Revue critique de l’actualité scientifique internationale sur le VIH et les virus des hépatites
n°34 - avril 95
Le risque de transmission lié à l’usage de drogue par voie intraveineuse en prison
Michel Rotily
Observatoire Régional de la Santé Provence Alpes Côte d’Azur, INSERM U 379 (Marseille)
« Drug injection and HIV prevalence in inmates of Glenochil prison »
Gore S.M. Bird A.G., Burns S.M. et al.
British Medical Journal, 1995, 310, 293-296
Outbreak of HIV infection in a scottish prison
Taylor A. Goldberg D, Emslie J et al.
British Medical Journal, 1995, 310, 289, 289-292
Spread of bloodborne viruses among Australien prison entrants
Crofts N. Stewart T, Hearne P. et al.
British Medical Journal, 1995, 310, 285-288
Si, au début de l’épidémie de VIH en France, quelques intervenants trop isolés ont alerté les professionnels et les décideurs sur les problèmes du VIH en milieu carcéral, tous les pays se sentent aujourd’hui beaucoup plus concernés par ce réel problème de santé publique qui concerne une population croissante dans le monde (57 000 détenus en France en 1994). Les études sont plus nombreuses et, grâce au travail de partenariat entre équipes de soins pénitentiaires, associations, chercheurs et administratifs, et à la sensibilité des décideurs, les méthodologies sont plus performantes et les résultats n’en ont que plus de portée.
A ce titre, les travaux les plus récents, dont les résultats sont parus groupés dans une récente édition du British Medical Journal, apportent des données essentielles sur le débat controversé de l’existence des risques de contamination par le VIH en milieu carcéral.
Jusqu’à aujourd’hui, plusieurs études avaient souligné l’existence de risques potentiels de contamination par le VIH : échanges de seringues multiples chez les toxicomanes incarcérés [1] [2], rapports sexuels non protégés [3] [4] dans une population au sein de laquelle la séroprévalence est marquée (entre 7 et 14 % à la maison d ’arrêt des Baumettes à Marseille) ; pratiques du tatouage dans des conditions d’hygiène précaires [3]. L’observation d’une séroprévalence plus élevée chez les toxicomanes incarcérés à plusieurs reprises apportait des éléments supplémentaires en faveur de cette hypothèse [5].
Toutefois, ces études restent insuffisantes pour convaincre définitivement les décideurs et les acteurs de mettre en place une politique efficace de réduction des risques dans un contexte où celle-ci est pour l’instant en opposition totale avec les valeurs du système pénal dans sa majorité. De récents travaux apportent des arguments nouveaux et essentiels à ce débat.
¬ Dans l’édition du 4 février 1994 du British Medical Journal, des chercheurs australiens rapportent une étude de séroprévalence des marqueurs sérologiques des hépatites B et C, ainsi que du VIH auprès de 3627 entrants en milieu carcéral. Dans cet échantillon, la séroprévalence du VIH (0,47 %) est très en-deça de celle observée dans les prisons françaises, cet élément pouvant notamment s’expliquer par la mise en œuvre extensive des programmes d’échanges de seringues et de proposition de méthadone, relayée par des actions d’éducation par les pairs. Les séroprévalences des marqueurs des hépatites B (VHB) et C (VHC), dans une population constituée de 45 % de toxicomanes par voie intraveineuse, sont respectivement de 33 % et 39 %.
Les auteurs ont pu retester 327 sujets réincarcérés dans l’année (9 %) et ne rapportent aucune séroconversion pour le VIH : il faut cependant remarquer que la séroprévalence VIH est faible par rapport aux situations que nous connaissons dans les prisons européennes, notamment en Europe du Sud. A l’inverse, tant pour l’hépatite B que pour la C, des séroconversions ont été rapportées. Dix parmi les 119 séronégatifs pour le VHC ont séroconverti durant la période écoulée entre les deux entrées en prison (8,4 %), soit un taux d’incidence de 41 pour 100 personnes-années.
Le délai moyen entre la première incarcération et la libération était de 44 jours, celui entre la libération et la réincarcération de 153 jours. La séroconversion pour le VHC est inversement associée à la durée d’incarcération, ceux ayant été incarcérés moins d’un mois étant plus souvent infectés que ceux incarcérés plus d’un mois (62 % vs 26 %).
Ces détenus ont pu séroconvertir juste avant leur première incarcération, pendant l’incarcération ou durant la période écoulée entre la libération et la réincarcération, mais les auteurs ne disposent malheureusement pas de preuves formelles sur la période de contamination par le VHC ou le VHB. Seules des hypothèses peuvent être avancées pour tenter d’expliquer ce taux élevé de séroconversions dans un laps de temps modeste et qui n’est pas documenté pour une même population témoin vivant en milieu libre.
Les auteurs invoquent des études antérieures ayant montré que des antécédents de détention étaient un facteur indépendant d’exposition au VHC chez les toxicomanes australiens ; ils font remarquer que les périodes les plus à risque de contamination sont celle de la détention préventive, pendant laquelle les pratiques d’injections sont les plus à risques, ainsi que celle suivant immédiatement la libération.
Au total, si cette étude permet de suspecter l’incarcération comme un facteur de risque de contamination de virus comme les virus des hépatites B et C et le VIH, et si les auteurs engagent vivement le système carcéral à discuter des stratégies de réduction des risques à mettre en place (éducation sur les risques de transmission du VHC, vaccination contre l’hépatite B, programmes d’échanges de seringues et de méthadone, mise à disposition d’équipements stériles pour le tatouage, réforme du système pénal), elle n’apporte pas d’éléments décisifs sur la question.
¬ Une deuxième étude, réalisée par Taylor et coll., basée sur le principe de l’investigation d’une épidémie survenue en milieu carcéral, apporte des arguments plus convaincants sur la réalité des contaminations par le VIH en milieu carcéral. Entre avril et juin 1993, huit cas symptomatiques d’hépatite B aiguë et deux cas de contamination par le VIH ont été détectés parmi les prisonniers de la prison de Glenochil, en Ecosse. Le médecin pénitentiaire fut informé de pratiques d’échanges de matériel d’injection de drogues par les détenus, ce qui entraîna une réponse de santé publique immédiate : mise en place d’un counselling pour les détenus et d’une enquête épidémiologique durant les deux dernières semaines de juin 1993.
Parmi les 636 détenus incarcérés durant le premier semestre 1993, 378 étaient encore présents lors de l’enquête, dont 60 % se rendirent aux consultations de counselling ; parmi ces derniers, 162 (71 %) acceptèrent d’être testé pour le VIH : 12 étaient séropositifs. Un tiers des sujets testés étaient toxicomanes par voie itnraveineuse ; parmi eux, 43 % rapportaient s’être injecté de la drogue durant leur incarcération ; les douze sujets séropositifs faisaient partie de ce groupe. La prévalence de l’infection VIH parmi ceux qui s’étaient injecté de la drogue durant l’incarcération était de 44 % (12/27). Deux autres détenus testés les deux mois précédents et infectés par le VIH, qui n’avaient pas participé au counselling, reconnurent aussi s’être injecté de la drogue en prison. Parmi les autres toxicomanes déclarant ne pas avoir utilisé de drogues par voie intraveineuse durant leur détention et les sujets non toxicomanes testés, aucun n’était séropositif.
Ainsi, l’association entre l’injection de drogues en prison et la séropositivité est tout à fait significative. En outre, il est fort probable que certains toxicomanes s’étant injecté de la drogue durant leur incarcération ne soient pas venus participer au counselling et n’aient pas pratiqué un test. Au total, parmi les 14 détenus séropositifs reconnaissant s’être drogués durant leur incarcération, six cas de contamination intra muros ont été certifiés grâce à l’existence de tests antérieurs à des dates connues ; deux autres, non certifiés, semblent cependant également être survenus durant l’incarcération. La confirmation de la séroconvertion a été prouvée chez les six cas « certifiés » par un Western Blot spécifique (9 protéines) et, chez cinq d’entre eux, par une antigénémie p24, soulignant ainsi la contagiosité de sujets récemment infectés et pouvant contribuer à expliquer la force de cette épidémie. Les autres cas étaient très probablement dus à des injections durant la détention mais n’ont pu être prouvés.
L’investigation a permis également de savoir que les toxicomanes qui reconnaissaient s’injecter de la drogue en prison le faisaient pour moitié d’entre eux à un rythme inférieur à une fois par mois, mais, pour l’autre moitié, plusieurs fois par mois, par semaine, voire quotidiennement. L’équipement était toujours partagé et, le plus souvent, simplement rincé à l’eau chaude. Un seul détenu reconnaissait avoir eu des rapports sexuels avec un homme durant son incarcération. Il faut enfin souligner que l’épidémie identifiée est probablement inférieure à la réalité du fait de la crainte d’autres détenus potentiellement contaminés à participer à des séances d’information et à se soumettre à des tests de dépistage.
¬ Cette investigation très finement documentée est la première du genre et apporte des éléments convaincants sur la survenue de véritables épidémies d’infections à VIH en milieu carcéral. Elle objective l’existence de risques de contamination en milieu carcéral au travers des infections de drogues avec du matériel partagé et donc souillé. Il est intéressant de noter que la survenue d’épidémies d’hépatites B a constitué, selon les auteurs, un signe avant coureur des risques de transmission du VIH en milieu carcéral [6].
¬ Les résultats du travail conduit par Taylor et coll. à la prison de Glenochil ont été complétés par une enquête visant à estimer, en dehors de l’investigation, dans un climat de confidentialité totale, et donc de confiance, la séroprévalence du VIH à partir d’échantillons salivaires corrélés à une information anonymisée sur les pratiques à risque de transmission du virus.
Des 352 détenus hommes présents au 21 juillet 1994, 5 étaient connus comme séropositifs par le service médical et 4 s’étaient injectés de la drogue par voie intraveineuse durant l’épisode d’épidémie de VIH survenu en 1993 et décrit précédemment ; 84 % d’entre eux ont rempli un questionnaire et fourni un échantillon de salive. Parmi les toxicomanes (27 % de l’échantillon) absents durant l’épisode de l’épisode de l’épidémie décrite ci-dessus, 42 % (13/31) reconnaissaient avoir consommé de la drogue par voie intraveineuse durant leur détention, ainsi que 70 % des toxicomanes présents lors de l’épidémie.
Les données obtenues à partir d’une étude antérieure conduite par la même équipe dans une autre prison écossaise (Saughton) confirment que la proportion de toxicomanes s’étant injecté de la drogue dans la prison de Glenochil durant la période de l’épidémie ne différait pas de celle observée dans la prison de Saughton.
D’autres données tendent à montrer que les toxicomanes de Glenochil ne différaient pas de ceux de Saughton pour d’autres caractéristiques, comme par exemple la proportion de toxicomanes s’étant initiés à la drogue par voie intraveineuse en prison (25 %). La séroprévalence du VIH estimée à partir des 295 échantillons salivaires (Elisa + Western blot) était de 2,4 %. La séroprévalence a ensuite été distribuée selon 3 ensembles : les détenus présents à la date du 21 juillet 1994 ainsi que durant la période de l’épidémie (4 %) ; les détenus présents à la date du 21 juillet 1994 ainsi que durant la période de l’épidémie et résidant dans la ville de Glasgow (7 %) ; les détenus présents à la date du 21 juillet 1994 ainsi que durant la période de l’épidémie et ayant reconnu s’être injecté de la drogue par voie intraveineuse dans la prison de Glenochil (24 %).
¬ Les auteurs font remarquer qu’il existe une excellente concordance entre les comportements à risque déclarés durant l’investigation de l’épidémie et durant l’enquête conduite un an après. Les deux approches s’accordent également sur le fait que 16 % des détenus (soit 60 au moment de l’investigation de l’épidémie) s’étaient injecté de la drogue à Glenochil pendant la période de l’épidémie, que 14 avaient été trouvés séropositifs lors du test pratiqué et que 8 se situaient dans la fenêtre de séroconversion des 3 mois. Ainsi, à partir des résultats des deux études conduites sur le même site à des temps différents, avec des méthodologies différentes, les auteurs estiment que sur les 60 détenus s’étant injecté de la drogue à Glenochil pendant la période de l’épidémie, 20 ont été infectés par le VIH.
¬ Les données comportementales obtenues à partir des prisons écossaises de Glenochil et de Saughton laissent à penser qu’une épidémie telle celle survenue à Glenochil aurait tout aussi bien pu survenir à Saughton. L’arrivée d’un porteur de l’hépatite B ou du VIH dans n’importe quel réseau d’échanges de seringues, retrouvé dans toutes les prisons britanniques -quid des prisons françaises ?- est suffisante pour être à l’origine d’une épidémie. Les auteurs soulignent enfin que certains détenus infectés au cours de cette épidémie n’étaient pas conscients de leur séropositivité.
Il est intéressant de rapporter les résultats de ces deux études qui se sont déroulées à la prison de Glenochil au contexte écossais, dans lequel les programmes d’échanges de seringues et de méthadone sont bien implantés, où le nombre de toxicomanes à Glasgow est estimé à 8400 et chez qui la séroprévalence est estimée à 1,8 %. Qu’en est-il dans certaines de nos maisons d’arrêt où la séroprévalence est quatre fois celle estimée dans les prisons écossaises, et où 40 % des toxicomanes sont infectés par le VIH ?[5] D’aucuns feront remarquer que les situations varient d’un pays à l’autre, voire d’une prison à l’autre. Cela est très probable, mais encore faut-il s’en convaincre par des données objectives dans les prisons françaises.
L’argument souvent avancé contre l’existence de risques de transmission du VIH en milieu carcéral est qu’une majorité de toxicomanes n’ont plus accès à la drogue et, par voie de conséquence, sont protégés de la contamination par le VIH. Si cet argument peut être avancé pour certains toxicomanes, n’est-il pas contrebalancé, voire dépassé, par des pratiques toxicomaniaques, certes plus rares, mais au combien plus à risque pour 40 % d’entre eux, selon les données de Glenochil. En attendant les résultats de l’étude sur la prévalence des pratiques en milieu carcéral qui débutera très bientôt à la maison d’arrêt des Baumettes, sous l’égide de l’ANRS et de la Communauté Européenne, il est urgent de concevoir des programmes de réduction des risques et d’éducation en prison, pour protéger les détenus durant, mais aussi après leur incarcération ; l’épidémie à VIH ne connaît pas, elle, les murs de la prison !
Michel Rotily
Source : Transcriptases