Elle est l’une des neuf détenus qui comparaissent ce jour là devant la Cour d’Appel.
Elle est assise avec les autres sur son banc, prostrée, le regard vide et la bouche ouverte, son vêtement de pluie jaune vif et trop grand pour elle boutonné jusqu’au cou, tâche de couleur dans l’océan de bleu des gendarmes des escortes, qui attire immédiatement le regard ; elle est beaucoup trop frêle, beaucoup trop jeune, beaucoup trop "absente", beaucoup trop menottée, on se dit d’emblée qu’elle ne devrait pas être ici.
L’avocat d’une autre affaire s’assied à côté de "son" gendarme de droite, sur les petits bancs de cette petite Cour, et lui fait un sourire auquel elle ne répond pas, le regardant sans comprendre, et comme sans le voir : il s’aperçoit de suite que cette fille, qui serait jolie si une lumière quelconque mettait son visage en mouvement, n’est pas "normale", comme on dit… Mais, si c’est vrai, que fait-elle là ?
Cette présidente n’est pas réputée pour être tendre, qu’elle le soit ou pas, mais quand cette jeune femme s’avance, minuscule entre ses deux gardes, son ciré jaune trop grand boutonné jusqu’en haut malgré la chaleur moite répandue par la salle pleine, un pantalon bleu dégueulasse et trop large lui pendant de la taille, elle ne peut s’empêcher de la regarder approcher de la barre en fronçant les sourcils…
Elle attrape son dossier tandis qu’on la démenotte, et son visage s’éclaire : ça y est elle se souvient de quelle histoire il s’agit, et cette même Présidente ne peut s’empêcher de dire aux deux autres juges, pas assez bas pour que je ne l’entende pas : "Tiens, ce dossier tu vois, il faudrait que notre Ministre soit dans la salle"…
On va vite comprendre pourquoi, de plus en plus atterré.
Odile a tenté de voler une paire de chaussettes Puma dans un grand magasin, d’une valeur de neuf euros cinquante.
Comme à chaque fois, elle s’est fait prendre par les services de sécurité, à la sortie.
Elle est passée en comparution immédiate, ce qui signifie qu’on l’a jugée tout de suite après sa garde à vue, non pas bien sur qu’il y ait eu urgence ou que le délit soit grave, mais parce qu’elle a quatorze mentions, toutes similaires, vols et tentatives, sur son casier judiciaire, et qu’elle était en état de récidive légale, et comment.
Et, parce qu’on fabrique au kilomètre des lois honteuses, et qu’il se trouve parfois des magistrats pour oser les appliquer à des cas manifestement hors sujet, elle a été condamnée, en ayant d’ailleurs refusé tout avocat, et elle n’en a pas plus ici devant la Cour…
Je n’ose pas l’écrire.
Odile, comparant en état de récidive légale pour la tentative d’un vol de chaussettes valant neuf euros cinquante, restituées lors de son interpellation, a été condamnée à la peine (plancher) de deux années d’emprisonnement dont une assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve (comportant obligation de soins, notamment), le tout avec mandat de dépôt.
Ce qui vous l’avez compris veut aussi, et d’abord, dire un an ferme, peine immédiatement exécutée -deux semaines se sont écoulées depuis la commission de ce délit inadmissible, la dernière fois qu’Odile a été libre, elle franchissait la sortie sans achats d’un supermarché avec une paire de chaussettes cachée dans son ciré trop grand…
Oui, la Ministre aurait du être là et assister à cette audience, farcie de peines planchers dont celle-ci était l’apothéose -d’autant que je n’en ai pas fini avec cette histoire, vous allez voir ; mais pas elle seulement : nos brillants députés, aussi, qui votent ce genre de choses ; ceux des magistrats que je connais qui pensent qu’être un gardien de l’application de la loi c’est se contenter de l’appliquer sans nuances ; ceux de mes confrères qui dès qu’elle est juridiquement applicable baissent les bras ; et tous ceux, dans l’opinion publique, cette espèce de grande putain, qui osent soutenir ce type de décision uniquement sécuritaire ou sensée l’être, sans réfléchir un instant à qui on va l’appliquer, et qui changeraient immédiatement d’avis si cette petite fille en jaune trop grand était leur fille ou leur sœur…
Jugez-en, car voici, exhaustivement et sur la base des notes prises pendant cette audience ordinaire de la Cour des Miracles, le "dialogue", si l’on peut appeler ça comme ça, qui s’en est suivi entre les membres de la Cour et cette gamine qui jamais, jamais, n’aurait du se retrouver là, dialogue commencé après que la Présidente eut rappelé les faits précités, dialogue écouté par l’ensemble des personnes présentes, les autres détenus compris, dans un silence de plomb, dans un silence de honte pure d’être là et d’avoir à contempler ça, d’avoir à entendre Odile user d’un ton désespérant monocorde pour se raconter un tout petit peu :
"- Bon… Alors, Madame, dites-nous pourquoi vous avez fait appel ?
- …
- Hum… Je suppose que c’est la peine ? Vous la trouvez trop lourde ?
- Ben c’est surtout que depuis mes seize ans j’ai des problèmes…
- Ah… Bon, racontez-nous, quels problèmes ?
- Ben c’est ma tête… Enfin je vole… Depuis mes seize ans. C’est quand mon père il est mort…
- Oui… Mais quel rapport ?
- …
- Ah, oui, je vais vous aider un peu il y a l’enquête sociale au dossier… Bon, c’est vrai qu’apparemment vous n’avez pas eu une vie facile, il vous battait votre papa… Vous avez été placée chez votre grand-mère… Mais vous avez quel âge au fait ?
_ Elle est morte aussi et j’ai été dans la rue et j’ai vingt-deux ans mais c’est les voix…
- Euh… Les voix ? Quelles voix ?
- C’est depuis la rue, c’est des voix comme quoi mon père il dit que je vais voler donc je vole et alors après je les entends quand-même encore…
- [Aparté avec les assesseurs : "Ah oui elle est handicapée effectivement, on a ça au dossier...] En fait je vois là que vous avez effectivement des problèmes psychiatriques, vous avez été reconnue handicapée par la Cotorep, c’est ça ? A combien de pour cents ?
- La Cotorep ou la Cotorep je sais pas à combien c’est l’éducatrice qui a fait les papiers il y a longtemps…
- Hum, bon… Enfin d’accord mais Madame, ce n’est quand-même pas vos voix qui vous demandent de voler des chaussettes, si ?
- Mais non mais elles disent de voler pas des chaussettes n’importe quoi parce que "les mauvaises filles elles vont en prison" et alors moi j’y vais j’ai des problèmes j’ai des problèmes J’AI DES PROBLÈMES je vous l’ai dit que j’ai des problèmes est ce que vous pouvez faire la fiche pour que j’ai la télé gratuite parce que là je l’ai pas et c’est dur ils…
- [La coupant] Du calme, Madame, du calme, non la fiche je ne peux pas il fat demander à la prison, ici nous on est là pour décider si vous restez ou pas en détention et combien de temps, vous voyez… Qu’est-ce qu’on peut faire de vous, si vous recommencez à chaque fois ? Je vois que c’est loin d’être votre première incarcération et…
- [La coupant] J’ai été trois fois et là je vole pas.
- Ben oui, je ne vous le fais pas dire… Vous vous rendez-compte ? Pour une paire de chaussette..?
- …
- [Unique question d’un assesseur] Et Madame, vous êtes suivie là ? Vous prenez des médicaments peut-être ?
- Ben oui, Subutex et…
- Ah, Subutex ? Vous avez aussi des problèmes avec la drogue ? De la drogue dure, de l’héroïne ?
- Je tape l’héroïne Monsieur.
- Oui, ça n’arrange surement pas les voix, ça… Depuis longtemps ?
- Je tape l’héroïne depuis mes quatorze ans, Monsieur. Mais là j’ai des médicaments. J’ai pas les crampes, j’ai pas mal…
- [La Présidente, après un long silence...] Bon, si personne n’a plus de questions… Nous allons réfléchir à ce qu’on va faire de vous, la décision sera prise dans une semaine."
Odile garde la bouche ouverte, les gendarmes lui remettent ses menottes, et le trio bâtard quitte la salle dans un silence de mort, tout le monde la regarde, les yeux sont brillants, les sourires pathétiques et crispés, Odile à mon avis ne nous voit pas, je jurerais qu’un des garçons de l’escorte à envie de chialer, moi oui.
Et à part toute l’émotion, toute la misère de cette gamine, je ne ressens ensuite pas de pitié, pas de compassion, ce ne sont pas les bons termes : juste une incommensurable honte pour nous tous, celle d’être là et de faire partie d’un système qui permet çà, celle même de ne pas m’être levé pour dire que je la défendais, pour pouvoir hurler un bon coup ce que probablement pour une fois même les membres de la Cour pensent aussi : "qu’est ce qu’elle fout là ????"
Les vigiles du magasin pouvaient la laisser partir.
Le Parquet pouvait ne pas la poursuivre, ou au moins avant ordonner une mesure d’expertise psychiatrique, au minimum.
Le Tribunal et la Cour pouvaient, et devaient, lui commettre un avocat d’office, qui pouvait et devait la sortir de là.
Ils pouvaient, la Cour le peut encore et j’ai eu l’impression qu’elle le ferait, certes appliquer la peine plancher, puisque c’est la loi, mais l’aménager entièrement en autre chose, n’importe quoi d’autre, que de la prison.
Ils pouvaient encore, c’est aussi la loi, refuser de la juger, et la déclarer pénalement irresponsable, même sans expertise, et de toute façon en ordonner une avant dire-droit, à cette même fin.
Ils pouvaient, même en la condamnant, même à du ferme, ne pas décerner mandat, la laisser libre, tenter encore même si ça l’avait déjà été de l’obliger à se soigner, à accepter de l’aide, à trouver logement social et pourquoi pas, travail aménagé…
Le législateur pouvait refuser de voter une loi inique dont cette application n’est malheureusement qu’un exemple, triste à crever.
Ou à l’inverse en tout cas se dépêcher de décréter l’urgence de la loi pénitentiaire tant attendue et ointe de toutes les bonnes promesses du monde, dont l’examen a encore une fois été repoussé…
Qui prévoit paraît-il entre autres, ENFIN, pour qu’ENFIN ÇA SERVE A QUELQUE CHOSE, de vrais moyens pour de vrais soins psychiatriques et psychologiques en détention…
Et aussi paraît-il que les détenus ait un accès, qu’on imagine limité, mais un accès, à Internet…
Odile, quel que soit ton véritable prénom, si un jour tu obtiens le droit de lire ceci et que tu te reconnais dans ce ciré immense et ce joli visage abimé, ou si un jour tu es libre vraiment, dehors, dans un appartement qu’on t’aidera à gérer, avec une dame t’aidant à utiliser ton argent parce que tu gagneras ta vie dans un CAT où on te guidera dans un métier, et où deux fois par semaine, puis une, puis mensuellement, puis plus jamais, un médecin fera progressivement taire tes voix et se fermer ta bouche, Odile, et qu’un autre au même rythme diminue tes doses de produits de substitution et t’écarte définitivement des aiguilles, Odile, sœurette, si tu réapprends un jour à sourire, tout bêtement…
Je t’embrasse tendrement.