Malgré la forte prévalence du VIH et la permanence de comportements à risques, la prévention peine à s’imposer en milieu carcéral. Au rang des coupables : les conditions de vie intra-muros ainsi que le déni de la présence de drogues et d’une sexualité chez les détenus.
« On a toutes les raisons de penser qu’il y a des contaminations en prison, mais il est très difficile de le montrer », résumait le Dr Julien Emmanuelli de l’Institut national de veille sanitaire lors de la 46e rencontre du Crips-Ile-de-France en juin 2002. A l’étranger, des cas ont néanmoins pu être documentés, comme ceux de VHB en Ecosse ou de VIH aux Etats-Unis. Toutes les conditions sont en effet réunies pour que le VIH fasse son nid derrière les barreaux : forte prévalence des infections virales graves [1] et poursuite des comportements à risques. Ainsi, selon une enquête menée en 1998 par l’Observatoire régional de la santé-PACA (ORS-PACA), 43 % des usagers de drogues par voie intraveineuse (UDVI), actifs à leur entrée en détention, y ont poursuivi les injections. Pis, certains déclarent les y avoir débutées et 10 % avoir partagé leur matériel. D’autres enquêtes menées sur le sujet révèlent que 20 % à 40 % des UDVI auraient procédé au moins une fois à une injection en cellule.
Au risque parentéral s’ajoute le risque sexuel. Selon l’enquête ORS-PACA, 8 % des détenus reconnaissent avoir eu des rapports hétérosexuels en prison et 1 % des rapports homosexuels, l’emploi du préservatif étant rare. Troisième type de risques : le tatouage et le piercing. Quelque 19 % des personnes ont ainsi déclaré s’être tatouées en prison. « Enfin, souligne le Dr Emmanuelli dans la revue Swaps (n° 25, mars-avril 2002), d’autres pratiques courantes liées à l’utilisation commune du matériel d’hygiène constituent également un risque potentiel de transmission des virus », pointant ainsi les conditions de vie en détention : promiscuité, pauvreté... Une telle situation commande à l’évidence de mener intra-muros une ambitieuse politique de réduction des risques. Mais, pour cela, encore faut-il que les mentalités évoluent. En effet, à la lecture du rapport Delfraissy [2], l’efficacité d’une telle politique « repose sur la reconnaissance par l’administration pénitentiaire d’un usage de drogues et de l’existence d’une sexualité chez les détenus. » Il faudrait aussi que la logique sanitaire prime sur la logique sécuritaire. Cela permettrait notamment de renforcer l’accès au dépistage ou aux traitements préventifs (lire Transversal n°9). « Si le système carcéral ne change pas, résume François Bès de l’Observatoire international des prisons (OIP), il sera toujours impossible d’appliquer la loi du 18 janvier 1994 dans son intégralité ainsi que l’ensemble des mesures de prévention. »
Sevrages forcés. Pour limiter les prises de risques des UDVI, il convient tout d’abord de favoriser l’accès à la substitution. Aujourd’hui, il est en théorie possible de commencer ou de poursuivre un traitement de Méthadone® ou de Subutex® en prison. Mais il y a loin de la théorie à la pratique, même si la situation s’améliore : le nombre de traitements interrompus serait passé, selon le ministère de la Santé, de 19 % en 1999 à 5,5 % en 2001. Et le taux de traitements entamés reste très faible. En fait, la situation varie selon les établissements : dans certains, une bonne prise en charge est assurée, mais dans d’autres des médecins refusent la mise sous substitution, ils suspendent des traitements ou font basculer leurs patients du Subutex® vers la Méthadone® par crainte des trafics et du racket. « Beaucoup de praticiens restent opposés par principe à l’utilisation de tels traitements en milieu carcéral », rappelle-t-on dans le rapport Delfraissy. Une réalité qui souligne le problème de l’absence de choix du médecin en prison. L’insuffisance des budgets hospitaliers est aussi l’un des motifs évoqués. « Pourtant, souligne-t-on dans ce même rapport, les patients recevant de la Méthadone® ou du Subutex® avant l’incarcération semblent s’exposer à un risque plus grand d’avoir recours à l’injection lors de leur détention. »
Les partages et les réutilisations du matériel d’injection plaident aussi en faveur de l’expérimentation de programmes d’échange de seringues (PES). La France se refuse cependant à emprunter cette voie, malgré les résultats probants observés à l’étranger (amélioration de l’état physique et psychique des détenus). Et ce au grand dam du Conseil national du sida (CNS) qui, dans son rapport publié en 2001 sur Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique, réfute les raisons évoquées : « la seringue est susceptible d’être utilisée comme une arme » ; « l’accessibilité du matériel d’injection constituerait une incitation à la consommation de drogues par voie intraveineuse » et « l’usage de drogues étant pénalisé, il serait impossible de le considérer comme une pratique acceptable en milieu carcéral ». En effet, le CNS souligne que « les deux premiers arguments résistent mal aux expériences menées en Espagne, en Allemagne, en Suisse, en Australie et au Canada » et que « ces pays fournissent [...] les clés des débats à surmonter pour mener à bien de telles initiatives. » En France, la mission « Santé-justice » a estimé « prématurée » l’implantation de PES, faute d’adhésion des personnels. « Donner des seringues tout en maintenant une interdiction de consommer des drogues en prison paraissait largement contradictoire avec les missions des personnels pénitentiaires et avec le rôle de la prison qui est de faire appliquer la loi », a rappelé Sylvie Stankoff, coauteur du rapport de cette mission. « En attendant, témoigne François Bès, l’OIP est contacté par des médecins qui, accablés de ce qu’ils voient, disent qu’ils aimeraient fournir des seringues. » Ces débats ne sont pas sans rappeler ceux qui ont présidé à la mise à disposition gratuite d’eau de Javel, en 1996, pour permettre aux détenus de nettoyer leur matériel d’injection et, plus officiellement, leur cellule. La distribution est aujourd’hui largement assurée. « Néanmoins, déplore-t-on dans le rapport Delfraissy, la faible information sur les modalités d’utilisation de l’eau de Javel et l’emploi de matériel de fortune ne résistant pas à la désinfection sont des éléments qui concourent à limiter l’impact de cette mesure dans la lutte contre l’infection à VIH et les hépatites B et C. » « Un impact également ruiné par le fait qu’en prison, rappelle François Bès, il n’y a pas de lieux privés. Impossible donc de prendre le temps nécessaire dans sa cellule pour nettoyer sa seringue ! Il faut faire vite ou ne pas faire ! »
Sexualité taboue. Autre hypocrisie préjudiciable à la prévention : la sexualité intra-muros qui, sans être strictement interdite, n’est pas autorisée. « En prison, la sexualité n’a pas vraiment droit d’existence, elle se pratique à la sauvette dans des lieux où l’on ne peut pas amener de préservatifs, tels que les parloirs », commente François Bès. Outre le développement des aménagements de peines, la création en nombre d’unités de visites familiales pourrait en partie y remédier. Or seules trois unités sont prévues ! Quant aux relations homosexuelles, l’homophobie régnante et la crainte de représailles n’incitent pas les détenus à les assumer et donc à demander des préservatifs. La marge de manœuvre est encore plus réduite lorsqu’il s’agit de rapports imposés à des détenus démunis, contraints d’échanger leurs services contre des avantages matériels (tabac, savon, timbres, etc.), voire nulle en cas de viols. L’accès aux préservatifs se révèle par ailleurs insuffisant : ils ne sont souvent disponibles que dans les unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA). « Néanmoins, explique-t-on dans le rapport Delfraissy, une accessibilité plus large se heurte au rejet parfois violent de la population carcérale et du personnel de surveillance. »
Une politique de réduction des risques d’envergure ne pourra donc faire l’économie de la mise en place d’actions de formation en direction des personnels afin d’en favoriser l’adhésion, et d’éducation à la santé pour les détenus, voire, comme au Canada, d’un apprentissage par les pairs. Aujourd’hui, si dans certains établissements l’UCSA, en collaboration avec les services sociaux et des associations ont instauré des programmes, dans maints autres, l’information sur le sida se limite au mieux à une conférence ou à la diffusion d’un film sur le canal interne, le 1er décembre, programme souvent inaccessible aux non francophones...
Florence Raynal