Publié le mercredi 3 octobre 2007 | http://prison.rezo.net/lettre-no02-a-l-ombre-des-barreaux/ A l’ombre des barreaux... un autre temps 28 mois déjà ! Tout ce temps passé à l’ombre, dans cet espace limité, fermé, enfermé, des barreaux à la fenêtre et moi, au milieu de ce qui est une cellule, dans une prison. La barre latérale de sécurité de la porte claque dans un bruit assourdissant et douloureux, car m’arrachant de mon sommeil. Un bruit de clés, bruit de métal, trifouille la serrure, de ladite porte termine d’effacer ma nuit sans rêve pour laisser place à ce cauchemar que l’on appelle « la réalité », celle du monde carcéral. Routine. Le réveil est brutal. La porte à peine entrouverte, le « crabe » [1] en uniforme bleu de l’Administration Pénitentiaire (A.P.) informe : « promenade premier tour » en guise de « bonjour ». La journée commence. Un instinct primitif, celui du serial killer, s’éveille en moi. Mon objectif, le temps, mes proies, les secondes, les minutes, les heures, etc. ce temps qui n’en finit jamais de passer. Je me réveille, petit à petit. Je retrouve un semblant d’esprit et me munissant de la seule arme en ma possession, la patience, je fais face. L’ennemi est invisible, mais repéré dès les premiers instants. « Tic-tac, tic-tac, tic-tac », les soldats du temps se mettent en ordre de bataille. Prisonnier, au fil du temps, je suis devenu comme un automate. Je me lève à la seconde ouverte de la porte. Cette fois, c’est moi qui dis : « bonjour », en guise de « bonjour ». « Je ne suis pas un animal », disait l’Eléphant man dans le film du même nom. Maintenant, la porte est grande ouverte. A ma gauche se trouve l’agent de l’Administration Pénitentiaire (le maton [2] qui mate), main armé de ses clés encore in the door, prêt à refermer celle-ci en cas de mal donne. A ma droite, l’auxiliaire de l’A.P., un prisonnier, comme moi. Son arme à lui, pour serialkilliser le temps, c’est le boulot, distribuer « la gamelle » ; en d’autres termes, plus conventionnels, le repas. Mais vu la tronche des repas... le terme de « gamelle » est bien plus apprécié. Comme tous les matins, j’utilise mes deux boites de Ricorée vide en guise de pichet pour me servir du lait au robinet d’un bidon qui chlingue grave le renfermé et le pourri. Du lait ? De la poudre déshydratée rajouter à de l’eau, infecte, dégueulasse, mais y-a-que-ça. Cela reviendrait trop cher de s’acheter du vrai lait en brique tous les jours. « Merci, bonne journée » dis-je, et la porte se referme, sans d’autres mots échangés. Ici, on se contente du « moins-on-en-dit-mieux-c’est ». Dans une atmosphère froide, inhumaine, je me prépare mon café-ricorée-au-lait, allume une clope, roulée d’avance la veille, et me remet dans les couvrantes, le seul endroit apaisant et d’où je vais me préparer un plan de bataille pour la journée. Mais pour le moment, histoire de me fumer (tuer, liquider, exterminer, génocider) quelques ennemis (tic-tac, tic-tac, tic-tac), je bois mon café-ricorée-au lait, fume ma première clope de la journée. Une fois terminé, je me replonge au plus profond de mon lit et essaie de retrouver un sommeil, assez tourmenté pendant la nuit. La tuerie commence. 9h30. Re-routine. Re-café-ricorée-au-lait, re-clope. Je dois prendre mes médicaments antirétroviraux pour le VIH et ceux pour le cœur. Là, à l’intérieur, bien sournoisement, le VIH, cette saloperie de virus du SIDA, continue son œuvre de destruction massive. Si seulement je pouvais flinguer ce putain de virus comme je flingue ces putains de secondes ! J’m’avale une madeleine, histoire d’offrir un rempart de défense à mon estomac contre la nocivité de ces fichus médocs. Une dizaine de pilules à avaler. Deux autres madeleines pour faire passer et éviter les brûlures d’estomac. Le temps n’en finit toujours pas de passer. Je fais mon lit, ma toilette. Je me regarde dans la glace pour me coiffer, mais bizarrement, je ne me vois pas. Je n’existe pas. Je vois mon corps, mais ce n’est pas moi, je ne suis pas là, c’est juste un bout de barbaque sans âme. Je suis sans être. Je ne suis qu’une obsession paranoïaque. Je n’ai pas de temps à perdre, il faut que je tue ce temps qui m’en veut, que je tue encore et encore. J’allume mon ordinateur. Je le regarde se charger de ses extensions, l’esprit ailleurs, perdu quelque part dans les méandres d’une vie oubliée, lointaine. A-t-elle d’ailleurs un jour existé ? Je ne sais plus. Mes pensées n’ont pas de passé, même pas de futur. La vie, ici, se conjugue uniquement au présent, parfois au conditionnel et toujours à l’interrogatif. Je lance mon application du code de la route. J’apprends les panneaux, les règles de conduites, je fais des exercices qui me servent à que puic, que dalle, nada, à rien... sauf à tuer le temps. Les cadavres ne s’accumulent pas assez vite à mon goût. Avant la fin de ses 24 heures, j’ai 86.400 tic-tacs à me trucider, un par un. 10h30. Tout est bien calé, bien calculé. Tant de temps pour ceci, tant de temps pour cela. Surtout, ne jamais rester à rien faire, le temps pourrait s’arrêter complètement, lui aussi. J’en ai viscéralement peur. Vite, je prends mon livre, mes yeux parcours les lignes, les phrases, les mots. L’histoire du roman est comme un peu d’oxygène pour mon esprit torturé et préoccupé. Une heure est passé, c’est la « gamelle ». 11h30, c’est le moment du déjeuner. Ici, le temps n’est pas même qu’ailleurs, comme dans l’autre monde, celui qui se trouve derrière le haut mur. Je suis seul face à mon assiette, face à une nourriture de gavage, histoire de se remplir la panse. Le nutritif passe à la trappe, on s’en cogne du moment qu’il y a de quoi se foutre sous la dent. La moral est sauve pour la société bien pensante, on ne me laisse pas crever de faim, même si mon estomac, lui, crie au secours tellement il est plombé, plâtré, colmaté d’un riz à la tomate trop cuit. Midi, l’heure des infos. Le monde a mal, il souffre de mille maux. J’en prends plein la gueule pendant une heure et demie. Toute cette violence de la planète débitée comme un simple fait divers tant il est devenu habituel. La violence est partout, là-bas, ici, et même en nous par notre indifférence. J’ai mal à ma vie, je ne sais plus où est ma place. J’entends des bruits de clés, des bruits de grilles, des bruits de portes fermées avec violence, j’entends des cris, des insultes, des menaces, des promesses de lynchage, j’entends la souffrance silencieuse de chacun des prisonniers du temps. 13h30. Le plus dur est encore à faire. Passer ce foutu après-midi à s’occuper. Et encore ce même rituel, tous les jours recommencé, répété dans ses moindres détails. Je m’occupe l’esprit, pour me rassurer. Je me dis que c’est pour apprendre, mais la vérité, c’est qu’il me faut toujours et encore tuer ce putain de temps qui n’en finit jamais de passer. « Tic-tac, tic-tac, tic-tac ». J’ai bouquiné un peu, maintenant, je dois écrire. Ecrire à mes amis, des filles et des garçons, qui me sont les seuls liens avec la vie, avec l’espoir, avec l’envie de continuer d’y croire. Ils sont mon fil d’Ariane. Je ne sais plus trop à quoi croire, mais j’y crois. Surtout, ne pas perdre espoir, cette tuerie prendra bien fin un jour... ou l’autre. Je redeviendrai un homme normal, libre d’aller et de venir, sans me préoccuper du temps qui passe. Là-bas, de l’autre côté, il n’est pas le même, il file à grande vitesse, il est notre ami, même si des fois il nous fait défaut. Souvent (à vrai dire, tous les jours) à la fin de la journée, je me demande si, aujourd’hui, j’ai appris quelques choses ? Si j’ai grandi ? Si j’ai changé ? Si je n’ai pas perdu une partie de moi-même ? Le soir, cette même angoisse qui me prend les tripes : demain, il va falloir refaire les mêmes choses, les mêmes gestes, redire les mêmes mots, encore, pendant des jours, des mois, des années. Et après, qu’y-a-t-il ? Cela n’existe pas. Demain, c’est de l’aujourd’hui copié-collé. Je ne me considérais toujours pas comme un être humain, je serais toujours un numéro d’écrou, serré à double boulon. Je serai encore torturé dans mon âme, dans mes pensées, dans mon bide. Je ne sais plus si je dois croire, si je dois espérer, ni même si je dois attendre. Attendre quoi ? On a donné... j’ai donné une image de moi qui ne me ressemble pas, celle d’un ex-taulard marqué à vie. Ma peine ne s’arrêtera pas à la seule sortie de prison, au franchissement de la grande porte. Il me faudra pendant longtemps essayer de me retrouver, me reconstruire et tout recommencer à zéro, parce qu’en prison, j’ai tout perdu, moi y compris. Maintenant, il est tard. Il fait nuit au dehors et en moi aussi. Je me sens seul, triste et abandonné. Je me plonge dans ce lit froid, la solitude chevillée à moi comme une gangrène pour me replonger à nouveau dans les abîmes cauchemardesques. Mes yeux se ferment pour essayer d’imaginer un rêve. Mais rien ne vient. Même ça, je ne le peux plus. Diede, détenu à la maison d’arrêt de la Santé [1] Crabe : nom donné au gardien de prison décrivant leur manière de se déplacer le long des murs pour ne pas faire craquer le sol avant de regarder dans les cellules par l’œilleton. [2] Maton (an argot, synonyme de « crabe ») : Gardien(ne) de prison. |