Tu as envie et surtout besoin de t’exprimer, mais tu ne le peux pas.
Tu as envie et besoin de voir des personnes auxquelles tu penses, ou même de faire des rencontres-surprises avec lesquelles tu sais d’avance que tu seras bien, mais tu ne le peux pas - peut-être n’en connais-tu même pas ?
Tu as envie, d’un simple coup de fil, de parler à quelqu’un en particulier, à l’instant T ; une envie presque irrépressible, mais tu ne le peux pas car tes horaires téléphoniques ne correspondent pas trop aux horaires de tes interlocuteurs. La plupart du temps en soirée, sachant qu’à partir de 18h30, tu réintègres ta cellule pour ne plus en sortir avant le lendemain matin.
Tu te retrouves tout seul, face à toi-même, dans une cellule de 8m² dans laquelle, en largeur, si tu étends les bras, tu touches les murs de part et d’autre du bout des doigts. A moins que tu ne possèdes certaines vertus ou ressources : aptitude à l’écriture, force de caractère, détermination à la survie, indifférence à ton sort aussi, parfois, volonté de ne pas lâcher prise, de tenir le coup pour des gens que tu aimes et qui comptent sur toi à l’extérieur, correspondances assidues que tu ne veux laisser en souffrance, alors, c’est toi-même qui souffres et qui te désagrège. Si tu perds prise sur toi-même, tu es foutu d’avance.
En liberté, lorsque tu reçois le choc d’un spleen que tu te sens mal, tu as toujours, cette possibilité de sauter dans ta voiture et de "voguer" vers d’autres horizons, d’aller voir autre chose que des murs gris qui t’étouffent au fil du temps et réduisent ton univers à un désert d’amertume.
Il y a ces moments où tout ton être demande de l’affection, voir plus... mais cela t’est interdit. Ne serait-ce que la possibilité de caresser un chat au son apaisant de ses ronronnements, d’enlacer un arbre ou de cueillir une fleur trouvée tellement jolie. Mieux encore, pouvoir enlacer une femme et de tellement la désirer. Mais même là, la fondamentale envie reste assujettie aux règles pénitentiaires ! Encore faut-il prendre un rendez-vous pour pouvoir se sentir vivre pendant quelques heures.
Tu as envie de rencontrer des gens avec lesquels il est possible de pouvoir discuter, d’avoir des conversations intéressantes qui te permettent d’avancer dans ta tête et d’échanger des peines parfois partagées afin de "s’entrebeguiller" mutuellement pour éviter de se prendre pour le nombril du monde et, ainsi, pouvoir se sentir mieux. Mais tu ne rencontres que des coeurs brisés, des âmes en peine, des t^tes vidées par un système écrasant, des gens violents, sans éducation, des électrons libres et des gens qui, au pire, ont définitivement basculé dans le pathos ou s’y sont installé pour un bon moment. L’hégémonie psychiatrique dans toute son ampleur !
A partir de là, tu ne peux aller vers l’autre qui devient un véritable danger pour toi. Tu te replis sur toi même. Il est déjà assez difficile d’être imbrique dans un tel milieu sans en subir, malgré soi, les conséquences néfastes difficilement évitables. Beaucoup y laisseront pas mal de plumes lorsqu’il s’agira de retrouver son quant-à-soi et sa liberté. La prison navigue la plupart du temps entre la maternelle et l’asile psychiatrique. Tout est fait, en fait, pour infantiliser le détenu au maximum, afin de garder sur lui la suprématie du dictat. Et puis, bien sur, la division est exploitée pour mieux régner, c’est bien connu.
Aimer passionnément une femme et ne pas pouvoir, à chaque moment désiré (par l’un ou par l’autre), se prendre dans les bras, se rassurer et tout simplement s’aimer quand et où l’on veut est quelque chose d’insupportable. C’est d’une frustration incommensurable, inénarrable. Etre privé de sa famille, de ses enfants, de ses petits-enfants, l’est encore plus.
Devoir se contenter de vivre seul dans une sorte de placard où totu se mélange dans uen pièce exigüe qui sert à la fois : de chambre à coucher, de cuisine, de toilettes, de salle de séjour, de bureau et de tout ce que l’on trouve dans un logement normal, ce n’est vraiment pas évident à vivre. Et quand tu es aux toilettes, ta porte peut s’ouvrir soudainement, à tout moment, sur un surveillant qui vient contrôler quelques chose ou a quelque chose à déposer dans cette cellule là. L’humiliation est forcément présente, mais c’est la règle du genre.
Des gens que tu aimes plus que tout, dehors, ont des problèmes dont tu sais parfaitement que si tu avais été libre, tu aurais pu les régler en un rien de temps pour eux, mais tu ne le peux pas. Tu es frustré et tu te sens d’autant plus impuissant. Alors, forcément, tu ne peux que mal le vivre et cela peut avoir des répercussions sur ta détention et tes humeurs, voir-même ta santé aussi bien mentale que physique. Vraiment, il faut être très fort pour tenir le coup un jour après l’autre.
De tout cela, je n’en parle jamais à quiconque. En ai-je le droit ? Et, surtout, comment pourraient-ils comprendre ? En vérité, d’habitude, chacun ne fait attention qu’à son propre sort. Les gens se "civilisent" dans l’égoïsme. Rien d’autre qu’eux ne compte. Alors, à quoi bon étaler mes problèmes, lorsque problèmes il y a ? Je sais bien que la seule personne sur laquelle je peux tout miser, sur laquelle je peux toujours compter, c’est moi-même. Charge à moi de ne pas me laisser tomber. Coûte que coûte, je me dois de tenir le coup jusqu’au bout de ma peine, de ma dette. Après tout, je suis venu seul au monde et je mourrai seul, sans rien emporter avec moi de ces choses qu’ici bas nous semblent si importantes. Alors, faut-il vraiment se compliquer la vie pendant qu’on est encore là ? Je ne le crois pas. Voyageons léger, même si le coeur sur le parcours, parfois, s’alourdi... Quand viendra le moment où il faudra sauter à pieds joints sur la Balance des temps, il faut espérer que, sur l’autre Plateau, le poids s’équilibre avec ce que nous sommes vraiment, une fois sa dette payée. Alors un seul mot me vient spontanément à l’esprit. Comme disent les arabes : InchAllah !
Jean-Pierre Gueye