Avec Sexualité en prison. Désirs affectifs et désirs sous contrainte, Arnaud Gaillard présente, dans un style clair, les principaux résultats de sa recherche doctorale consacrée à la sexualité en prison. À l’intersection de deux champs de recherche, l’auteur, sociologue, souvent militant, parfois psychologue, s’interroge plus largement sur ce qui permet de se construire en tant qu’être socialisé. Son texte propose par ailleurs une réflexion critique sur le fonctionnement des institutions carcérales, soulignant les dommages du traitement paradoxal de la sexualité des détenus. N’étant pas reconnue comme un droit, la sexualité reste, pour l’auteur, un outil de punition et de pouvoir à l’encontre des détenus. La négation de l’intimité attesterait, selon lui, de la totalisation persistante de l’institution carcérale qui contrôlerait les plaisirs et les désirs les plus fondamentaux des détenus.
L’ouvrage s’appuie sur une soixantaine d’entretiens avec des détenus incarcérés pour de longues peines, dont certains sont présentés en prologue, sous couvert d’anonymat. Au regard de l’étude de terrain, il est dommage que le récit ne soit pas plus souvent enrichi par des extraits d’entretiens, les citations retenues apparaissant souvent trop courtes. Si l’échantillon comprend majoritairement des hommes, largement surreprésentés dans la population carcérale, le travail de recherche a également été conduit auprès de femmes détenues. Ces rencontres permettent à Arnaud Gaillard de mener une analyse comparative du vécu de la sexualité en détention au féminin et au masculin, et de traiter les questions sexuelles dans leur diversité. L’auteur a également interrogé des personnels de l’administration pénitentiaire (directeurs, surveillants, membres de l’équipe médicale) dont les propos sont pourtant quasi-absents dans le corps de l’analyse.
Arnaud Gaillard aborde la sexualité dans une acception large : elle est pratique, désir, plaisir, frustration, elle est pensée comme réelle et virtuelle mais elle est aussi et surtout échange et reconnaissance. Or, pour l’auteur, la prison empêche de réaliser une sexualité en relation avec l’autre, elle priverait les détenus d’une altérité -dont l’acception interroge parfois le lecteur - et cette limitation ne serait pas sans conséquence. Ainsi, « l’altérité manquante » produirait une sexualité virtuelle et solitaire, « l’altérité interdite » serait source d’homophobie, quand « l’altérité contrôlée » susciterait insatisfaction et indignité.
Dans la seconde partie de son ouvrage, l’auteur étudie l’impact différentiel de l’enferment de longue durée sur la sexualité des personnes détenues. S’intéressant tant aux pratiques qu’aux ressentis, il propose une typologie des individus selon les besoins sexuels exprimés. Si cette volonté classificatoire permet d’éclairer la diversité des comportements, on regrette que les différences ne soient pas suffisamment rapportées à d’éventuels déterminants sociaux caractérisant les personnes ou à des éléments relatifs à leur parcours de vie. On peut en effet présupposer que la pluralité des besoins observés - et, en conséquence le vécu de la détention - ne peut être exclusivement interprétée comme des différences de « nature », indépendante des caractéristiques sociales. Puis, Arnaud Gaillard étudie les adaptations des individus face à l’altérité manquante : si les femmes cherchent avant tout à compenser un manque d’affection, les hommes pratiquent beaucoup la masturbation et tentent de reconstituer des conditions matérielles pour éprouver des sensations de pénétration. La sexualité devient solitaire, l’altérité est virtualisée, fantasmée, matérialisée par des objets. D’après l’auteur, « le sentiment de régression semble être le moteur de la culpabilité qui entoure la masturbation en détention » (93) et il s’appuie souvent, pour Arnaud Gaillard, sur une excitation alimentée par la diffusion de nombreux films pornographiques. De ce fait, le rapport à soi deviendrait narcissique, ce dont témoignerait également l’importance prise par la musculation en détention. La prégnance d’une interprétation « psychanalytique » des conduites n’est pas sans soulever certaines interrogations. En renvoyant la prison à une institution génératrice d’une sexualité définie par la frustration liée à une impossible « altérité », Arnaud Gaillard ne reproduit-il pas dans le champ scientifique une vision normative de la sexualité ?
Ces réflexions sur l’autre hétérosexuel appellent des développements sur l’homosexualité et l’homophobie auquel l’auteur consacre la troisième partie de l’ouvrage. L’identité masculine est mise à mal dans l’univers largement mono-sexué des prisons. Si Marc Bessin et Marie-Hèlène Lechien, dont les travaux ne sont pas cités (2002, 2004), montrent comment cette atteinte génère une survirilité, Arnaud Gaillard observe qu’elle est productrice d’homophobie. En effet, du côté des hommes détenus, l’homophobie apparaîtrait essentiellement comme une défense des valeurs permettant de préserver et d’affirmer sa virilité. La stigmatisation et l’ostracisme dont souffrent les détenus homosexuels, ou ceux soupçonnés de l’être, permettent en réalité aux autres détenus de revendiquer leur hétérosexualité. Autrement dit, en portant atteinte à la virilité, la prison inviterait les hommes détenus à devenir les défenseurs des valeurs masculines faisant de ce lieu un « conservatoire de la masculinité » (152). Les relations qui se nouent en détention sont inexorablement empreintes de ces enjeux de protection d’une identité genrée. Les détenus homosexuels seraient contraints « au silence et à la négation de soi par la négation de leurs propres désirs » (146). De plus, pour l’auteur, la sexualité fonde une hiérarchisation des détenus qui génère des abus de pouvoir pouvant aller jusqu’au « commerce des corps » (174) comme la prostitution. À l’inverse de l’homosexualité masculine, l’homosexualité féminine ne serait pas vécue comme une mise en cause des attributs de genre. Ici, les pratiques homosexuelles sont davantage interprétées comme une recherche de tendresse ou la réponse à un besoin d’investissement affectif ne menaçant pas leur identité féminine.
Dans le chapitre suivant, Arnaud Gaillard traite de l’homosexualité en dépassant l’opposition fréquente entre une homosexualité « choisie », « authentique » et une homosexualité « de circonstance » ou « de substitution » générée par les contraintes de la vie carcérale. Il dévoile ainsi la pluralité des manières d’appréhender les pratiques homosexuelles et de les interpréter. En effet, les hommes détenus ne conçoivent pas de manière identique les actes qu’ils pratiquent eux-mêmes et ceux accomplis par les autres : pour soi, les actes ne sont pas nécessairement associés à une orientation sexuelle spécifique alors qu’elles le sont toujours pour les autres où « pratiquer ou avoir pratiqué c’est forcément être » (193). Les hommes détenus différencient également celui qui est pénétré de celui qui pénètre. Une fois de plus, au-delà de ces divergences de regards sur les pratiques homosexuelles se dessinent, selon l’auteur, des relations asymétriques entre les détenus, une forte hiérarchisation découlerait et interfèrerait dans les pratiques sexuelles observées. Autrement dit, des « économies de pouvoirs » (17) traversent les pratiques sexuelles en détention, la sexualité engendrant des rapports de soumission qui sont au principe d’une hiérarchisation de la population carcérale.
L’auteur étudie dans une quatrième partie ce qu’il nomme l’altérité contrôlée à savoir les rapports pouvant se réaliser au cours des parloirs. Le travail éclaire une nouvelle fois l’ambivalence avec laquelle la sexualité est traitée par l’administration pénitentiaire qui voit sans vouloir voir et qui, avec un grand arbitraire, tolère ou non l’échange sexuel au parloir. À ce titre, l’administration apparaît profondément discriminante pour Arnaud Gaillard. Le contrôle et la punition aléatoire des actes sexuels s’observant dans ces espaces génèreraient une forte incertitude qui entraverait toute satisfaction et créerait de grandes frustrations, l’intimité étant par ailleurs interdite par la présence visuelle et sonore des autres familles. Ici, l’analyse d’Arnaud Gaillard aurait gagné à s’éclairer d’entretiens réalisés avec des compagnes de détenus restées au dehors et laissées dans l’ombre. Il en résulte parfois des propos un peu rapides notamment lorsque l’auteur évoque les motivations des femmes qui rencontrent leur compagnon alors que ce dernier est incarcéré. De telles rencontres manquent également pour affiner son analyse des rapports de pouvoir genrés entre celui qui est dedans et celle qui est dehors.
La dernière partie de l’ouvrage tend à démontrer comment le traitement de la sexualité par l’administration pénitentiaire entrave la mission de réinsertion à laquelle les institutions pénitentiaires se doivent de répondre. Si la dimension critique est présente en filigrane dans l’ensemble du texte, elle est particulièrement explicite dans ces derniers chapitres. Selon l’auteur, la privation des relations sexuelles, besoin fondamental de l’être humain, provoquerait de nombreux déséquilibres psychologiques, physiologiques et identitaires. Pour l’auteur, en les privant d’une l’altérité supposée nécessaire à la construction de soi, la prison rendrait les individus a-sociaux. Au fil du temps, les détenus frustrés et blessés deviendraient inaptes à la vie en société. Si la resocialisation exige du vivre-ensemble, l’impossibilité imposée aux détenus d’entretenir une sexualité épanouissante sur un temps long, altèrerait, voire détruirait, pour l’auteur, le rapport à soi tout autant que le rapport à autrui, les privant par là même de toute perspective de réinsertion sociale. Autrement dit, la privation de la sexualité en détention participerait à la désocialisation des individus incarcérés pour de longue peine. Mais là encore, il est dommage que l’auteur ne s’appuie pas sur des données empiriques plus fouillées, notamment auprès d’anciens détenus qui n’ont pas été incorporés à l’analyse. Dans la mesure où elle n’est pas suffisamment nourrie à partir d’un terrain d’investigation, l’analyse de la situation de sortie telle qu’elle est évoquée parait trop unifiée.
Pour terminer, l’auteur s’interroge sur l’épineuse question liant progrès et institutions carcérales. Les Unités de Vie Familiale ont été instaurées en France pour permettre une sexualité plus intime, sous couvert d’une dimension familialiste. Si Arnaud Gaillard salue de telles mesures, il déplore le retard de la France au regard d’autres pays et regrette qu’elles restent soumises à autorisation. De plus, s’il insiste sur la nécessité de proposer des conditions de vie en détention plus respectueuses de la sexualité des détenus, il alerte le lecteur sur les risques des avancées législatives répondant à une philosophie humaniste. En effet, pour l’auteur, elles sont toujours susceptibles d’être récupérées par le pouvoir carcéral, servant alors de nouveau moyen de coercition à l’encontre des détenus. De plus, l’amélioration des conditions de vie en détention ne doit pas légitimer un recours accru à l’enfermement. Arnaud Gaillard, à travers cet ouvrage dont la focale est centrée sur la sexualité, interpelle le lecteur sur la place, l’usage et la légitimité de la prison dans les sociétés démocratiques contemporaines.
Ainsi, un des apports essentiels du travail proposé par Arnaud Gaillard réside dans l’étude des manières de vivre les entraves à la sexualité en détention et dans le récit des pratiques qui en découlent. La mise en lumière des liens inextricables entre les enjeux d’affirmation d’une identité sexuée et les relations carcérales, comme la présentation des ambiguïtés réelles avec lesquelles l’institution carcérale traite la question de la sexualité en son sein constituent deux autres forces de l’ouvrage. Pour autant, le recours à des interprétations psychologiques, le parti pris militant et l’exposée de quelques thèses ne s’appuyant pas suffisamment sur des données empiriques affaiblissent certains propos de l’auteur.