseur, le monteur des videos, avec une jeune détenue libérée. Tous sont encore pleins de cette puissante ampathie, impartageable, connue à Fresnes. Ils acceptent mon analyse mais la relèguent côte à côte avec la responsabilité cruciale vis à vis du public, loin derrière le bonheur intact de la fratrie.
Au passage, je tombe sur l’entrée de l’impasse, au demeurant parfaitement fléchée dans le prospectus en quadrichromie distribué à l’entrée que j’avais délibérément gardé pour après, allergique à l’empire des manuels d’instruction pour spectateur lambda que l’égarement, décrété par une modernité condescendante, éloignerait du sensible.
Contrairement aux annonces, en particulier celle faite à Boris Cyrulnik exploité à contre-pied en première page, les détenues n’ont pas été associées à la création des danses données sur le plateau. Celles-ci sont le fruit de séances d’improvisation menées par les danseurs en visite à partir de leur image personnelle de l’incarcération. Images fantasmées d’hommes et femmes libres, cognés fugitivement à la partie émergée d’un système de rétorsion et d’exclusion indicible, puisant à la source de sensibilités désorientées les traits simplifiés d’une représentation.
“Le concept de résilience désigne la capacité de se développer dans des conditions incroyablement adverses.” (*)
Celle-la seule des artistes - hors sujet écrit et annoncé - est ici prêtée aux détenus dans un dispositif d’amplification et de vulgarisation où sous couvert de contemporain, tendanciel, et au nom de l’aventure humaine vraie, mais locale, l’efficcacité médiatique le dispute à la manipulation.
Dialogue ? Ce monologue plein de bonnes intentions manque de respect à toutes les personnes détenues. A tous ceux dont la première et si vertigineuse caractéristique est d’être aussi normaux que vous et moi.
Il véhicule un contresens dangereux pour les libertés que je dénonce sans appel.
On n’hospitalise pas en prison. On y efface.
“Les détenus ne sont pas des malades, c’est la prison qui est une maladie de la société” Ban Public ’ Décembre 2001
Jean-Christophe Poisson
18 janvier 2002
Résilience : Maison d’arrêt pour femmes de Fresnes
(*) Boris Cyrulnik ’ interview au courrier de l’UNESCO ’ novembre 2001