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Pratiques culturelles

Regards sur l’enfermement (2)

Mise en ligne : 2 octobre 2005

Texte de l'article :

ÉVASION ET CAVALE

par Gwenn Scheppler
juin 2005

 

« Seulement, ce qui rend la chose presque infaisable, c’est que le cinéma est maintenant parti : c’est un engrenage, une sorte d’institution [1] [...] »

L’évasion et la cavale sont dans les films des motifs riches et récurrents, qui conduisent à se poser quelques questions sur leur sens profond. On pourrait penser à première vue que l’une et l’autre vont ensemble et sont complémentaires (ce qui dans l’absolu n’est pas absurde, loin s’en faut). Cependant, quand on tente de se rappeler quelques œuvres, parmi la multitude sur le sujet, on en vient vite à faire un tri, mentalement : sans qu’il y ait évidemment une limite franche et hermétique, la plupart des noms qui viennent à l’esprit se rangent selon deux catégories distinctes : soit évasion, soit cavale, même pour les films qui comportent les deux, comme Down by Law ou Runaway Train ; selon l’angle par lequel on les aborde, on pourrait avancer, en rabotant un peu les angles, qu’un film est nécessairement d’un bord ou de l’autre, mais qu’il est rare de voir un film de cavale qui comporte également une longue et fastidieuse description d’évasion, comme si nous faisions face à deux approches antithétiques du cinéma.

Les films d’évasion et de cavale correspondent à deux conceptions bien distinctes du cinéma en tant que moyen d’expression. Ces deux conceptions se répondent l’une l’autre et peuvent, dans une certaine mesure, retracer les étapes d’une démarche historique de revendication esthétique : on pourrait en effet y déceler l’évolution d’une volonté de libération, toute métaphorique, du langage cinématographique.

Les films d’évasion appartiennent avant tout à un cinéma que l’on pourrait appeler « classique ». L’action dans laquelle sont engagés les personnages est le moteur de développement du récit ; c’est de l’action que vient la libération, et elle ne peut prendre place que dans le déploiement d’un récit qui se déroule en respectant des codes précis et rigoureux.

Ces codes entrent en résonance avec les principes d’organisation du système carcéral lui-même (le contrôle du temps, de l’espace et de la vision). Ce serait cette résonance entre organisation carcérale, organisation de l’évasion et organisation du récit cinématographique qui donnerait au film toute sa puissance. Ce serait aussi cette résonance qui ferait que le film d’évasion comporte un aspect métaphorique de revendication, un discours sous-jacent sur le cinéma et son industrie.

Le film d’évasion est un exercice complexe de cinéma, un peu l’équivalent de la haute-voltige. Par la complexité du récit, par la minutie de la préparation, par l’importance des détails qui l’accompagnent, par la précision horlogère de la représentation de sa chronologie, le dispositif des films d’évasion se révèle au fond coercitif vis à vis des personnages et vis-à-vis du cinéma : c’est une mécanique de précision, qui, du tournage au montage, laisse peu de place à l’improvisation. De plus, le film d’évasion répond à des codes de genre précis qui s’ajoutent aux exigences de la mise en récit de cet exploit humain. Cependant, comme nous allons le voir, la mécanique des films d’évasion contient en germe la possibilité de s’évader des codes, de les pervertir : une évasion réussie, c’est une mécanique qui a été prise en défaut par l’inventivité humaine. On pourrait extrapoler que le film d’évasion joue sur l’ambivalence entre reprise et contestation des codes de la représentation. Ce-faisant, il mettrait en place cette lutte pour produire un discours sur le cinéma lui-même, ainsi que sur la société qui le produit.

La cavale, c’est le plus souvent ce moment où les prisonniers errent sans savoir vraiment l’heure qu’il est, sans vêtements de ville, avec une connaissance souvent approximative de la topographie des lieux ; si par l’évasion ils reprenaient le contrôle de l’action et du temps en mystifiant le système de contrôle de la prison, en revanche, la cavale va les jeter dans l’inconnu, les grands espaces, la fuite sans but. L’évasion reposait sur un rapport antagoniste entre l’homme et la machine carcérale qui se traduisait par un cinéma de l’action. La cavale pour sa part est souvent une confrontation de l’homme avec lui-même (qui tourne souvent à l’affrontement, comme dans Down by Law, Runaway train, où l’action se révèle vaine et laisse la place à une double contemplation : l’espace et la conscience).

A partir de trois grands classiques du cinéma j’essayerai de caractériser certains des éléments significatifs d’une dichotomie entre évasion et cavale, avant de rendre un peu plus consistante cette idée selon laquelle l’une et l’autre, de film en film, tentent de nous délivrer des messages complémentaires sur le cinéma et ses pratiques. Ces films sont Un condamné à mort s’est échappé (Robert Bresson, 1956), Le trou (Jacques Becker, 1960), et Down by Law (Jim Jarmusch, 1986).

Pourquoi prison, évasion et film forment-ils un trio aussi fascinant ? La réponse se situe au-delà du désir de montrer ce qui est justement soustrait au regard. Il ne s’agit pas non plus seulement de jouer sur la peur de l’enfermement qu’est censée propager la prison : la prison intéresse le cinéma avant tout à cause de similitudes dans leurs dispositifs respectifs, à cause de ressemblances de fonctionnement entre langage cinématographique et organisation de l’univers carcéral.

Pour mieux entrevoir ces ressemblances, il faut partir de l’origine du système carcéral moderne, sa logique profonde ; ainsi Jeremy Bentham écrit en 1791 :
« Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance [2]. »

C’est une définition du pénitencier et non du cinéma qui est donnée ici. Cette idée de prison panoptique, conceptualisée par un philosophe utilitariste inspiré des Lumières, est évidemment emblématique de la modernité et d’une certaine façon de penser la société ; il s’est imposé, non sans résistances (comme le souligne Foucault dans Surveiller et punir) pour devenir, sous de multiples variantes, le modèle général du système pénal des sociétés occidentales. Il visait au départ à le rationaliser et à l’humaniser. Ce qui importe maintenant, c’est de bien comprendre à quoi aboutit cette conception nouvelle de l’organisation de la peine infligée au criminel, son application pratique.

Une peine de prison, c’est avant tout l’articulation de trois éléments : du temps, de l’espace et de la surveillance. La prison, avant d’être un lieu ou un bâtiment, est un dispositif qui structure l’espace selon un principe de visibilité totale, permanente [3]. Plutôt que de structuration de l’espace, il serait plus approprié de parler en fait de contrainte : la prison n’est efficace que par le niveau et la précision de contrôle qu’elle exerce sur les déplacements et les stations des prisonniers et des gardiens : elle instaure des trajets obligatoires (la promenade, les rondes, le repas, la douche, les visites) qui sont chronométrés, optimisés, pensés pour ne laisser aucune place au hasard.

Le temps carcéral, quant à lui, n’est pas une donnée subjective ou abstraite, il est fonction du mouvement : il est un paramètre qui permet de mesurer et différencier les mouvements entre eux. Il est à la fois moyen de contrôle et enjeu de pouvoir ; si l’on songe par exemple au Trou, les prisonniers justement n’ont pas de montre. Ils n’ont aucun moyen de savoir précisément l’heure qu’il est, et donc de calculer à leur tour les déplacements au sein du pénitencier. Leur temps est flou, et cyclique. C’est le temps de l’ennui ou de l’attente, un temps censé interdire l’action, l’empêcher. Les personnages doivent donc déployer des trésors d’ingéniosité pour calculer combien de temps s’écoule lorsque l’on creuse dans les souterrains.

La prison n’est donc pas un lieu physique seulement ; elle est avant tout un mécanisme de précision dans lequel le prisonnier et le maton ne sont que des rouages. C’est également un mécanisme optique, avec des points de fuite, des foyers de vision, des judas, des miradors, des caméras, et l’ensemble de ces procédés de vision doivent donner, à travers leur hétérogénéité, un point de vue global, abstrait qui se voudrait omniscience. Tous ces modes de vision différents correspondent à différentes qualités de regard. Le regard en prison, dans les films, est complexifié par la diversité de ses supports, et il devient à son tour un enjeu de pouvoir, de maîtrise, tout comme le temps et l’espace.

La prison fantasme donc de tout voir et de tout contrôler, jusqu’aux pensées des prisonniers, la façon dont ils se représentent le temps et l’espace. Dans ce cas, voir signifie pouvoir. Or, pour le prisonnier comme pour le spectateur, ce qui importe, c’est le point du dispositif où la surveillance automatique est prise en défaut. C’est sur la recherche et l’exploitation de ce défaut que fonctionne tout récit cinématographique portant sur l’évasion. Car, paradoxalement, la prison est aussi un dispositif « aveugle » au sens où les mesures mises en place visent plus à empêcher l’évasion qu’à la détecter : la rendre impensable et infaisable. S’évader de ce mécanisme, c’est être capable de se le représenter en tant que tel afin d’en comprendre les failles : c’est se glisser parfaitement dans son mouvement, être un mécanisme soit-même. C’est se l’approprier, le tordre, le modifier selon son optique. C’est être capable d’inverser le panopticon, comme les personnages du Trou et du Condamné à mort, dont le salut dépend de leur capacité à se réapproprier la vue et l’écoute au détriment de leurs gardiens.

L’évasion au cinéma

« Le classique du film ne réside-t-il pas autant dans l’unité d’action (les efforts d’un groupe tendus vers un même objectif, l’évasion) que dans l’unité de temps (une semaine tout au plus, Roland prévoyant seulement quelques jours pour creuser le tunnel) ou l’unité de lieu (principalement la cellule no.6 et les égouts) ? Classicisme aussi dans la linéarité, dans ce "presque rien" qui se joue devant nous, dans l’austérité même de l’acte qui se forge à la force du poignet [4]. »

On retrouve dans Le trou comme dans Un condamné à mort s’est échappé un récit classique structurant le film dans sa représentation du temps et de l’espace, et surtout, de l’action. Toutefois le film d’évasion « classique », particulièrement dans les cas qui nous intéressent, est déjà une ouverture sur une autre forme de cinéma, une autre façon de penser le « langage » cinématographique. L’évasion est en quelque sorte le passage d’une forme classique à une forme moderne ou postmoderne. En ce sens, l’évasion est une figure métaphorique aux sens multiples.

Le langage cinématographique « classique » repose sur une articulation très minutieuse du temps et de l’espace afin que puisse prendre place l’action qui fait avancer le récit. Le temps et surtout l’espace sont organisés autour de la figure du personnage qui provoque l’action et détermine son sens selon le principe strict de causalité. En réalité, on peut penser plutôt que la figure du personnage est en fait provoquée par l’action, qu’elle subit celle-ci et s’y conforme. Le cinéma classique est dans cette mesure une mécanique de précision, un immense « train électrique » (selon l’expression consacrée d’Orson Welles) et le personnage se trouve inséré à plusieurs niveaux dans une chaîne causale quasi-mécanique qui le provoque à agir : il est cadré par la caméra (le sempiternel « au centre de l’action » des écoles de scénario), et il est focalisé par le récit. Ce qui est remarquable, c’est que le cinéma semble trouver une résonance particulière à sa propre mécanique dans celle qui préside à l’organisation de la vie carcérale. Il n’est donc pas très étonnant qu’il se soit toujours intéressé à la représentation de la prison, et que, de façon générale, la représentation de l’évasion, au-delà de ses préparatifs, constitue un morceau de bravoure du cinéma classique, où la puissance expressive du médium se trouve entièrement mobilisée et exaltée.

L’organisation du signifié, le dispositif carcéral, entre en rapport de similitude avec celle du signifiant, les plans, les séquences, dans le traitement du temps et de l’espace, mais aussi du savoir : le suspense, qui donne à l’évasion sa puissance, se construit sur un double axe : la mise en évidence de l’antagonisme des trajets et des mouvements au sein de la prison, et la focalisation du spectateur et des personnages, qui n’ont les uns et les autres qu’une connaissance partielle de l’ensemble, sans quoi l’évasion n’aurait aucun intérêt. De ces deux axes naissent donc des incertitudes, des variables qui peuvent mettre en danger les différents mécanismes à l’œuvre, les faire se télescoper : l’évasion, c’est le moment critique où le prisonnier met à l’épreuve sa propre machine inventée sur le dos de celle de la prison, à laquelle s’ajoute la machine inventée par le cinéaste : trois mécanismes se superposent et se croisent. L’évasion est donc le point d’orgue, la surmultiplication des récits et le moment où les différents trajets et mécanismes interagissent, se frôlent, un peu comme dans ces planétariums géants où tous les mouvements des astres et planètes sont non seulement simultanés, mais également liés les uns aux autres, fondés les uns par les autres, et qu’un minutieux réglage seul évite les télescopages...

Ainsi, Bresson dit du roman autobiographique dont est tiré Un condamné à mort s’est échappé :
« [...] c’était un récit très précis, très technique même, de l’évasion. Je me rappelle cette lecture et je me souviens qu’elle me fit l’effet d’une chose d’une grande beauté : c’était écrit dans un ton extrêmement précis, très froid, et même la construction du récit était très belle.  [5] »

La question serait maintenant de voir pour quelles raisons l’évasion constitue un moment si intense de cinéma. Comme cela a été dit un peu avant, s’évader de prison demande au prisonnier de devenir aussi précis et méthodique, aussi omniscient que le dispositif dans lequel il est inséré, afin d’en découvrir la faille et d’être capable de l’exploiter : la préparation de l’évasion est avant tout une utilisation optimale du temps et de l’espace, qui se traduit par une compréhension en profondeur de leurs rapports (que l’on songe par exemple aux trésors de malice auxquels ont recours les prisonniers du Trou, par les multiples trajets et détours qu’ils font pour éviter les gardiens). Mais cette compréhension des rapports entre temps et espace se traduit aussi par une capacité à voir au-delà de ce qui est donné, à prévoir, à deviner, tant pour le personnage que pour le spectateur. Dans ces morceaux de bravoure, c’est à la fois la capacité du cinéma à organiser du temps, de l’espace et du savoir qui est exaltée, mais aussi, on l’a vu, les failles de cette organisation, la possibilité que la construction intellectuelle s’effondre, que ce soit celle du prisonnier ou celle du système carcéral.

« Si l’enfermement joue un rôle si important dans l’œuvre, ne serait-ce pas, comme l’écrit François Gorin, "parce que Becker ressentait le cinéma comme un enferment" [6] »

L’évasion des prisonniers trompant la vigilance du pénitencier, c’est donc aussi la métaphore d’une évasion du cinéaste hors des codes de la représentation du langage cinématographique. Mais pourquoi avoir choisi cette métaphore en particulier ? La principale raison serait que les cinéastes reconnaissent leur propre travail dans celui des bagnards : par la difficulté de la tâche à accomplir, les risques encourus, les solidarités mises en place, l’évasion permet de symboliser un certain état de grâce ; c’est une célébration de l’intelligence humaine, de la résistance, du génie manuel. L’amour du travail d’orfèvre, la complexité de l’organisation de l’évasion, l’appropriation de la matière, mais aussi le refus du suspense pour le suspense (soit l’économie de moyens orientés non pas vers le spectacle mais vers l’efficacité) caractérisent les deux approches de Bresson et Becker, et font naître naturellement un parallèle, une sympathie entre le travail du prisonnier et celui du cinéaste en lutte contre « l’engrenage » : entre le prisonnier et le cinéaste naît une complicité au-delà de l’écran. Dans ce sens peut-on d’ailleurs lire la remarque suivante de François Puaux :

« Si l’expérience du prisonnier de guerre pendant l’Occupation semble avoir nourri Robert Bresson comme Jacques Becker, issus d’une même génération de cinéastes, leur approche du milieu carcéral comme celle de l’évasion, "aventure" ultime, en dit autant sur leur approche volontariste d’un cinéma qui se veut rigoureux et extrême que sur l’itinéraire intérieur d’un résistant ou de prisonniers de droits commun  [7] ».

Dans ce cadre, faire du film d’évasion la métaphore d’une lutte au sein même du cinéma, portant sur les codes de représentation, prend un sens plus profond et radical qu’il aurait semblé au premier abord, puisqu’il s’agit en fait d’une libération de l’humain, une revendication libertaire. L’action qui rend possible l’évasion est un acte de résistance à l’inhumanité de la prison, de ses geôliers, elle est ce qui permet justement de garder son humanité : ce qui permet de résister à la mécanique d’écrasement, de broyage. L’action est résistance au sens où elle ouvre des portes, des serrures, des menottes, fait des trous. Même si au final elle échoue dans Le trou.

Down By Law et l’épuisement de l’action

Les films évoqués jusqu’à maintenant restent donc, fondamentalement, du côté de l’action comme mode opératoire du film, tout en revendiquant une autre forme de cinéma, qui lui échappe. Si l’on considère des films comme Le trou ou même Un condamné à mort s’est échappé, on s’aperçoit vite que ce qui est central dans ces films réside dans la recherche vitale d’une possible ligne de fuite, d’une faille dans la machine carcérale et cinématographique. De ce constat de la similitude entre la prison et le cinéma, il était naturel, il me semble, qu’une certaine modernité ne s’escrime plus à chercher la ligne de fuite, la faille du langage, mais en montre directement l’épuisement...

Down by Law frappe d’abord par son esthétique, tout à la fois profusion, récupération et absence de genre. Son esthétique est à rapprocher de Pull my Daisy, de Robert Franck, soit de la Beat Generation de Kerouac, qui postulait un épuisement de l’idéal de l’action sur le monde à la jointure des années 50 et 60, à travers la littérature, la poésie et le cinéma : la Beat Generation, rejette le sempiternel leitmotiv du « Roll up your sleeves America ».

Le film présente deux hommes désoeuvrés, Jack le mac et Zack le DJ, vivotant dans une ville qui ressemble à une façade miteuse de cinéma. Ce qui frappe, c’est l’impression que le temps et l’espace sont désarticulés, vides, et que les personnages déambulent sans but apparent. En conséquence l’action est caduque, incapable de se fixer, de produire du récit. Jack et Zack se ressemblent : l’un n’a pas de plan pour l’avenir, l’autre n’en a pas pour le présent, selon les dires de leurs maîtresses respectives. Quand ils entreprennent chacun de leur bord une action, c’est quasiment contre leur volonté, et celle-ci est en trompe-l’œil : elle n’est pas ce qui libère, mais ce qui mène en prison (véhiculer un cadavre dans une voiture volée ; se faire piéger pour un détournement de mineur). La ville est une prison, où la police est omniprésente, fondue dans le décor. Sa construction géométrique rappelle celle d’une prison, celle du Panopticon. Le cadre et les travellings latéraux enferment le regard et les rues, les bâtiments, dans une vue frontale, écrasante. Cette vue montre la police en train d’arrêter des gens, des enfants en train de jouer derrière des grillages rouillés... La « civilisation » semble s’être perdue en route, avoir perdu son point de mire, être en panne. Une tirade est caractéristique de cette ambiance délétère de la « civilisation » : à la fin du film, lorsque les trois personnages sortent enfin du bayou et trouvent une longue route de terre droite et rectiligne jusqu’à un horizon, qui se perd sans début et sans fin au milieu du vide, Zack prononce cette réplique lapidaire, sans que l’on sache s’il est ironique (est-il capable d’ironie ?) : « Enfin, la civilisation... ».

La logique de l’action n’est plus libératrice : au contraire, elle enferme les personnages, au propre comme au figuré, puisque c’est parce qu’ils tentent de réagir à leur immobilité qu’ils se retrouvent piégés et mis en prison. Mais cette immobilité est elle-même un enfermement : la solution doit donc être trouvée « ailleurs ». Jack et Zack sont incapables d’évasion, leur enfermement est intérieur à eux-mêmes ; c’est leur individualisme, leur manque d’espoir, de volonté.

Mais c’est aussi leur illusion d’agir « en conséquence », selon une logique trouble qu’eux seuls comprennent qui les enferme.

C’est l’arrivée d’un troisième personnage, que Jarmusch qualifie d’angélique, qui bouscule le film et permet de sortir comme par enchantement de la prison et de l’enfermement auxquels Jack et Zack sont confrontés. Il amène de l’imprévisible, de l’irrationel et de l’improbable dans le film, non par l’action, mais par sa présence même qui perturbe la logique du dispositif. Il est celui qui insuffle de l’amitié, de l’amour et de l’imagination : entre la prison et la cavale, il n’y a rien, pas d’action libératrice qui met en place une évasion minutieuse et brillante, triomphe de l’humanité. Le fait le plus remarquable de Down by Law est justement ce refus de construire une évasion ; c’est son escamotage pur et simple. Ce qui est refusé au spectateur, c’est le suspens, cette articulation du temps et de l’espace qui provoque une symbiose du cinéma et de la prison, et qui est régie par des codes très stricts de représentation. On peut aussi remarquer que c’est précisément quand Roberto fait référence aux films d’action américains que l’action se trouve reléguée au second plan. Voici une petite citation éclairante de Jarmusch à propos de l’évasion de Down by Law :

« Roberto a une vague idée de la façon dont ils pourraient s’évader [...] Mais peut-être parce que je préfère écrire pour des personnages plutôt que d’écrire l’histoire d’abord et d’essayer d’intercaler les personnages dedans, ces éléments de l’histoire ne sont pas importants pour moi. Je pense qu’avec des histoires aussi minimales, je suis capable de me sortir de situations qui autrement paraîtraient incroyables ou inacceptables au public. Mais le public a tendance à les accepter, parce qu’il est impliqué dans ces personnages et pas dans une intrigue avec toutes les ficelles habituelles  [8] ».

Cette citation éloigne par certains aspects Jarmusch de Becker et de Bresson, en apparence tout du moins. On retrouve en fait le même attachement à fuir une construction mécanique qui enferme l’humain et le taît, fut-il une star. En fait l’évasion véritable de Down by Law ne consiste pas à fuir la prison : c’est de casser les codes de la représentation, à des niveaux différents.

Au niveau physique tout d’abord, puisque la prison, la ville et ses rues longilignes, les marais sont autant de lieux où les personnages, paradoxalement, manquent d’espace, suivent des parcours obligatoires. Les barreaux de la prison, les murs etc. sont autant de limites au mouvement. Mais au fond, le véritable enferment, celui qui bloque les personnages, le récit, et la perspective, n’est pas constitué par ces éléments.

On pourrait penser que l’enfermement est « psychologique », mais le moins que l’on puisse dire est que Jarmusch ne pousse pas son film dans ce sens. Les deux personnages sont épuisés, sans projet (le réalisateur dit qu’ils sont des « zombies », qu’ils sont en train de mourir). Ils sont le reflet l’un de l’autre, sans qu’un miroir soit nécessaire, et leur image est immobilisée, bloquée. Jack par exemple essaie d’imaginer que la prison « n’est pas là », que « rien n’existe » dans une sorte de nihilisme de la pire espèce. Jack et Zack sont emprisonnés dans leur monde avant même de se retrouver en prison, incapables de réagir. D’autre part, même une fois que Roberto les a aidés à s’évader, ils s’aperçoivent, enfin, que la disposition de la cabane où ils ont trouvé refuge au milieu du bayou ne fait que reproduire la disposition de l’espace de leur cellule, et que leur enfermement les a suivi, comme constitutif de leur personnage.

Mais l’enferment qui sévit dans Down by Law, de mon point de vue, est dû au dispositif lui-même. Il y a d’abord un enfermement du film, des codes de genres : par exemple, quand Jack se fait arrêter, il y a apparence d’une vérité, soit une action validée par la causalité : le policier trouve Jack dans une chambre d’hôtel qui affirme qu’il rend visite à sa petite amie, laquelle est une enfant, en conséquence de quoi le policier arrête Jack. Or le spectateur, et Jack, savent bien que l’accusation est fallacieuse, ou tronquée. Pourtant le policier arrête Jack avec l’assurance des apparences qui le confortent dans son jugement et avec l’aplomb du « flic qui fait son boulot » : le policier, tout comme la séquence, reproduit un cliché véhiculé par le film policier ou le film noir, dont la vacuité saute aux yeux du spectateur. Cette assurance en la vérité qu’a l’inspecteur est d’autant plus dérisoire que le film lui-même la met en perspective avec le savoir du spectateur : l’action est bel et bien basée sur des apparences trompeuses, elle ne conduit pas à une libération, elle est manipulée, inopérante : le monde de Down by Law est falsifié. Qui peut tirer son épingle du jeu dans ces conditions, quand la causalité et la vérité sont faussées ?

Ce sentiment d’un épuisement de l’action vient aussi des moyens esthétiques mis en œuvre. La profondeur de champ, dans la ville et le marais, provoque un malaise, une sorte de phobie : il y a profondeur, mais il ne s’y passe rien, au contraire : c’est une profondeur qui aspire le regard, un regard qui finit par se perdre dans le lointain : aucune action ne peut prendre pied dans cette profondeur qui l’étouffe et l’absorbe. Dans Down by Law, le cadre, la composition de l’image, cernent les personnages. L’un d’eux, comme un clin d’œil dans une réplique bien sentie, explique qu’il s’est fait piéger et utilise pour cela l’expression « I was framed », dont l’ambivalence ne laisse pas beaucoup de place au hasard, surtout si l’on considère la rigueur de Jarmusch dans l’écriture de ses dialogues. Il explique d’ailleurs que :

« les personnages sont très tenus à l’intérieur du cadre (...) Il n’y a pas de gros-plans ni de plans de coupe, ni de plans subjectifs sauf si les personnages sont à l’intérieur du cadre. Il y a donc une espèce d’enfermement dans le cadre, bien que l’on ait le soulagement d’un autre angle sur eux, et d’une autre perspective sur la même scène ».

La construction du cadre est très géométrique, faite de lignes directrices horizontales et verticales appuyées, et les sur-cadres abondent, limitant toujours l’espace dans lequel les personnages peuvent effectuer un mouvement. L’utilisation d’une grande profondeur de champ déforme le premier plan, et en plus de l’immobilisme apparent du personnage, une force semble déformer l’image et coller ce qui s’y trouve contre l’objectif de la caméra, contre l’écran de cinéma. Le champ lui-même n’a quasiment pas de hors-champ : aux aboiements et bruits de prison pour le son s’ajoute une quasi absence d’adresse visuelle à l’extérieur du champ visible, de même qu’une absence de mouvements de caméra qui viendrait révéler ce hors-champ qui reste toujours vague et hypothétique. L’espace composé par la complémentarité de ce champ et de ce hors-champ est de fait limité. Le hors-champ sonore n’est jamais actualisé (comme les aboiements des chiens pendant la fuite) et interdit de fait tout montage alterné, principe de base du suspense, de l’action. Il n’y a pas non plus de chronologie précise, du fait de l’aspect très elliptique du récit (comme dans la prison). Cette absence de chronologie ramène dans le film un véritable sentiment de la durée puisque entièrement subjective (combien de temps s’est-il écoulé ? Une semaine ? Un mois ?). Cette absence de chronologie est manifeste également par le fait que les événements surviennent sans liens entre eux, sans logique, comme l’arrivée de Roberto. Le temps n’a aucun sens, il est vide, sans fin, on ne ressent qu’un durée : du temps mort, ou à tuer. Cette absence de chronologie, ce temps subjectif n’est pas un enfermement en soi, mais il est vécu comme un enfermement, comme une absence de perspective, et pour les personnages et pour le spectateur, du moins jusqu’à l’arrivée de Roberto.

Quelle va être la nature de l’évasion dans Down by Law ? Peut-être faut il commencer, pour répondre à cette question, par revenir sur le personnage de Roberto, ce que Jarmusch nous en dit :

« Stranger, pour moi, était un film sur une façon de regarder les choses, et la forme du film souligne cela : on n’a qu’un seul angle pour chacune des séquences. Down by Law c’est : montrer une perspective différente sur les choses par l’intermédiaire de ce personnage angélique, Roberto. C’est ce qui a suggéré le style du tournage ».

Ce qui la rend possible au sein du film, ce qui permet de tordre les codes de la représentation qui produisent une action épuisée et un temps immobile, c’est le surgissement d’un troisième terme : le personnage de Roberto. Bob est un tricheur, un falsificateur, un raconteur d’histoires. Il n’est pas non plus un « vrai » personnage : il est Roberto Begnini perdu sur le tournage, ne sachant pas l’anglais, jouant son propre rôle. Les personnages ont du mal à croire Bob, comme lorsqu’il raconte le meurtre dont il est accusé (« est-ce vrai, Bob ? »). Au niveau de la composition des plans et de leur agencement, il brise la symétrie du miroir en injectant dans les séquences un autre point de vue sur les personnages, il crée de la différence entre eux, les oblige à réagir l’un par rapport à l’autre. Il amène également une autre perspective dans l’image, le « soulagement » dont parle Jarmusch : la triple optique, celle du trio, ne permet plus de fixer le sujet dans l’espace, comme lorsque Jack arrive en prison est qu’il est pris sous le regard croisé de Zack au fond de la cellule et celui de la caméra en front de la même cellule. Avec trois personnages, ce regard croisé est devenu impossible. Au niveau du champ, Bob ramène la profondeur qui avait disparu avec l’arrivée en prison. On a même l’illusion, un court moment, que cette profondeur de champ va être propice à l’action, lors de la fuite. Mais rapidement, cette profondeur perd de nouveau le regard du spectateur, et les personnages sont confrontés à un espace qui perd les sens, qui épuise l’action, la fait tourner en rond. De toute façon, rien ne les poursuit, aucun danger ne semble plus devoir surgir de cette profondeur de champ, ni aucun enjeu, juste une disparition lente dans le décor. Au niveau de la narration, Roberto dessine des fenêtres dans le récit. Il permet l’escamotage de l’évasion qui se résume alors à une sorte de pouvoir magique des mots, où il suffit d’énoncer la possibilité de fuite pour que celle-ci devienne effective. Il surgit dans le récit sans que rien ne semble préparer sa venue (par exemple quand Zack chante sur des caisses dans la rue). Au niveau du « genre », enfin, le personnage de Roberto amène de l’hétérogène, un mélange de genres qui sans lui serait impensable, impossible : le film est à la base une sorte de mélange de film noir et de road-movie immobile. Puis avec l’apparition de Roberto le registre se fait soudain burlesque, absurde, pour enfin terminer comme un conte de style néo-réaliste fantaisiste.

Le personnage de Roberto provoque par sa présence même dans l’image un éclatement du point de vue et du cadre. Jack et Zack, comme on le voit à la fin du film, sont toujours incapables d’action comme de fabulation, ou de falsification. C’est Roberto qui les sauve ; Roberto incarne une nouvelle façon « d’être au monde », qui n’est plus fondée sur l’action mais sur la magie, la falsification, la fabulation et la tricherie. Il amène du possible, de la bifurcation au récit, comme l’illustre la scène finale où Jack et Zack se trouvent enfin à une intersection. Ce n’est plus en tant que « personnage » qu’il intervient dans le film, mais en tant qu’instance seconde d’énonciation, qui vient parasiter et seconder l’énonciation principale, de façon métaphorique bien sûr : autour de son personnage se constitue un deuxième régime d’énonciation qui, lui, est en mesure de s’affranchir des codes classiques du récit et de la représentation. La bifurcation finale rend au spectateur un choix de regard (regarder à droite ou à gauche de l’écran) et empêche la vision panoptique, pour la même raison.

A travers ces trois films, sur des modalités différentes, une même métaphore revient : celle d’un cinéma perçu comme un enfermement, qui montre que la société et ses moyens de représentation sont « carcéraux », qu’ils mettent en boîte, en cadre. Des trois films abordés se dégage un désir de révolution, de solidarité, d’évasion.

L’évasion et la cavale retraceraient donc l’évolution d’un désir de recentrage du médium cinématographique sur l’humain : non plus engrenage pris dans le moteur d’un récit stéréotypé, mais puissance d’improvisation et d’invention, d’expression ; ce recentrage passerait aussi par la ré-appropriation revendiquée de son langage.

La boucle est temporairement bouclée : à l’évasion par l’intelligence, par l’action, pour échapper à une machine normalisatrice de l’expression (Le trou, Un condamné à mort s’est échappé), s’est substituée une cavale (Down by Law) qui remet en cause, de façon radicale, l’action comme base du langage cinématographique : la mécanique carcérale a figé le monde dans une attente indéfinie, et l’évasion ne peut plus venir d’une utopie, de quelque chose de calculé ; elle vient par magie, en réaffirmant le pouvoir fabulatoire d’un cinéma qui refuse définitivement de plier son récit à une causalité réaliste : en ce sens, la scène où Roberto dessine une fenêtre sur le mur fait un peu figure de manifeste. C’est avant tout par la présence magique de l’acteur, par le retour du cinéma à l’improvisation poétique, que ce manifeste se réalise.

Source : Site Hors Champ

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Notes:

[1] Robert Bresson, « Entretien avec Robert Bresson : une marche vers l’inconnu », Cahiers du cinéma, nº 75, octobre 1957, p. 51

[2] Jeremy Bentham : Le Panoptique, Paris, Belfont, 1977 [1791], p. 37-38

[3] De forme sphérique, la prison devait être construite autour d’une tour centrale. Les cellules étaient ouvertes sur l’extérieur, seule source de lumière, et sur l’intérieur d’où un unique surveillant devait être en mesure d’observer les faits et les gestes de l’ensemble des détenus, dispositifs complété par un réseau de tuyaux permettant à l’inspecteur (...) d’écouter et d’être entendu

[4] François Puaux, « L’évasion : du Condamné à mort s’est échappé de Bresson au Trou de Becker », CinémAction, nº 105, « La justice à l’écran », 2004, p. 244

[5] « Entretien avec Robert Bresson », op. cit., p. 50

[6] Jean-Louis Vey, Jacques Becker ou la fausse évidence, Aléas, Lyon, 1995, p. 98

[7] François Puaux , « L’évasion »,op. cit., p. 237

[8] Jim Jarmusch, « Pour quitter quelque chose. Entretien avec Jim Jarmusch », Cahiers du cinéma