Tony Chavard
Sans que l’on se soit concertés le moins du monde, lorsqu’on m’a demandé de parler de notre journal Hector, j’ai préparé un texte intitulé : « un journal, balises et bouées », dont la référence maritime est assez amusante après ce que l’on vient d’entendre !
Balises et bouées, parce qu’à mon sens, tout tourne autour de plusieurs pôles de repérage. Le plus important est certainement donner du sens.
Le journal est une activité scolaire comme une autre. Au niveau du sens, je ne me démarque pas par rapport à une classe qui prépare un examen, par exemple. Je prépare un journal, qui a une périodicité particulière. On va en parler tout à l’heure.
L’intérêt d’un journal, c’est de pouvoir mettre en avant cette problématique de construction, de mettre le détenu - l’élève, le rédacteur, au centre de quelque chose, de ce qui pourrait être sa propre vie. Cela paraît ambitieux dans la mesure où il donne à voir quelque chose de lui même, c’est-à-dire quelque chose de différent de ce que l’on donne à voir généralement quand on est en prison : bien souvent à cause de la ségrégation des délits, l’imprégnation de la prison sur la personnalité des gens.
Le journal, c’est une prise de risques : dans la périodicité, dans ce que l’on montre, dans ce que l’on va dire.
Comme il paraît difficile de mettre en place un apprentissage à la citoyenneté, on peut croire tout de même qu’un outil, un objet, peut amener les gens à se comporter comme des citoyens.
Dans la mesure où le journal dont je vais parler est pour moi une entreprise, un cours, une réalisation pour faire passer quelque chose, je crois que l’on touche tout d’abord à quelque chose de personnel, d’individuel, avant de le noyer dans une collectivité, dans une situation où il faudra échanger avec l’autre.
Je tenterai de montrer plus tard par l’exemple, comment dans le fonctionnement du journal Hector on travaille à ces deux niveaux individuel et collectif.
Mon collègue a insisté sur la symbolique du nom, ça me permet de faire le lien avec la citoyenneté : notre journal s’appelle Hector.
Depuis l’antiquité grecque, Hector est le symbole de la citoyenneté.
C’était surtout le guerrier citoyen qui portait le combat à l’extérieur de la cité, au-delà des remparts où il rencontrait son ennemi, et où, à la fin de la journée, on disait : « demain, on continuera à s’affronter ».
Je crois également que l’on ne peut passer tout son temps à parler de sa condition.
Il faut aussi passer au stade supérieur : On est mal placé quand on est en prison pour parler de la prison. Nous avons donc choisi de faire un journal qui ne parle pas de la prison, ou qui en parle le moins possible ; pour ne pas ramener les gens, autant les réalisateurs - les créateurs - que les lecteurs, à leur propre condition.
La personne qui m’a beaucoup aidé dans cette prise de conscience et
avec qui nous avons étudié la situation d’enfermement est le psychiatre Michel Ribstein qui employait l’image de « spirale fermée » pour évoquer le réflexe compulsif de celui qui est enfermé et qui ne peut parler
d’autre chose que de son enfermement. Nous avons pensé que l’intérêt de l’enseignement et des actions scolaires comme le journal était d’ouvrir cette spirale pour la dérouler vers l’extérieur.
Ce journal se veut donc une espèce de fenêtre ouverte vers l’extérieur qui permet aux gens qui le font de prendre ce qui est intéressant à l’extérieur, pour le donner à voir ou à lire à ceux qui sont à l’intérieur, de manière à leur ouvrir aussi, à leur tour, une espèce de fenêtre.
Il est parfois difficile de tenir ce cap car comme vous le savez, les détenus ont plutôt tendance à parler d’eux-mêmes et de ce qu’ils subissent.
Au début, ça pose des problèmes. Actuellement, on est dans une phase où le rodage est largement passé, puisqu’on est à 384 hebdos, je crois, et 10 ans d’existence, et 56 bimestriels et 14 ans d’existence. On fait quatre numéros par an, c’est à peu près la même périodicité que pour le Galet.
Pourquoi ces deux parutions ? trois si l’on compte Hector junior, l’hebdomadaire réalisé par les mineurs ?
L’un des intérêts essentiels de cette tentative de travail sur un journal à parution régulière est de proposer à la personne incarcérée un moyen de structurer son temps.
En prison, le temps n’a pas de relief. Le détenu n’est jamais acteur de son propre temps, il le subit, parce qu’il ne sait jamais quand il sera jugé, quand il mangera, quand on changera ses draps, quand l’avocat s’occupera de lui, ou que sa famille lui rendra visite, etc.
Tout cela est un temps informe et, peut être que, mettre du volume, des repères à ce temps peut permettre de structurer la personnalité et non de la détruire. Quand on s’est installé dans le nouvel établissement, le premier du programme des 13 000, prévu pour pouvoir accueillir environ 700 détenus, nous nous sommes retrouvés dans des conditions différentes. Par exemple, l’éloignement, la distance, entre le centre scolaire et nos élèves était une gêne très importante par rapport aux conditions de travail préalables. Les élèves incarcérés dans le vieil établissement au centre de Montpellier et qui faisaient le journal bimestriel ont dit : « il faut faire un journal beaucoup plus rapide ». Nous, les enseignants, nous avons ressenti le même besoin.
La communication avec « la population pénale », terme que je déteste, était très difficile, les affiches que nous apposions sur les panneaux ne tenaient pas la journée. Dès le premier mois de notre installation à Villeneuve-les-Maguelonne, on a mis en place une Feuille, la Feuille d’Hector, qui est très vite devenue hebdomadaire.
C’est pour cela que, après 11 ans et quelques mois d’existence, on en est à 384. Les fameuses 36 semaines multipliées par 11...
On a bien là un rythme, une périodicité qui est la base de la mission.
Si on veut structurer le temps, qui est informe, il faut tenir
coûte que coûte la périodicité hebdomadaire et bimestrielle.
Continuer à travailler avec les mêmes personnes sur deux temps différents permettait d’avoir deux repères dans le temps. Je vous laisse imaginer tout ce que cela implique au niveau obstacles à franchir avant le tirage sur le photocopieur pour que tout soit prêt le vendredi matin, et pour être prêts à recommencer le lundi.
C’est très intéressant car cela permet de se raccrocher à un objet qui évite le face à face avec un détenu à qui on va dire : « Aujourd’hui, on va faire ça... » On fait ensemble quelque chose que l’on a choisi ensemble.
Au niveau du recrutement et de la composition du groupe qui réalise le journal, nous agissons de la même manière que pour la composition d’une classe ordinaire, c’est-à-dire au regard de l’intérêt de l’élève. Bien sûr on a des gens qui demandent à venir à l’école uniquement pour travailler dans ce journal. Parfois ce sont des élèves qui ont participé a des actions scolaires très objectivées par un examen ou une formation et qui ont envie de passer à autre chose. Mais dans la plupart des cas, nous proposons le journal comme une activité « par défaut » lorsque les autres classes sont pleines ou la date d’inscription aux examens dépassée...
Trois groupes sont alors réalisés : le noyau dur de la rédaction, un groupe chargé de la revue de presse et les mineurs.
Le noyau dur est composé d’une dizaine de détenus, scolarisés, chargés d’une rubrique et d’une responsabilité chaque gars a en charge quelque chose de personnel et quelque chose de collectif.
Personnel au niveau de ses propres réalisations, et collectif dans ce qu’il est tenu d’apporter à l’autre, soit une information, soit de l’aide technique, afin que l’ensemble puisse voir le jour indépendamment des difficultés rencontrées par l’un ou l’autre des rédacteurs.
La réunion de rédaction du lundi matin est la base du travail hebdomadaire.
Nous y discutons du contenu du journal en nous référant en permanence à la cohérence de la ligne éditoriale notamment lors du choix et après discussion du sujet de première page, l’événement de la semaine. Deux pages contiennent des rubriques régulières volontairement repérantes : « Montpellier/la comédie » du nom de la place centrale, un événement local, « Hérault en Languedoc Roussillon », une curiosité historique, géographique, touristique, scientifique... de notre région, « La leçon d’Europe », consacrée à la construction européenne, et « Hector civique », dont le but est d’inciter nos lecteurs à connaître le fonctionnement de nos institutions et de prendre part au débat...
Chaque rubrique, le plus souvent tenue par la même personne d’une semaine sur l’autre, fait l’objet d’une discussion ou de choix.
Une page contient des infos relatives au centre scolaire et aux activités que nous mettons en place et des infos éducatives destinées à alimenter des actions qui se déroulent dans l’espace sociopédagogique.
C’est un rédacteur qui est responsable de la collecte de ces infos et qui doit les transcrire en langage « Hector ».
Un élève est également chargé de réalisation d’une page « jeux » et d’une page « télé ».
Là aussi, au niveau de la structuration du temps, reprendre simplement, un programme télé et proposer quelques émissions ciblées me semble important pour les aider à faire leur propre choix, surtout, depuis que la télé est devenue obligatoire dans chaque cellule, et qu’elle participe à l’uniformisation du temps.
Enfin, les deux dernières pages sont réalisées à partir d’une revue de presse faite par un groupe de six élèves réunis sept heures par semaine : lecture de la presse, choix des articles, saisie des résumés sur traitement de textes, proposition à la correction... dont la mise en page est conçue par un rédacteur du noyau dur qui en a la responsabilité.
Deux jeunes mineurs participent à la réunion de rédaction. Ils sont chargés de participer au choix de la première page d’Hector junior : la personnalité de la semaine. Là aussi, il est intéressant de procéder à un balayage de l’actualité et de remettre du sens dans les coups de coeur des adolescents téléphages. Hector junior est hebdomadaire, c’est un quatre pages.
L’enseignant ciblé quartier mineur, psychopédagogue intervenant en heures supplémentaires, trois génépistes et l’emploi-jeunes/ enseignement collaborent à cette création qui existe depuis l’ouverture du quartier Mineurs en janvier 1997.Nous en sommes au n° 140. On tient à présent pratiquement les 35 numéros par an, après n’avoir sorti que 20 numéros les deux premières années.
Au plan pratique, on fait le numéro des jeunes en début de semaine, et si on ne rencontre pas de difficultés particulières, on arrive à la censure le mercredi à midi. Le jeudi, c’est au tour des adultes.
Ensuite, il est temps de passer à l’épreuve du photocopiage. Là aussi, deux membres de l’atelier journal en sont responsables.
La séance de pliage et la distribution, unité de vie par unité de vie, ont lieu le vendredi matin.