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Réponse de Rida Sadki, Survivre au Sida, à la Compagnie

Mise en ligne : 8 février 2004

Texte de l'article :

Paul Emmanuel Odin de l’association d’artistes contemporains la compagnie  [1] a choisi l’attaque personnelle et diffamatoire  [2] pour répondre à l’appel de l’émission Survivre au sida qui dénonce la vidéo Le sida… sauf votre respect, qui est une insulte aux oubliés et aux disparus du sida [3]. C’est regrettable, car son choix ne fait que limiter sa propre crédibilité.

M. Odin voudrait détourner nos propos et nos orientations pour semer la confusion. Malheureusement pour lui, les faits sont têtus.

Au lieu d’insulter notre travail, M. Odin ferait mieux de s’y intéresser
D’abord, M. Odin se permet d’insulter le travail de l’émission de radio Survivre au sida [4]. Il ferait mieux de s’y intéresser : cette semaine, l’association Ban public y a relayé l’appel au soutien de Pierre-André Franceschi, malade du sida incarcéré qui subit un chantage odieux de la part de son médecin [5], et le professeur Antoine Lazarus a dénoncé les inégalités sociales entre les détenus [6].

Un film de commande acheté par l’Etat
M. Odin reconnaît au moins le fait que Le sida… sauf votre respect est un film de commande, financé par le ministère de la Santé. Qu’en est-il du regard critique des artistes sur leur relation avec l’Etat ? La compagnie avait omis de mentionner ce fait dans sa présentation du film jusqu’ici.

La compagnie reconnaît enfin aussi la présence de détenus dans Le sida… sauf votre respect. Ce fait a été escamoté d’abord par le réalisateur et le Ministère commanditaire et ensuite, pendant des années, par les organismes comme le CRIPS [7] qui diffusent gratuitement la cassette.

Pourquoi utiliser la parole des détenus sans le dire ?
Ensuite, M. Odin vante longuement le mérite du travail d’Alain Moreau à l’intérieur de la prison, et cite La vidéolettre de Quentin, le témoignage d’un séropositif réalisé sous l’égide de M. Moreau. On comprend surtout que M. Odin apprécie ce travail.

Qu’Alain Moreau connaisse bien la prison constitue en fait une circonstance aggravante : cela rend d’autant plus injustifiable le choix d’expurger toute référence à celle-ci dans Le sida… sauf votre respect, qui utilise la parole de détenus sans le dire. Il faut rappeler comment M. Moreau avait justifié, dans un entretien enregistré en 1996, son recours aux détenus de la Maison d’Arrêt de la Santé : « il fallait que je fasse ce film à la Santé, parce qu’il y avait des maghrébins qui étaient là en grand nombre, qui n’ont qu’une seule envie, c’est de faire quelque chose » [8].

Moreau cite trois motifs pour son choix du silence et de la négation : premièrement, le film « était déjà suffisament catastrophiste et il ne fallait pas en rajouter » ; deuxièmement « ce n’était pas dans le sujet qu’on me demandait », et enfin « il y a un autre film à faire sur la situation [du sida] à la Santé ».

Il faut dénoncer ce film qui propage le silence et le fatalisme autour du sida
Le sida… sauf votre respect est, comme le dit Moreau, « un film sur le silence ». Des images bout-à-bout se suivent, toujours le même plan fixe qui n’est en fait qu’un artifice pour faire croire que les propos — soigneusement expurgés de leur contexte par le réalisateur — constituent un débat entre des gens qui ne se connaissent pas tous.

Dans le montage final, on sent qu’il y a une présence omnisciente qui se cache, comme un surveillant de prison. Il est évident que ce sont des gens qui répondent à des questions, et on a envie de savoir avec qui ils parlaient, qui fixe le cadre, qui choisit les questions…

Nous savons qu’une des personnes qui apparaît dans Le sida… sauf votre respect militait activement à la Santé pour la dignité et les droits des malades du sida. Mais, pour Moreau, « il parle de l’absence de parole, comme c’était le leitmotiv du groupe [de détenus participant au film], on n’en parle pas » [sic].

Dans son film il ne reste qu’une parole fabriquée de toutes pièces qui réduit le sida au silence et au fatalisme.

Le sida... sauf votre respect est le constat d’un fatalisme qui serait pour certains une évidence. On y entend « Le sida, c’est fini, c’est foutu » et, certes, des gens malades ou proches peuvent ressentir ou exprimer cela. Mais le sida n’est pas une fatalité, et les gens qui s’expriment sont justement des survivants, dont certains militent et se battent pour survivre au sida dans l’enfer de la prison. Pour remplir sa commande ministérielle, M. Moreau a fait le choix de la négation de la volonté des gens malades de s’en sortir, de se battre.

Un film qui réduit à néant nos luttes pour survivre au sida

En effet, pour le Ministère de la Santé, ce film est parfait : en escamotant la question de la prison, en réduisant notre confrontation avec le sida au silence, en renvoyant implicitement l’épidémie chez les immigrés à une question de culture, ce film s’accorde parfaitement avec la vision de la santé publique officielle, d’une anthropologie de l’épidémie qui voudrait nous réduire au silence [9]. L’objectif est de faire disparaître l’injustice du sida pour les familles qui la vivent, pour nous abandonner au néant, au fatalisme, et à l’immobilisme.

Le spectacle d’artistes contemporains — qui prétendent revendiquer par ailleurs une vision critique de la société — se rendant volontairement complices de ce discours, nous laisse perplexes même s’il est finalement un peu ridicule et attristant. Mais, affirme M. Odin, c’est un « choix assumé », et nous ne l’oublierons pas.

L’histoire de l’épidémie appartient à ceux et celles qui l’ont vécue
Pour de nombreuses familles maghrébines, la prison et la Double peine sont indissociables de l’histoire du sida des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix [10]. Notre mouvement pour survivre au sida a besoin d’une mémoire. C’est pourquoi le Comité des familles pour survivre au sida mène son propre travail indépendant pour recueillir les récits des luttes menées par les malades issus de l’immigration et dans nos pays d’origine.

Nous appelons les artistes, les soignants, les chercheurs, et tous les autres à soutenir le travail collectif mené par les familles en lutte pour survivre au sida.
Pour l’émission de radio Survivre au sida,

Reda Sadki

Notes:

[1] La compagnie reçoit le soutien de la ville de Marseille, du DSU, de la Direction Régionale des Affaires Culturelles - Paca, du Conseil Régional Paca, du Conseil Général des Bouches du Rhône...

[2] Lire son texte, Réponse a Reda Sadki.

[3] Lire le texte de l’appel, Marseille : appel pour dénoncer un film qui est une insulte à la mémoire des disparus et des oubliés du sida.

[4] Pour en savoir plus sur l’émission, lire l’article de la revue homosexuelle suisse 360°, La voix des oubliés du sida (360° Magazine). Depuis 1995, Survivre au sida informe et donne la parole aux séropositifs issus de l’immigration et de la banlieue, sans aucun soutien des pouvoirs publics, des laboratoires pharmaceutiques ou des associations classiques de lutte contre le sida. Autour de l’émission, des familles se sont regroupées pour sortir de l’ombre : en mai et juin 2002, les familles organiseront deux rassemblements pour porter leurs revendications sur la place publique. Et en juin 2003, elles créeront le premier Comité des familles pour survivre au sida. Comité des familles pour survivre au sida : qui sommes-nous ?

[5] Chantage au Renutryl® 500 : Pierre-André Franscechi, risque sa vie pour s’alimenter et se soigner

[6] Rétablir l’uniforme en prison face aux inégalités entre les détenus ? Échange avec Antoine Lazarus

[7] Lire notamment Le CRIPS et les malades immigrés  : de la tergiversation à la déclaration de l’état d’urgence (1990-1998)

[8] Lire la transcription intégrale, Public captif : entretien avec Alain Moreau, réalisateur de la vidéo Le sida... sauf votre respect

[9] Nous ne savons toujours pas qui a programmé ce film. Sandrine Musso et Kémal Chérabi, invités de la compagnie, en connaissent parfaitement l’histoire, et se rendent donc complices de sa diffusion en la passant sous silence. Cela ne nous étonne pas de leur part, étant donné leur collaboration active avec les institutions qui ont nié pendant des années l’existence de l’épidémie chez les immigrés et qui tentent de nous réduire au silence pour mieux parler à notre place. Ce n’est pas la première fois — ni, sans doute, la dernière — que ces institutions et ceux qui les servent se permettent de mépriser notre histoire, car ils semblent profondément convaincus de l’avoir mieux compris ou d’être mieux capables d’en rendre compte que nous qui en sommes les premiers concernés. Lire, à titre d’exemple, Lucien Abenhaïm, Directeur général de la Santé, méprise le droit à la parole et à l’image des familles immigrées confrontées au VIH

[10] Lire, sur ce sujet, notre article, paru simultanément dans les revues Combat face au sida et Hommes et Migrations, Des droits politiques des immigrés et de nos combats pour survivre au sida