PROJECTION, PRISON, ÉVASION
par André Habib
juin 2005
Il y a plusieurs façons de penser les rapports entre prison et cinéma (le dossier que Hors champ consacre ce mois-ci à cette question en propose quelques manières). Nombreuses sont les œuvres cinématographiques qui ont tenté de représenter la réalité carcérale, et plus nombreuses encore sont celles qui se sont employées à traiter de modes d’enfermement (sociaux, géographiques, idéologiques, de classe). Ces thèmes sont souvent relayés par des partis pris esthétiques et formels bien marqués, où, par exemple, la logique du cadre redouble/mime l’espace coercitif (L’ange exterminateur, Le trou), la ligne d’horizon se trouve abolie, où l’on produit, par le montage, un espace contraint, ayant perdu toute articulation vers l’extérieur, le dehors (Un condamné à mort s’est échappé). Toutes ces représentations se situent dans une relation de la forme au contenu, et nous permettraient, sur le plan de la figuration, de la métaphore, ou de l’analogie, de réfléchir sur les modes, spécifiques et ponctuels, de représentation de la prison. Le cadre, fonctionnant comme cache, peut redoubler l’idée d’un enfermement, d’une capture, à même les matériaux du langage cinématographique (« I was framed »). La prison au cinéma peut alors apparaître comme son redoublement naturel, lui qui enferme toujours ses personnages dans des codes narratifs, un espace, un décor, une histoire, etc.
La situation de l’enfermement au cinéma, dans la mesure où elle appelle des scénarios d’évasion, et que les façons d’y parvenir constituent le nœud de l’intrigue, on pourrait dire qu’elle présente une matrice idéale pour tout récit : une situation A donnée - une situation B désirée (pour sortir de A), et, entre les deux, une série d’actions qui doivent assurer le passage de l’un à l’autre. Même si l’évasion s’avère un échec, c’est néanmoins dans la tension entre un Dehors et un Dedans, que se produisent ces films.
En traitant le Dedans la plupart de ces films problématisent, de l’intérieur, le Dehors, de telle sorte que le Dehors se voit réfléchi dans le Dedans (The kiss of the spider woman). Une situation carcérale n’est bien souvent que le reflet (ou la production) d’un système qui décline, à divers degrés, d’autres modes d’enfermement. La prison peut devenir alors (suivant en cela les réflexions de Foucault ou d’autres), une instance parmi d’autres de pouvoirs disciplinaires, de mécanismes d’exclusion, de structures coercitives qui étendent leur logique sur l’usine, l’école, l’hôpital, les consciences. Dans Europe 51 de Rossellini, Irène (Ingrid Bergman), après sa « sortie des usines », s’écrie : « J’ai cru voir des prisonniers » (d’ailleurs, le titre d’un film de Farocki sur la télésurveillance dans les prisons, Ich glaubte Gefangene zu sehen). Dans Délits flagrants de Depardon, le processus judiciaire (interrogation, fiche, arrestation), avant toute incarcération, avant tout jugement ou peine déclarée, met en lumière une série d’autres prisons plus subtiles, moins nommées, aussi cruelles dans leur efficacité coercitive (chômage, immigration, toxicomanie, etc.)
Dans tous ces cas, nous parlons de ce qui est contenu dans les films : du récit, de la chose vue, de la forme ou encore de certains rapports de force, de contrôle et de pouvoir dans la société que les films parviennent à éclairer. Mais nous pouvons essayer de poser la chose du point de vue du spectateur. Dans Délits flagrants ou encore dans L’ange exterminateur, pour nommer deux exemples limites, on peut dire que les cinéastes nous piègent, nous mettent dans une situation sans issue. On pourrait également dire que, dans certaines œuvres, la prison figurée peut renvoyer à nos propres prisons sociales, nos captures morales. En nous plaçant dans le rôle du juge-voyeur qui voit sans être vu - situation idéale du panoptique dont parle Foucault - le cinéma peut parfois, tout en nous donnant ce beau rôle, conduire à une autocritique (10e chambre, instants d’audience).
Une autre façon d’aborder la chose, serait de se demander quel type de relation la projection cinématographique entretient avec la prison. Nous parlons, volontiers, du cinéma comme d’un lieu où nous pouvons nous évader, fuir (le réel, la société, la famille), mais nous disons également que nous sommes « cloués » à notre siège, « pris », « captivés » par le film, « forcés d’aller jusqu’au bout », même s’il s’agit d’un navet. Il y a, dans le langage courant, ce double registre, métaphorique, de la contrainte et de la fuite, et qui est, à première vue, assez spécifique au cinéma (il faudrait peut-être repérer dans certains arts de la scène - théâtre, opéra - des usages similaires, mais ils débordent le propos que je défends ici).
Le cinéma semble avoir traité dans ses fictions ce double registre. Il n’est peut-être pas besoin de rappeler ces scènes fameuses de Clockwork orange, où le personnage est soumis, à répétition, et dans des conditions de contraintes extrêmes, à des images ultra-violentes, dans le cadre d’une expérience visant à redresser behaviouralement le sujet déviant, qui offraient, à la fois, ironiquement et de façon critique, l’image d’un renforcement disciplinaire idéologique (peut-être inhérent) au dispositif, d’autant mieux dénoncé, dans l’œuvre de Kubrick, qu’elle montrait, justement, son « appareil de base » et son dispositif (le film d’ailleurs paraît la même année que le texte de Jean-Lous Baudry sur « l’appareil de base », dont il sera bientôt question). Dans un sens moins « disciplinaire », on pense à des formes plus subtiles de captures imaginaires, où le spectateur du film se trouve assujetti, dans sa réalité, à l’imaginaire du film (Purple Rose of Cairo), ou encore des films où le personnage/spectateur se trouve prisonnier « d’un film » et ne parvient pas à en sortir. Mais cela ne nous ramène-t-il pas au fait même d’aller au cinéma ?
Ignacio Ramonet écrivait dans un texte portant sur le cinéma militant :
« Voir un film ne relève aucunement du rêve ou de la rêverie, comme cela a été largement prétendu. Voir un film est parfois une pratique culturelle contraignante qui peut ressembler à une véritable incarcération. En effet, qu’un film vienne à ennuyer, à agacer, à déplaire, et la salle deviendra bientôt pour le spectateur contraint d’y demeurer [...] un véritable cachot, avec tous les éléments qui caractérisent un enfermement punitif : clôture, obscurité, immobilité, silence, durée [1].
Le cinéma suppose un lieu clos dans lequel des corps semi-immobiles sont contraints de sacrifier du temps. Cette situation de « prisonnier », toutefois, ne serait vécue comme une incarcération, selon Ramonet, que lorsque le film devient ennuyant, et qu’il y a un élément de contrainte sociale qui « oblige à voir » (différente en cela de la publicité qui rend prisonnier pour « obliger à consommer », suivant le mot d’un théoricien du marketing que cite Ramonet). Mais malgré la qualité de son analogie, Ramonet ne semble pas tenir compte du « désir du spectateur », qui accepte, malgré tout, de se soumettre à cette contrainte (2h dans une salle obscure). Le rapprochement entre prison et expérience spectatorielle dépend-il à ce point du contenu de l’expérience (bon film = plaisir ; mauvais film = prison) ? N’y a-t-il pas plutôt, à la base de l’expérience cinématographique, une « servitude volontaire » qui en fait à la fois une prison et un lieu où l’on s’évade ?
Ceci suppose que l’on pose le problème, sur le terrain de « l’homme ordinaire » du cinéma (Schefer) et du « dispositif de base » (Baudry). En effet, posons-nous la question, même si elle paraît bête à première vue : l’homme ordinaire du cinéma est-il un évadé (celui qui s’évade momentanément de la société-prison) ou un prisonnier (prisonnier du film, prisonnier des instances sociales et politiques de production) ? Ce qui apparaît très vite, c’est que le désir d’évasion n’est pas trop loin d’un désir de captivité, du désir de se trouver captivé. Le cinéma n’est-il pas alors un lieu d’évasion, précisément parce que, en même temps, il nous enferme ?
Afin d’explorer ces questions, je propose de rapprocher trois idées, trois moments, éloignés dans le temps (années 30, années 70, années 90), et qui, à ma connaissance, à ma connaissance, ne l’ont jamais été. Il s’agit
1) d’un extrait du fameux texte de Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1935, 1939) ;
2) de deux articles de Jean-Louis Baudry, « Effet idéologique de l’appareil de base » (1970) et surtout « Le dispositif » (1975)
et 3) d’une courte proposition d’histoire reprise dans deux œuvres de Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma (épisode 2a, 1987-1997) et Les enfants jouent à la Russie (1994). Je tenterai de débroussailler, par rapprochements successifs, l’étoffe métaphorique qui associe, dans chacun de ces cas, le cinéma, le spectateur de films et l’enfermement. Bien entendu, il y a toute sorte de spectateurs, de spectatures et de spectatorats, et aussi toutes sortes d’œuvres filmiques, mais, pour le propos qui m’intéresse, il ne s’agira pas de traiter de singularités. Également, la prison sera abordée ici en dehors de toute considération sur ce qu’elle est véritablement, c’est-à-dire en dehors des questions d’autorité étatique, d’exclusion sociale, de peine à payer, de temps social suspendu, de liberté privée, etc. Ce n’est pas la « réalité » de la prison qui m’intéressera ici, mais la façon dont on a employé une métaphore carcérale pour parler du dispositif cinématographique.
Benjamin : le cinéma, dynamiteur de prison
Partons de Benjamin (ce n’est jamais une mauvaise idée).
Le cinéma, dans la mesure où la caméra se substitue à notre perception consciente, révèle, ouvre, nous permet d’accéder à un inconscient visuel, « comme la psychanalyse, ajoute Benjamin, nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel [2] ». Le cinéma, pour Benjamin, à la fois nous révèle « les nécessités de notre existence », et nous donne une image de la réalité que nous ne soupçonnions pas, et nous permet également, c’est son mot, « d’accéder à un champ d’action immense ». C’est précisément parce qu’il libère ce champ immense, qu’il exerce sur les masses un tel pouvoir, qu’il se prête, dans l’esthétisation du politique que prône le fascisme, à un haut risque d’asservissement, d’assujettissement. D’où l’idée, chez Benjamin, que la distraction propre au cinéma doive appeler une attention accrue, et à une politisation de l’esthétique.
Notre perception du monde est régulée par notre conscience ; la caméra, elle, enregistre le monde de façon inconsciente, automatique, et ce qu’elle projette c’est ce monde, débarrassé des synthèses de la perception (c’est là la nouveauté du cinéma) : le gros plan, le ralenti, bousculent, « dynamitent » nos certitudes, et révèlent tout un inconscient de gestes, de détails invisibles, de la même manière que Bazin parlera du « reflet dans le trottoir mouillé » qui, capté par l’impassible objectif de la caméra, nous apparaît à nouveau « vierge » [3].
C’est ainsi que, dans son très célèbre essai, et ce, dans les deux versions du texte (1935 et 1939), Benjamin écrit :
« Nos bistros et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, fit sauter cet univers carcéral, si bien que maintenant, au milieu de ses débris largement dispersés, nous faisons tranquillement d’aventureux voyages. » (p. 305)
Tout le champ sémantique qu’emploie Benjamin ici pour parler de la puissance optique du cinéma, sa capacité de transformer le réel, est emprunté au langage et à la logique de l’enfermement. Les espaces quotidiens de la modernité (bistrot, usine, bureaux, chambres meublées), sont comme des prisons qui ne nous offrent aucun espoir de libération (prison perpétuelle ou atermoiement illimité). Le cinéma apparaît alors comme l’inattendue dynamite qui fait sauter ce monde-ci tel qu’on pensait le connaître : il expose les brèches insoupçonnées de la perception, restituant une image-matière fragmentée, une image permettant de montrer, par ralentissement ou par gros plan, ce que cachent les détails anodins de nos vies, des structures « complètement nouvelles de la matière ». La perception peut désormais s’insinuer dans les choses, nous montrer tout ce qui échappe à notre regard habituel, nous révéler les « nécessités qui règnent sur notre existence, [...] et nous ouvrir un champ d’action immense que nous ne soupçonnions pas. » (p. 305) Aussi, il est permis au spectateur du film, ce sujet de la modernité par excellence, de voir son « univers carcéral » catapulté par la puissance du cinématographe, de s’en évader, mais en le redécouvrant en morceaux, en ruines... Les conditions de projection (Benjamin insiste beaucoup sur cette dimension « projective », projectile), et les possibilités techniques du cinéma (agrandissement, ralentissement), projettent et révèlent une autre réalité, fragmentée, renouvelée, libérée, contenue en la première.
Du coup, le cinéma, lieu clos, apparaît moins comme un lieu d’enfermement, mais un lieu ouvert, un lieu potentiellement révolutionnaire, qui permet de faire sauter la prison que représentait notre monde quotidien, les aliénations communes du monde moderne... Notre monde moderne est une prison et le cinéma appelle un nouveau régime perceptif, un nouveau type de réception de l’œuvre d’art (et une nouvelle définition de l’œuvre d’art du coup), qui abat ses cloisons.
Baudry : cinéma et allégorie de la caverne
Une quarantaine d’années plus tard, en plein âge d’or de la théorie marxiste, sémiologique et psychanalytique, Jean-Louis Baudry trace, à partir de la même constellation conceptuelle que déploie Benjamin (Marx, Freud), et à partir d’un même champ sémantique (la prison, la projection), une ligne d’intersection entre la scène freudienne et la caverne de Platon, dont le dispositif répliquerait, selon lui, pièce par pièce, le dispositif du cinéma, et renverrait à toute une construction de l’appareil psychique, du travail du rêve, etc. Critique de l’idéalisme et de « l’impression de réalité » qui ne montre jamais le leurre de son dispositif, la portée idéologique de son « dispositif de base », Baudry essaie, à partir d’un corpus freudo-lacanien, d’analyser la production idéologique inhérente au dispositif (mais que ce dispositif, par sa nature même, nie, masque, voile). De même que l’entreprise freudienne tente de faire affleurer le travail du rêve, une analyse de l’appareil cinématographique devrait être en mesure de faire apparaître les forces de production, le travail idéologique, les puissances de contrôle, qui y sont à l’œuvre.
Je n’épiloguerai pas longtemps sur cette analogie (qui cache aussi son ambition, idéaliste, de nous faire sortir de la prison pour contempler la vérité) - comme son intelligible - du dispositif). Je soulignerai toutefois l’idée de Baudry selon laquelle le dispositif que nous présente Platon, dans sa célèbre allégorie, représente un certain désir « d’impression de réalité » (qu’il associe à tout un appareillage lacanien) que le cinéma ne fait que perpétuer : « On pourrait alors avancer que le ’mythe’ de la caverne est le texte d’un signifiant du désir qui hante l’invention du cinéma, l’histoire de l’invention du cinéma. » [4].
Le désir de ce dispositif (immobilité, projection sur un écran) renvoie au désir du dormeur, à son immobilité et à l’écran du rêve sur lequel nous projetons nos représentations inconscientes et préconscientes. Pour houleuse et vieillotte qu’elle soit, cette analogie a le mérite de dégager une relation quasi-originelle entre la prison, la projection et le désir d’image. L’invention du cinéma découlerait de la même source psychique, d’un même désir que la peinture (on pense à la perspective artificielle) et le théâtre, par leurs propres moyens techniques, leurs propres histoires, ont également tenté de retrouver.
Godard : invention projection prison évasion
La question de l’origine de l’invention du cinéma est aussi une préoccupation majeure des Histoire(s) du cinéma de Godard, mais beaucoup trop vaste et complexe pour être développée ici. Je m’attarderai plutôt à un extrait de l’épisode 2a, qui combine deux instances de l’histoire de la projection (désir, envie et invention) qui sont liées à la prison. Ces histoires sont, bien sûr, deux exercices de projections historiques, des purs fantasmes de créateurs, qui marient, comme c’est souvent le cas chez cet auteur, tekhné et fabula, mais qui présentent, néanmoins, une certaine façon de faire de l’histoire.
Godard multiplie, tout au long de ces Histoire(s), différentes manifestations de l’origine du cinéma, liées à une série de dispositifs, soit fictionnels (Zola), picturaux (Manet), poétiques (Baudelaire) ou techniques (Poncelet) qui, sans jamais être reconnus comme tels par les histoires officielles, ont inauguré, par l’assortiment et les assonances entre leurs formes diverses, un potentiel de cinématographie. Ceci participe des montages historiques chers à Godard, qu’on n’est pas obligé de prendre au sérieux (c’est-à-dire à la lettre), bien qu’il faille bien reconnaître que cette façon littérale de traiter les choses possède une véritable valeur heuristique.
La première mention de cette petite histoire de l’invention-projection du cinéma est signalée dans Les enfants jouent à la Russie ; la seconde, dans l’épisode 2a des Histoire(s). L’idée de Godard est que l’invention de la projection cinématographique « prend son envol » à partir des recherches d’un physicien français, « officier de génie de l’armée de Napoléon », Jean-Victor Poncelet (1788-1867), étudiant à l’École Polytechnique à Paris, élève de Monge et de Carnot.
Pour l’histoire, Poncelet fut fait prisonnier, en 1812, lors de la retraite de Moscou, dans la prison de Saratoff, sur les rives de la Volga. Afin d’adoucir les rigueurs de l’exil et de la prison, à des fins d’exercice de mémoire (comme Gramsci), il se mit tout d’abord à recopier ce qu’on lui avait appris, sans livres ni papiers. La légende veut même qu’il n’ait eu, au début, pour écrire sur les murs de la prison, que des morceaux de charbon qui servaient à réchauffer sa cellule.
Il fut libéré en 1814, et publia, à partir de ces notes, le « Traité des propriétés projectives des figures » (1822), « qui érigeait en méthode générale le principe de projection utilisé par Desargue pour étendre les propriétés du cercle aux coniques et mis en œuvre par Pascal dans sa démonstration sur l’hexagramme mystique » (je vous épargne la démonstration).
Et Godard d’ajouter :
« il a donc fallu un prisonnier français qui tourne en rond en face d’un mur russe pour que l’application mécanique de l’idée et de l’envie de projeter des figures sur un écran prenne pratiquement son envol avec l’invention de la projection cinématographique [5]. »
Dans Les enfants jouent à la Russie, Godard appelait cette invention « l’origine de l’espoir, l’origine de l’utopie, l’origine de la projection », ajoutant aussi, plutôt ironiquement, « ce furent les premiers débuts de l’alliance franco-russe ». Ce qu’il faut retenir de cette fable, c’est la convergence d’éléments qui signalent la mise en place du dispositif de projection. La projection, pensée ici, est bien la traversée d’un mur de prison, celle d’une volonté de retrouver son pays ou, du moins, de s’évader de celui qui le gardait prisonnier.
Ce que le cinéma projette, ce ne sont pas seulement des figures, mais des désirs, à proprement parler, des désirs d’évasion. Et « le mur de départ, nous rappelle Godard, était rectangulaire » [6]. Ce désir est aussi lié, dans le cas de Poncelet, à un exercice de mémoire, et il y aurait, pour Godard, une piste à tracer entre projection et mémoire, qui n’est pas innocente, et à laquelle je reviendrai.
C’est avec la même tournure d’esprit que Godard, quelques moments après, toujours dans l’épisode 2a, fait lire à Julie Delpy le poème de Baudelaire Le voyage, qui insiste à la fois sur la naissance du cinéma et les désirs d’évasion de l’enfant (et qui rappellent les « aventureux voyages » du texte de Benjamin). L’extrait est traversé par la scène d’escapade des enfants dans La nuit du chasseur. On assiste à une variation sur l’enfance de l’art, thème récurrent des Histoire(s), qui se noue admirablement, qui plus est, avec le récit de Poncelet dans sa prison.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons [7].
Cette contraction de la leçon de physique et de l’envolée poétique, dit bien ce désir de se projeter/évader qui caractérise, dès sa naissance - et dans son essence, on aurait envie de dire - le cinéma. Ces deux modalités de la projection - des figures géométriques sur un mur de prison ou des rêves sur des esprits « tendus comme une toile » - produisent un montage historique qui instigue, dans l’interstice où leurs points convergent, écartelés l’un de l’autre dans ce XIXe siècle, une première image du cinéma. Il y aurait de plus un jeu dialectique entre la capture de la réalité et sa projection libératrice (on l’a vu chez Benjamin) qui, en retour, laisse une « impression » sur la mémoire, crée un nouveau regard, engendre des histoires.
Godard dira plus tôt dans les Histoire(s) (1b) : « le cinéma est une industrie de l’évasion, car c’est d’abord le seul lieu où la mémoire est esclave. » Et il ajoute : « C’est parce que le projecteur est forcé de se souvenir de la caméra. » De même que les premiers appareils Lumière étaient à la fois caméra et projecteur, le projecteur se « souvient de la caméra », et toute projection d’un film devrait nous rappeler la capture d’un réel.
Ce rapport entre mémoire et dispositif de projection évoque irrésistiblement l’une des fables de l’invention de la peinture que rapporte Pline l’Ancien, selon laquelle le fille d’un potier de Sicyone, amoureuse d’un jeune homme, avant que ce dernier ne la quitte, « entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne » [8], afin qu’elle en préserve une image en mémoire. Poncelet ne retraçait-il, pour mémoire, des figures sur son mur de prison ? L’écran du rêve de Freud et de Baudry, n’est-il pas la projection de traces mnésiques ?
Dans quelle mesure, et la question demeurera en plan, le cinéma, en tant que capture du réel, capture de lumière puis projection de ce même effet de lumière imprimé, n’est pas analogue à l’inscription-capture, en nous, d’images dans la réalité, que nous nous projetons ensuite en mémoire, par le biais de l’imagination ? Cette dialectique, essentielle à l’expérience filmique, nous permet de relancer, pour finir sans finir, cet échange paradoxal entre évasion et emprisonnement, entre projection et enregistrement, qui à la fois piège le spectateur et lui offre la possibilité de s’évader en d’aventureux voyage, en retrouvant le réel, ou du moins, quelque chose de ses effets.
Source : Site Hors champ