L’agenda politique et médiatique français s’est récemment rempli de « rendez-vous » sur la question des prisons. Depuis le livre dénonciateur du médecin chef de la Santé, Véronique Vasseur, jusqu’à l’enquête parlementaire sur l’état des prisons, la question est au cœur de l’actualité, alors même qu’une enquête du GENEPI de 1996 [1] déplorait la faible connaissance et la faible implication témoignées par la société civile à l’égard du monde carcérale. On ne peut que se réjouir de cette prise de conscience publique qui, pour tardive qu’elle soit, manifeste un certain progrès, sinon dans la situation des prisons, dont on a mieux perçu combien elle était difficile, à tout le moins dans la manière de poser le problème.
Loin des caricatures sur la « prison hôtel trois étoile » ou des rêves d’une société ni prisonnier [2], qui ont longtemps interdit toute espèce de débat (car en la matière réactionnaires et révolutionnaires se rejoignent souvent sur le terrain du plus strict conservatisme), on a vu au sein des différents camps politiques se dessiner un accord sur l’urgence d’une amélioration du système carcéral qui le rende digne d’une démocratie moderne. Or, un tel projet louable dans son dessein général pose immédiatement toute une série de questions spécifiques fort délicates : quels sont les droits de ceux qui ont transgressé le droit ? Comment punir dans le respect de la dignité humaine ? Quelles sont les peines, susceptibles non seulement de garantir la sécurité de la société, mais aussi de favoriser la réinsertion des délinquants ? Toutes ces questions trouvent leur source, à défaut de leur solution, dans ce qui peut apparaître comme une difficulté intrinsèque des sociétés démocratiques à penser la peine. La peine y semble en effet à la fois toujours plus nécessaire et toujours moins concevable. C’est à la compréhension de ce paradoxe que l’éclairage philosophique mérite d’être mobilisé pour éventuellement orienter l’action.
La peine en question
Ce qui caractérise en propre les sociétés démocratiques c’est sans doute l’installation de l’individu en valeur cardinale : au moins en principe, c’est de l’individu (et de son suffrage) que provient la légitimité politique, et c’est pour l’individu (pour sa liberté et son bonheur) que s’exerce cette légitimité. Par contraste, dans les sociétés traditionnelles, comme l’était encore l’Ancien Régime, c’est le tout social (qu’il soit celui de la tribu égalitaire ou des « états » hiérarchisés) qui prime sur la partie ; l’individu n’a pas de valeur indépendamment du groupe (lignée, corporation, nation…) auquel il appartient. Cette organisation sociale a été démantelée, comme on sait, par la Révolution de 1789 ; restait à savoir comment réaliser des institutions compatibles avec ce nouveau fondement individualiste, ou, pour le dire autrement, comment concilier l’ordre social et la liberté individuelle. Toute l’histoire des XIX et XXè siècles ne suffira pas à régler cette difficile équation, car la fondation individualiste de la liberté politique comporte deux redoutables écueils qui vont nous éclairer sur la question de la peine.
Premier écueil, parfaitement décrit par le plus grand penseur de la démocratie, Alexis de Tocqueville, celui de l’atomisation du social. Dès lors que l’individu devient la valeur suprême, le lien qui unit une personne à ses ancêtres, à ses contemporains et à ses descendants s’en trouve dévalorisé, « ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur [3]. Dans ce contexte, la progression des crimes et des délits lui apparaît comme une évolution inéluctable. Le seul lien social légitime susceptible de se substituer aux liens traditionnels est celui du contrat et de la sanction qui le garantit. D’où la nécessité d’une publication et d’une clarification sans cesse accrue des codifications pénales : l’énoncé de la peine, dans ce contexte, apparaît toujours plus nécessaire.
Mais, seconde difficulté, l’individualisme porte en même temps le germe de la contestation de la peine. Dès lors que l’individu est institué en valeur suprême, à partir du moment où rien ne peut en droit lui être imposé qu’il ait au préalable examiné et accepté en sa créance, apparaît une culture au sein de laquelle l’authenticité, le fait d’être soi-même dans sa singularité, devient la valeur qui supplante toutes les autres. Chaque individu est à lui-même sa propre mesure, et, partant, chacun répugne a priori à juger l’autre, sa responsabilité, sa culpabilité. A la célèbre phrase de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas faits, mais seulement des interprétations » fait écho le slogan de mai 68 selon lequel « il est interdit d’interdire », quintessence du paradoxe démocratique. Comment punir ou accepter une punition dans ce contexte ? Comment fonder une instance qui, tout en émanant des seuls individus, viendrait s’imposer aux individus pour ainsi dire de l’extérieur ? On le perçoit, il y a une subversion du droit qui semble consubstantielle à la fondation démocratique du droit. Ainsi, la peine, en même temps qu’elle est toujours plus nécessaire, apparaît-elle aussi radicalement impensable dans une société d’individus.
Ce paradoxe énoncé, on peut dès lors aisément comprendre, pourquoi le débat sur la peine et la prison s’est structuré jusqu’à nos jours autour de deux positions extrêmes (normativiste et antinormativiste), témoignant chacune (mais de manière unilatérale) d’une dimension de la logique démocratique.
Le délinquant au ban de la société
La thèse normativiste va considérer que c’est la société (comme ensemble d’individus) tout entière qui est victime du délinquant. Celui-ci s’en est lui-même exclu en en refusant les règles et il doit être, comme tel, disqualifié de ses droits.
Tocqueville pourrait bien incarner cette idée lorsqu’il écrit : « il est, dit-on, contraire aux droits de l’homme, de le priver de la faculté de communiquer ses pensées ? Cette observation est juste pour l’homme en société, mais celui dont il s’agit est en prison ; ne parlez donc pas de ses droits à la liberté » [4] . C’est, comme on sait, pour étudier le système pénitentiaire américain que Tocqueville fit son voyage en Amérique, occasion de son grand livre sur la démocratie. Dans ce travail, il s’oppose aussi bien à l’utopie du Panoptique de Bentham qu’à cette fausse philanthropie qui, si on l’écoutait, ferait des prisons un séjour agréable ; les hommes que la société repousse de son sein doivent trouver dans l’emprisonnement tous les châtiments rigoureux qui ne se répugnent pas à l’humanité ; nous voulons un système pénitentiaire qui les rende meilleurs sans adoucir leur sort ». Et plus tard, il complète : « s’il n’est pas au fond devenu meilleur, il est du moins plus obéissant aux lois, et c’est tout ce que la société est en droit de lui demander ». La rigueur de ces affirmations ne doit pas empêcher de bien saisir l’argument : pour un libéral comme Tocqueville, l’Etat, sauf à s’engager dans une logique dangereusement despotique, n’a jamais à prendre en charge le bien-être de l’individu, pas plus de l’honnête citoyen que du coupable emprisonné. Le bien-être étant affaire privée et propre à chacun, l’institution carcérale n’a donc pas à le considérer, pourvu que les conditions minimales garantissant l’humanité du prisonnier soient maintenues. Ce qui nous éloigne définitivement de ces analyses, c’est que, pour nous, la logique de l’Etat providence, c’est-à-dire d’un Etat qui se donne comme mission essentielle d’assurer une meilleure situation aux citoyens, ne nous apparaît plus contradictoire avec l’idée d’un Etat respectueux de la liberté des individus. Ce pourquoi le sort des prisonniers nous préoccupe aussi : le souci de la situation des uns n’est plus opposé à la liberté des autres. Ce par quoi en revanche l’analyse de Tocqueville reste toujours actuelle, c’est sa constante attention à cette question politique : jusqu’à quel point la société est-elle prête à s’engager dans une authentique réforme carcérale ? Bref, il ne s’agit pas tant pour lui de savoir quel est le système carcéral idéal que de savoir quel est celui qui est « praticable ».
Le délinquant victime de la société
L’antithèse antinormativiste va s’opposer radicalement à cette première option. Selon elle c’est au contraire le délinquant qui est la victime de la société. L’idée de punition apparaît donc dans cette perspective profondément absurde et injuste.
Michel Foucault est sans aucun doute le meilleur représentant de cette option. Son incontestable mérite est d’avoir incité, grâce à son autorité intellectuelle, à se pencher de manière critique sur la situation des prisons, mais ce n’est pas méconnaître cet apport que de constater que son influence s’est opérée au prix d’un profond contresens. Son analyse du système carcéral et disciplinaire [5] est la transposition, du modèle éprouvé dans son Histoire de la folie à l’âge classique [6] . La thèse en est la suivante : alors que l’image habituelle consiste à percevoir un progrès dans le traitement de la folie entre le Moyen Age et l’Age Classique, progrès qui irait dans les sens de l’humanisme ou de l’humanité, Foucault y perçoit au contraire un processus au cours duquel l’irrationnel (le fou) est rejeté au nom d’une rationalité établie en tant que norme. Au moyen Age, dit-il, les fous, sont certes considérés comme dangereux, mais ne font pas l’objet d’un rejet radical ; ils sont acceptés dans les villages, et ont même un rôle socialement reconnu. De même que les lépreux, certes exclus des villes, sont autorisés à s’installer aux portes, rappelant ainsi à chacun ses devoirs de charité. Tout change avec la transformation des léproseries en maisons d’internement. Il s’agirait alors, selon Foucault, de faire disparaître le fou de l’espace social. C’est aussi dans cette perspective que doit être compris le processus de médicalisation de la folie : la guérison qui semble libérer les aliénés de leur folie ne serait en réalité qu’une ruse de la raison pour assurer sa domination sans partage.
L’analyse est similaire à propos de la prison. De même que, selon Foucault, le fou s’est vu progressivement exclu de la société, de même le criminel, le déviant, sera progressivement rejeté et caché aux vues de la société et victime, lui aussi, d’un « grand enfermement ». Et ce serait une erreur grave que d’interpréter la disparition du supplice et des châtiments corporels comme un progrès, « peut-être, écrit Foucault, l’a-t-on mise trop facilement et avec trop d’emphase au compte d’une « humanisation » qui autorisait à ne pas l’analyser » [7]. En fait, cette disparition marque l’occultation de la punition qui « tendra donc à devenir la part la plus cachée du processus pénal ». Celle-ci, mise en scène avec fracas au Moyen Age, va progressivement se masquer au profit de la correction, de la guérison du prisonnier, projets d’autant plus pervers qu’ils semblent animés de bonnes intentions. « L’essentiel de la peine, écrit Foucault, que nous autres, juges, nous infligeons, ne croyez pas qu’il consiste à punir ; il cherche à corriger, redresser, « guérir » ; une technique de l’amélioration refoule, dans la peine, la stricte expiation du mal, et libère les magistrats du vilain métier de châtier » [8]. Loin d’être donc un progrès dans l’humanisation de la peine, l’âge de la punition est en réalité, plaide Foucault, un processus de disciplinarisation et de contrôle total de la société par le pouvoir.
On conviendra sans difficulté de la vigueur de cette lecture, et l’on comprendra également qu’elle ait trouvé un écho favorable dans le contexte contestataire de mai 68. Cela dit, comme la version normativiste, elle présente un certain nombre de difficultés qu’il convient de ne pas méconnaître. D’abord, on peut contester que la dynamique de la modernité soit celle d’une exclusion de l’altérité, pour y voir bien plutôt une logique de l’intégration, sous-tendue par le postulat moderne d’une égalité fondamentale entre les hommes [9]. Si le fou est toléré dans le village médiéval, c’est que sa folie n’est un souci pour personne et qu’on ne lui accorde même pas le statut d’être humain. Et c’est bien parce que le fou, le déviant ou le délinquant sont perçus chez les modernes comme des alter ego, que leur comportement devient problématique et que le projet d’un guérison ou d’une réhabilitation se fait jour. On comprend donc pourquoi il peut paraître quelque peu incongru de voir aujourd’hui des projets d’humanisation de la peine s’inspirer de l’œuvre de Michel Foucault ; car, si tout projet d’humanisation est un approfondissement du contrôle social et de la disciplinarisation de la société, celui qui défendrait de nos jours un tel programme se rendrait en réalité complice d’un système sournois d’oppression.
Le droit d’être un homme
Mais plus généralement, ce que partagent les deux conceptions normativistes et antinormativistes (dans leurs versions les plus radicales), c’est une même négation de la personnalité, voire de l’humanité du condamné. En effet, le normativiste va considérer que l’individu, s’étant mis au ban de la société en en refusant les règles, cesse d’en être un acteur et donc un membre, tandis qu’à l’inverse l’antinormativiste va réifier le condamné en en faisant un être totalement irresponsable, victime de la société qui le condamne et intégralement déterminé par sa situation économique, sociale ou psychologique. Entre le statut d’un paria asocial et celui d’un produit passif de la société capitaliste, le délinquant n’a que peu de chance d’acquérir le statut d’être humain responsable. Ce pourquoi l’exigence d’humanisation de la peine qui semble se faire jour aujourd’hui est totalement étrangère à ces deux options extrêmes [10], tout en se dessinant en creux dans ce double échec.
Humaniser la peine, en effet, ce n’est pas seulement la modérer ou la rendre plus douce, cela signifie surtout respecter l’homme dans tout condamné. Punir sans déshumaniser, cela signifie s’accorder sur ce qu’est un homme, aussi « méchant » soit-il. Où l’on peut raviver l’héritage de l’humanisme des Lumières, qui n’a pas consisté, comme le pensait Foucault, à définir une nature humaine (rationnelle), mais au contraire à considérer que l’homme était le seul être d’anti-nature, dont la spécificité par rapport à l’animal réside moins dans sa raison que dans sa capacité à s’arracher à toute espèce de détermination ; bref, dans sa « perfectibilité ». Cette indétermination le rend apte tout autant au bien qu’au mal. Libre de se perfectionner, l’homme est aussi le seul être capable de faire le mal, c’est-à-dire de prendre le mal comme projet. Ce que Rousseau sut exprimer mieux que tout autre : « Homme, ne cherche plus l’auteur du mal : cet auteur c’est toi même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres et l’un et l’autre te viennent de toi » [11].
Reconnaître l’humanité d’un condamné, c’est donc d’abord le considérer comme le responsable de ses actes, selon le paradoxe bien connu, et à certains égards choquant, que toute punition, fût-elle l’enfermement, est aussi une affirmation de la liberté humaine. Reconnaître l’humanité d’un condamné, c’est, aussi selon la formule de Beccaria, choisir des peines proportionnées et « une manière de les infliger qui… fassent l’impression la plus efficace et la plus durable possible sur l’esprit des hommes, et la moins cruelle sur le corps du coupable » [12] . Reconnaître l’humanité d’un condamné, c’est enfin s’attacher à garantir les conditions d’exercice de sa « perfectibilité » et donc de sa réhabilitation. Ce qui dessine les grandes finalités d’une peine proportionnée au délit ou au crime commis : la réparation, la dissuasion et la réhabilitation. Chacune désigne davantage un horizon de sens qu’une réalisation effective, s’il est vrai que nulle réparation n’est totale, nulle dissuasion certaine et nulle réhabilitation assurée, mais c’est dans ce cadre que le dessein lui-même infini d’une humanisation de la peine peut trouver sa signification contemporaine.
Pierre-Henri Tavoillot
Maître de conférences à l’Université de Paris Sorbonne (Paris IV)