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Pour Fernando

Mise en ligne : 10 avril 2002

Dernière modification : 7 avril 2008

Texte de l'article :

Mon compagnon, Fernando, est décédé à la Maison d’arrêt de Villepinte le 18 novembre 2001. Il venait d’avoir 29 ans.

Quatre mois ont passé, et toujours la douleur et la rage...

Lorsqu’un proche meurt en prison, il y a d’abord un doute terrible : s’est-il vraiment suicidé ? Etrangement, au début, je me réfugiais dans cette idée, certes d’un choix inacceptable pour ceux qui l’aimaient, mais moins douloureuse que toute autre hypothèse. Puis, j’ai compris que, de toute façon, il n’y a pas de suicide en prison, il n’y a que des assassinats.

Pourquoi témoigner ? Parce que c’est un moyen de lutter, et que cette lutte est sans doute la plus belle fidélité que je puisse lui manifester. Fernando purgeait depuis 6 ans une peine de 14 ans et 9 mois. Depuis sa première incarcération à 13 ans, il avait visité pas mal de geôles, de mitards et des quartiers d’isolement... C’est dire que toute action en justice l’aurait fait rire...

George Jackson, dans Les frères de Soledad, explique comment les proches oublient trop souvent le vrai sens de la fidélité, obnubilés que nous sommes par la survie ou assommés par la douleur.

« Ma mère a essayé de faire de moi un lâche [...]. Le souci exagéré de la survie des fils se paye de leur perte d’humanité. » [1]

L’Administration Pénitentiaire : l’inhumanité incarnée.

Le lundi 19 novembre 2001, en téléphonant pour réserver un parloir avec mon compagnon, Fernando, j’ai appris par le Directeur, son décès, survenu la veille à 15h30. Sa famille n’a reçu un coup de téléphone de la Maison d’Arrêt que le lundi après-midi : j’avais pris la décision, depuis quelques heures, d’être plus courageuse que ce Monsieur et d’annoncer moi-même le drame.

Le lendemain, le Directeur nous a reçu entre deux portes, pressé d’accueillir une délégation de surveillants en colère. Rien ne nous a été épargné : chipoter sur le nombre et la qualité de ceux qui ont été reçu (alors que la famille venait de Nantes), le grand moment du passage du portique, l’attente dehors, dans le froid... Pour finir, nous avons été raccompagné par l’Assistante sociale.

Quand j’ai dénoncé le harcèlement subi par mon compagnon, et incidemment par moi-même, le Directeur a promis une « enquête interne dans les 5 jours ». On n’en a plus jamais entendu parler.

Son meilleur ami, Christophe L., incarcéré à Saint-Martin de Ré, bien que prochainement conditionnable, n’a pas eu de permission de sortie, y compris sous escorte, pour venir à la cérémonie d’enterrement. Lorsqu’on connaît l’importance des rites, on ne peut que se rendre à l’évidence : il s’agit là du mépris répété de l’Administration pénitentiaire pour les personnes.

Il y a un mois, nous avons pu enfin récupérer les affaires de Fernando. ça s’est passé sur le parking, sans la moindre considération ni pour nous, ni pour les affaires... Le Directeur, toujours aussi courageux, est passé près de nous, le regard fuyant et sans nous saluer.

J’ai appris, avec soulagement, que les surveillants peuvent bénéficier du soutien de groupes de paroles après le décès d’un détenu. Rire pour ne pas pleurer !

La Gendarmerie : le casier judiciaire comme horizon...

Quelques heures après notre visite au directeur de la Maison d’Arrêt de Villepinte (le 20 novembre 2001), j’ai été auditionnée par un Officier de Police Judiciaire, à la Gendarmerie de Villepinte. J’étais en état de choc, et j’estime que ce fonctionnaire de police en a profité.

Il m’a déclaré avoir deux pistes : j’étais venue le samedi au parloir soit annoncer à Fernando que je le quittais, soit pour lui rappeler l’existence d’un contrat sur sa tête. Ces deux hypothèses exprimées, il m’a sommée de lui raconter dans le détail ce parloir. L’expression que, dans tous les cas, j’étais partie prenante à son décès est un procédé inadmissible.

Il m’a également demandé de « faire comprendre à sa famille qu’il s’est tué lui-même », ce à quoi j’ai répondu que chacun était libre de penser ce qu’il veut de cette tragédie. En effet, le reste de sa famille qui était présente a exprimé son incrédulité face au décès. Par ailleurs, lorsqu’il a pris mes dépositions, il voulait absolument me faire signer deux choses, déchargeant l’Administration Pénitentiaire, ce que j’ai refusé.

J’estime que ma déposition a été obtenue par abus de faiblesse.

La justice : silence, on classe !

Nous avons pu voir le corps de Fernando le jeudi, uniquement derrière une vitre. Le rapport d’autopsie ne nous a pas été communiqué, malgré la demande formulée par son frère au Procureur de la République de Bobigny. Celui-ci a classé l’affaire très vite ensuite, sans nous informer ou nous recevoir, ni même prendre en compte le courrier très détaillé que je lui ai adressé.

C’est facile de classer une affaire... Dans ma lettre, j’avais demandé que les médecins qui se sont occupés de Fernando soient entendus. En effet, celui que j’ai pu avoir au téléphone m’a exprimé son incompréhension, et la dernière à l’avoir vu (le vendredi) a déclaré à mon médecin traitant qu’elle était sûre qu’il s’était « passé quelque chose pendant le week-end ». J’avais également demandé qu’un certain nombre d’autres personnes qui, pour des raisons diverses, ne croient pas à la thèse de son décès, soient entendues.

Enfin, toutes les vexations, entorses au droit que j’ai dénoncé au Directeur de Villepinte, puis au Procureur, n’ont fait l’objet d’aucune suite : s’agit-il de mœurs si courantes que personne ne s’en préoccupe ?

Heureusement, il y a le droit...

C’est avec soulagement que j’ai appris que le droit, qui protège le faible, était de mon côté...

Dans la circulaire relative à la prévention des suicides en milieu carcéral du 29 mai 1998, Martine Viallet invite les chefs d’établissements, les procureurs et les services de santé à une meilleure coordination afin d’informer plus rapidement les familles, notamment sur le déroulement de l’enquête judiciaire, la localisation du corps du défunt et les résultats de l’autopsie.

Mais le Directeur avait un alibi très solide : la non - intrusion du pénal dans le social (en clair : le personnel de surveillance ne peut pas aller fouiner dans le dossier social du détenu pour trouver les coordonnées de ses proches. ça s’appelle la déontologie).

Malheureusement, il est allé un peu vite en besogne, oubliant l’article D. 427 du Code Procédure pénale, ainsi que la circulaire de la DAP du 12 mai 1981 :

« Au cas où un détenu vient à décéder, à être frappé d’une maladie mettant ses jours en danger, ou victime d’un accident grave, ou à être placé dans un établissement psychiatrique, sa proche famille doit en être immédiatement informée.
A cet effet, chaque détenu est invité, lors de son écrou, à indiquer la ou les personnes qui seraient à prévenir »

Cet étrange (mais finalement nécessaire) besoin de légiférer là où la morale devrait suffire...

Un peu de hauteur !

Selon l’Administration Pénitentiaire [2], le taux d’agression des surveillants par des détenus est passé de 1975 à 1996 de 14 à 24 agressions pour 10 000 détenus, soit une progression de 71%. Quelle horreur !

Les suicides aussi ont fortement augmenté en vingt ans, passant de 39 en 1980 à 104 en 2001. Quelle horreur !

Depuis 1992 [3], de vingt à cinquante détenus au plus se sont évadés chaque année des prisons françaises, soit directement depuis les établissements pénitentiaires soit durant les transfèrements ou extractions. La France demeure « l’un des pays où l’on s’évade le moins » en Europe. Ouf !

Il existe un principe de base de la gestion pénitentiaire, style équation sordide. Elle est résumée par J.E. Thomas :

« s’il y a une périmètre de sécurité suffisamment dissuasif, il y aura des émeutes, s’il n’y a pas une telle sécurité périphérique, les évasions fleuriront. » [4]

En fait, le calcul est légèrement plus subtil : on peut augmenter la sécurité périphérique et mater toute velléité de rébellion, de telle sorte que les seuls exutoires possibles s’appellent suicides, toxicomanie (légale ou non), automutilations - elle est loin l’époque des automutilations collectives de protestations... -.

Et pour finir sur un autre principe de base de gestion pénitentiaire, énoncé par un des pionniers de l’analyse de la socialisation carcérale :

« Les interactions entre détenus sont le combustible dont se font les crises. » [5]

En clair : isolement des prisonniers, individualisation des peines et des régimes pénitentiaires, destruction de tout lien d’amitié ou de solidarité...

Pas de panique ! l’Administration Pénitentiaire se réforme !

En mars 1995, un groupe de travail a été créé sur la base des travaux de recherche [6] de Nicolas Bougoin [7]. En mai 1996, le groupe de travail définit une politique de prévention du suicide en milieu carcéral, qui sera mise en œuvre expérimentale dans onze sites pilotes [8].

Le rapport d’évaluation en février 1999 [9] constate l’échec des expérimentations entreprises dans les sites pilotes.

La liste est longue des recommandations ignorées (la promotion du recours à d’autres moyens que le placement en prévention disciplinaire pour gérer un incident en détention, l’amélioration des conditions de vie au QD, « la transmission d’informations entre l’autorité judiciaire et l’Administration Pénitentiaire » sur l’état de santé des détenus).

Par contre, « sur dix établissements visités par le Comité, cinq d’entre eux ont globalement respecté les objectifs relatifs aux délais des audiences arrivants, à la présentation des fonctions des divers interlocuteurs ainsi qu’aux démarches nécessaires pour communiquer avec l’extérieur ».

Le 20 mars 2000, la direction de l’Administration Pénitentiaire, Martine Viallet, annonce dans une note aux directeurs régionaux la constitution de deux groupes de travail sur la mise en œuvre de dispositifs de lutte contre le suicide en prison. Le premier sera chargé « d’élaborer de nouvelles normes du QD en matière d’aménagements matériels et de régime de détention ». le second « va s’interroger sur le dispositif à mettre en place en ce qui concerne l’accueil et la prise en charge des familles à la suite du suicide d’un détenu ».

On est rassuré...

Ce doute obsédant...

Il a écrit de nombreuses lettres où il fait part de menaces : famille, associations, justice. Il en avait parlé à l’Assistante sociale de Villepinte, ainsi que, quelques heures avant sa mort, à un gradé. Ces menaces ont motivé son placement au QI depuis 1999.

La question est de savoir si l’Administration Pénitentiaire a pris ces menaces au sérieux (elle l’aurait placé à l’isolement « pour sa sécurité ») ou alors pour de la paranoïa (et dans ce cas, il n’avait rien à faire à l’isolement). Soit nous en saurons plus sur la réalité des menaces, soit il s’agit de non-assistance à personne en danger.

Evidemment, selon l’Administration Pénitentiaire, il n’y a « rien » dans son dossier. C’est bizarre ! Où sont les motivations de son placement au QI ? les sanctions (nombreuses) de mitard ? les ordres de transferts disciplinaires (notamment après sa tentative d’évasion de Nantes) et de son récent transfert d’une centrale à cette Maison d’Arrêt ?

Mais j’en ai assez qu’à toutes mes questions, on m’oppose soit la « dangerosité » de Fernando, son passé forcément trouble (une vie de délinquant !) ou la réputation de Villepinte, « prison-modèle ».

Villepinte, prison-modèle ?

Souvenez-vous : le 6 avril 1999, six surveillants de Villepinte étaient mis en examen pour la vente de portables, de stupéfiants et de bouteilles d’alcool. L’un a avoué les faits et avait été placé en détention provisoire, les autres sous contrôle judiciaire... Libération titrait : « Villepinte, prison bien achalandée... » [10]

Le 1er septembre 1999, Nordine B., accusé d’avoir volé la clé d’un surveillant et placé en cellule de discipline, a été retrouvé pendu. Il attendait une décision de remise en liberté provisoire dans les 5 jours. Malgré une manifestation pour exiger une contre-expertise, l’affaire était classée.

Plus récemment, Alain S., après avoir plainte pour les sévices qu’il a subi dans cette prison (QI), a fait une tentative de suicide.

Lors du passage de Fernando dans ce QI, un co-détenu y a fait également une tentative de suicide, par la suite de propos révoltants de la part de surveillants, constituant des incitations au suicide.

Et vivent les prisons 13000 !

J’ai été directement témoin du harcèlement dont on faisait l’objet au parloir. Une quinzaine de jours avant son décès, un surveillant est venu le chercher au parloir en mettant les gants de fouille et en l’interpellant alors que nous étions dans les bras l’un de l’autre pour se dire au revoir. C’est la première fois que je voyais cela...

Samedi, au cours de ce dernier parloir, nous avons fait l’amour, comme nous en avions l’habitude, Fernando ayant choisi qu’une semaine de mitard le valait bien. Le surveillant du côté détention nous a surpris, mais le problème est qu’il est resté à regarder jusqu’à ce que Fernando s’énerve. A la fin du parloir, lorsqu’il a ouvert, il nous a dit qu’on « en avait bien profité ». Le ton était si pervers que j’ai tout de suite pensé que c’était le genre de choses qui seraient redites à Fernando à l’étage.

Depuis un mois, les lettres n’arrivaient que de façon très fantaisiste, alors même que les personnes au mitard, avec qui il parlait, ne remarquaient pas de problème de distribution. Pour ma part, j’avais pris l’habitude de les recevoir par trois... De son côté, il touchait les lettres le vendredi. Si vous lisez notre correspondance des dernières semaines, vous verrez que nous étions obnubilés par cette distribution aléatoire. Je sais que quand il s’en est plaint, le surveillant lui aurait répondu : « on a pas que ça à faire ».

Dans le même ordre d’idées, ses bons de cantine alimentaire et télévision, un mandat, ont été égaré. Je sais qu’il devait se battre pour obtenir ses trois douches hebdomadaires (et réglementaires) ; que sa promenade avait été supprimée un jour pour cause de brouillard, alors que les personnes du mitard sont sorties ce jour-là. Enfin, au sujet de ses activités, on me dit que le quartier d’isolement de Villepinte a une salle d’activités, alors qu’il m’a toujours dit le contraire.

Et qu’on ne vienne pas me parler d’humanisme : la seule personne de la direction qu’il ait vu depuis son arrivée a été la sous-directrice, derrière des grilles, lorsqu’il était en promenade. Enfin, je sais qu’il avait réussi à avoir des séances chez le kiné. Lorsque je lui ai reparlé la veille de son décès, il m’a dit qu’on ne l’appelait même plus pour le kiné. Samedi, on pensait avoir un double parloir, mais il m’a répondu que c’était « même pas la peine de demander ». J’ai d’ailleurs retrouvé une lettre de sa main qui va dans ce sens.

Pourquoi porter plainte ?

Dans la note du 20 mars 2000, Martine Viallet écrit : « il a été constaté que, de plus en plus souvent, ces familles contestaient les circonstances du décès, relayées en cela par certaines associations et les médias. » Et pour cause ! Les silences, le doute qui s’instille inévitablement, et il ne nous reste que la plainte avec constitution de partie civile.

Les condamnations de l’Administration Pénitentiaire sont rares... Le 5 décembre 2001, le Tribunal administratif de Rouen a condamné l’Administration Pénitentiaire pour « faute lourde dans sa mission de surveillance », suite au décès d’un détenu le 30 août 1998. En effet, la Commission européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt Hutardo contre Suisse, le 8 juillet 1993, a rappelé qu’« une obligation positive spécifique pèse sur l’Etat afin de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté ».

C’est dur, très dur de porter plainte. Ma première réaction a été de me dire que cela ressemblerait si peu à Fernando... Et puis cela oblige à se replonger dans le drame quand on voudrait la paix du recueillement. Cela implique des actes qui, symboliquement, privent de repos le proche décédé : exhumation pour contre-autopsie, fouille des affaires, des papiers, intrusion dans sa vie privée...

Finalement, j’ai porté plainte, non pour me réconforter dans une quelconque justice... Mais parce que la paix étant impossible tant que des prisons existeront, la guerre peut aussi se mener avec ces armes-là, le droit et la procédure.

Evidemment, aux yeux de garant de l’ordre, j’étais et je reste d’abord la compagne d’un « casier judiciaire et social ». Alors, j’essuie au mieux le silence insolent, au pire la grossièreté vengeresse.

Face à leur bienséance de bon aloi, il faudrait se résigner à une attitude digne... Désolé, je n’ai pas la tristesse austère. Et puis... Pour les matons qui nous ont regardé faire l’amour, pour le silence qui retombe sur les bastonnades et les vexations, pour les quartiers d’isolement... laissons cela ! Je sais que la dignité sera toujours de mon côté !

Mon cri se mêle à celui de tout ceux qui savent que mourir dans ces murs, c’est mourir assassiné. Ma plainte « contre X pour assassinat » n’a pas pour objet une quelconque « justice »... Non... Une pierre arrachée à leur édifice de torture vaudra toujours plus que ce qui aboutira, inéluctablement, à « la raison du plus fort ».

Je reste, rageusement, inconsolable.

Notes:

[1] JACKSON (George), Soledad Brother : The prison letters of George Jackson, Peguin, 1971 ; tr. fr., Les Frères de Soledad, Paris, Gallimard, 1971, 235 p.

[2] Le Monde, 27-28 janvier 2002.

[3] Dépêche AFP, 18 octobre 2001.

[4] THOMAS (J.E.), The English Prison Officer since 1850, A Study in conflict, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1972

[5] CLOWARD (Ronald A. ), « Social Control in the Prison », in Theorical studies in social organization of the prison, New York, Social Science Research Council, 1960, pp. 20-48.

[6] Sursuicidité dans les maisons d’arrêt, au mitard, au cours de la première année de détention...

[7] BOURGOIN (Nicolas), « Le suicide en prison », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, juill.-sept. 1993, n°3, pp. 575-580 ; Le Suicide en prison, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Sociales », 1994, 271 p.

[8] Aiton, Aix-Luynes, Bayonne, Brest, Clairvaux, Epinal, Fleury-Mérogis, Fresnes, Loos, Villeneuve les Maguelone, Ducos.

[9] Rapport du comité national d’évaluation du programme de prévention du suicide en milieu carcéral, février 1999, Ministère de la justice, DAP.

[10] Libération, 22 avril 1999.