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02 Les problématiques de la recherche

Publié le jeudi 8 novembre 2007 | http://prison.rezo.net/02-les-problematiques-de-la/

DEUXIEME CHAPITRE :
LES PROBLEMATIQUES DE LA RECHERCHE

« Quels gredins que les honnêtes gens ! »
Emile ZOLA, Le Ventre de Paris, Paris, Les lettres modernes, 1969 (1re éd. 1873), p. 626. 
 
La prison fait l’objet d’une multitude de discours (sociologique, juridique, criminologique, thérapeutique, philosophique...), dont l’utilité sociale est variée (enseignement, politique, administration...). La rigueur exige donc de ne pas réduire la présentation d’une recherche sur la prison à l’énoncé d’un thème particulier de travail et au choix d’une discipline (en l’occurrence la sociologie) et de ses paradigmes. Il s’agit en effet de révéler ses questionnements initiaux et la façon dont les enjeux du sujet ont été ensuite définis, ainsi que les choix méthodologiques et techniques adoptés pour y répondre. Si l’étude de la prison, institution historique, nous instruit sur cette autre institution qu’est la famille, le sociologue est également contraint par les préoccupations politiques, sociales et académiques de son époque, qui façonnent son champ d’investigation.

A. LE POSITIONNEMENT DU SUJET
Communément, à l’annonce de l’intitulé de cette recherche, on me rétorquait : « Ça devrait au contraire s’appeler la rupture des liens familiaux... » Mes interlocuteurs mesuraient donc justement, et implicitement, l’écart entre l’ordinaire des relations familiales des personnes incarcérées et la mise en oeuvre d’une solidarité, matérialisant cette valeur familiale et sociale qu’est l’amour depuis le milieu du XVIIIe siècle (Badinter, 1980). La famille, lieu de tendresse et de solidarité, est aussi celui de toutes les violences. Comme le remarque Chesnais (1984, 80), « s’il y a lieu pour sa propre sécurité de se méfier de quelqu’un, c’est d’abord des siens, davantage que de l’inconnu qui passe ».

Confronter la famille à sa mise en oeuvre de la valeur de la solidarité permet de comprendre cette institution qu’on dit, souvent rapidement, « en crise ». Cette idée s’appuie notamment sur l’observation de l’extension de l’intervention publique et du droit pénal et donc du contrôle croissant de la sphère privée par la sphère publique (Donzelot, 1977). Ainsi, le devoir de solidarité entre les époux est stipulé par l’article 212 du Code civil, selon lequel ils se doivent « fidélité, secours, assistance ». Les lois du 24 juillet 1889 (loi relative à la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés) et de 1898 (sur la protection de l’enfance) ont remis en cause le principe de la puissance paternelle - il est possible d’en être déchu - et, avec elle, la prérogative des châtiments corporels. À l’intervention du législateur pour codifier les comportements, s’ajoutent des liens familiaux toujours davantage contractualisés que statutaires. Le détenu garde désormais ses droits familiaux : il peut se marier, mais aussi divorcer. Ses droits parentaux sont également conservés. Le « retrait d’autorité parentale » (qui a remplacé, en 1996, la « déchéance ») n’est pas induit par le placement de l’enfant hors de sa famille et/ou l’incarcération de son parent. Finalement, le face-à-face de l’institution familiale et de la prison confirme cette évolution annoncée maintes fois, notamment par Durkheim (1975, 43) :
La solidarité domestique devient toute personnelle. Nous ne sommes attachés à notre famille que parce que nous sommes attachés à la personne de notre père, de notre mère, de notre femme, de nos enfants. Il en était tout autrement autrefois où les liens qui dérivaient des choses primaient, au contraire, ceux qui venaient des personnes, où toute l’organisation familiale avait avant tout pour objet de maintenir dans la famille les biens domestiques, et où toutes les considérations personnelles paraissaient secondaires à côté de celles-là.
La définition du terme « famille » peut être plus ou moins large et subjective. Nous ne pouvons donc pas faire l’économie d’une clarification de l’acception retenue ici, c’est-à-dire de considérer comme « proches » ceux et celles qui se définissent comme tels. En effet, notre choix d’étudier les relations interpersonnelles met davantage l’accent sur la famille choisie que sur celle légale et biologique. De plus, la famille est devenue plus complexe et les distinctions plus floues entre ménage, co-résidence, entraide, affinités, etc. Notre choix méthodologique de laisser l’interviewé définir ses « proches » suit l’évolution générale de la sociologie de la famille, passée d’enquêtes explorant la famille à partir de définitions a priori (par exemple : Gokalp, 1978) à des approches plus subjectives, comme celle de l’enquête « Proches et parents » de l’INED (1990). Selon celle-ci (Bonvalet, Maison, Le Bras, Charles, 1993,92), les personnes interrogées citent en moyenne 8,1 « proches », dont 4,9 membres de la parenté et 3,2 amis. La proportion d’« amis » légitime notre choix méthodologique. D’ailleurs, depuis une vingtaine d’années, la sociologie s’est progressivement désintéressée des « ménages » pour se soucier davantage des « relations familiales », rencontrant ainsi des problématiques explorées par les anthropologues de la parenté.
Nous inscrivons délibérément notre travail dans la perspective de Martin et Webster (1971) - sur les incidences du prononcé d’une peine sur des personnes qui n’en sont pas parties prenantes - ou de ceux de Schneller (1978, 1). Partant du principe de pénologie selon lequel la peine doit être spécifique à celui qui la reçoit, ce dernier s’interroge donc sur la « légalité et la constitutionnalité d’un système pénal qui punit des citoyens innocents ». Nous pensons en effet que les proches de détenus, et en particulier leurs enfants, sont les victimes secondaires de l’incarcération. On reprendra donc la notion, appliquée par Pires et Landreville (1981) à l’appareil de justice, de « coûts sociaux » : elle montre comment l’impact du passage dans le pénal peut être neutralisé par les individus et les familles grâce à l’aisance financière, l’éducation, les aptitudes (ou « habitus sociaux ») et le réseau de relations. Notre recherche participe donc au dévoilement des fonctions du système pénal. Faugeron et Le Boulaire (1992) avaient montré que le mythe d’une prison resocialisante la rend acceptable, en dissimulant efficacement sa fonction officieuse de lieu de sûreté. Ce travail de dévoilement doit être enrichi de cette perspective qui amène des auteurs (Pires, Landreville, ibid., 339) à conclure que « la véritable visée idéologico-politique de l’appareil pénal serait plutôt les familles que les individus ».
Notre travail s’est intéressé aux hommes et aux femmes qui sont ou ont été détenus dans les établissements pénitentiaires français, ainsi qu’à leurs « proches ». La question de l’enfermement dans les centres de rétention (personnes en situation irrégulière sur le territoire français) et les Centres Educatifs Fermés (C.E.F.) pour les mineurs a donc été délibérément éludée. Toutes les questions légitimes ne peuvent être ici traitées.
Nettement moins nombreuses, en prison, que les hommes, les femmes détenues sont moins souvent prises en considération dans les recherches : elles en sont le « continent noir » (Freud, 1973). Elles ont pourtant particulièrement retenu notre attention. Au-delà de la féminisation (ponctuelle) du texte qui permet de souligner que certains propos concernent les hommes et les femmes, nous avons été attentive à la reproduction, par la prison, des inégalités de la société : en prison, les femmes ont souvent moins de travail que les hommes, et celui-ci est généralement moins payé. Les formations professionnelles et les activités qu’on leur propose les cantonnent à leur rôle d’épouse et/ou de mère. Cette représentation des rôles féminins à l’oeuvre dans le système carcéral est d’autant plus troublant que beaucoup de femmes sont incarcérées à cause d’un homme - souvent le leur.
Les recherches effectuées sur les relations familiales et affectives des personnes détenues sont rares, mais certaines expériences évoquent celle de l’enfermement carcéral. Nos réflexions se sont, à plusieurs reprises, inspirées de la vie des « reclus » dans les hôpitaux psychiatriques, les léproseries ou les sanatoriums, l’isolement des religieux cloîtrés, des kibboutzniks ou des gardiens de phare. Nous avons aussi établi des comparaisons avec le monde des marins et des sous-mariniers, que nous connaissons à travers des recherches (Isay, 1968 ; Duval, 1998) ou des récits - c’est d’ailleurs Melville (1992, 162) qui nous a suggéré ce rapprochement. Certains aspects de la vie des vagabonds d’aujourd’hui (avec le travail de Declerck sur les clochards parisiens : Les Naufragés, 2001) ou de ceux du siècle passé, telle que George Orwell nous l’a décrite (Dans la dèche à Paris et à Londres, 1993), ont nourri notre analyse. Certes, d’eux-mêmes, les détenus se refusent généralement à toute comparaison, soit en affirmant la continuité entre dehors et dedans (« Ici, c’est comme dehors »), soit en soulignant l’incommunicabilité de l’expérience (« Si t’y as pas été, tu comprends pas- C’est comme si on essaie de m’expliquer la guerre- Frère, j’t’écoute, mais j’peux pas plus ! »). Nous avons donc eu recours à de nombreux récits de prison, pour comprendre notre objet et pour illustrer nos propos.

B. LES PERSPECTIVES DE RECHERCHE
La tradition sociologique considère l’approche par entretiens comme une démarche forcément inductive, comme le rappelle Pierret (in Kaminski, Kokoreff, dir., 2004, 205). Le terrain ne peut être conçu comme un test empirique d’une théorie réputée valide tant qu’elle n’a pas été contredite par les faits (Demazière, Dubar, 1997, 60). On ne part pourtant pas enquêter, ni, a fortiori, interviewer des personnes, sans quelques hypothèses. Notre travail a pour objectif de comprendre la solidarité familiale lors de l’incarcération d’une personne, c’est-à-dire le maintien, la rupture ou l’évolution des liens et des rôles. Notre objet dépasse donc les « parcours de vie » (« life course ») : il est centré sur un événement perturbateur (la prison) et l’évolution des dynamiques relationnelles qu’il suscite. Au coeur des processus de (dé)socialisation carcérale et de solidarités familiales se trouvent l’intimité et la sexualité des personnes détenues et de leurs proches. Voici exposées nos premières réflexions et hypothèses, réunies autour de trois thèmes, à savoir : la confrontation de la solidarité familiale à la socialisation carcérale, les ajustements familiaux à l’incarcération et la fonction sociale de la prison.
 La confrontation de la solidarité familiale à la socialisation carcérale
On observe fréquemment que les femmes sont moins soutenues que les hommes, mais qu’on leur demande davantage d’être solidaires. Cette observation, conjuguée à l’intérêt de la sociologie de la prison pour la socialisation carcérale, fait de l’explication de la rupture ou du maintien des liens familiaux un des enjeux de notre recherche. Nous avons identifié trois variables susceptibles de l’expliquer : les contraintes du système carcéral, le jugement moral porté sur le délit/crime et la structure familiale. Institution naturellement inégalitaire, la famille repose sur un système de droits et de devoirs. Les modes de domination sont liés à l’âge, au genre, aux liens de parenté. On n’attend pas la même aide d’un frère ou de ses parents, de sa mère ou de son père. Mais peut-on espérer la même solidarité de ses proches quels que soient l’acte poursuivi et la durée de la peine purgée ?
Nous nous sommes en outre interrogée sur la possible compatibilité de la socialisation carcérale (« faire son temps ») et du maintien des liens familiaux. L’impuissance des détenus à conserver concrètement, dans leurs relations familiales, leur statut et, subsidiairement, leur autorité, pourrait même inciter certains à rompre volontairement tout lien et se protéger ainsi d’un possible abandon de leur part. N’y a-t-il en effet pas pire rupture que l’abandon ?

Les ajustements familiaux à l’incarcération
L’incarcération d’un proche constitue, pour les liens familiaux, un « moment de vérité » : elle peut être fatale ou, à l’inverse, permettre de réactiver des liens ou d’en créer de nouveaux.
Néanmoins, en cas de maintien des relations familiales, celles-ci doivent s’accommoder de leurs nouvelles modalités d’exercice (le parloir et la correspondance notamment). En outre, la solidarité a un coût (financier et social) et requiert des ressources dont les proches ne sont pas systématiquement dotés. Les manifestations du lien ne sont-ils pas les meilleurs indicateurs des ajustements familiaux ?
La relation conjugale, notamment celle des couples constitués « en prison », permet d’éclairer l’identité et le rôle joué par ces femmes, mais aussi d’envisager l’hypothèse selon laquelle la prison constituerait le véritable ciment de certaines relations amoureuses. Le ressort de la solidarité est-il toujours cet amour dont on dit qu’il rend aveugle ?
La fonction sociale de la prison La sexualité incarcérée est souvent représentée comme une homosexualité de substitution et des rapports contraints. Malgré son interdiction, la sexualité existe entre les détenus et leurs visiteurs, sous des formes généralement appauvries et dans des conditions dégradantes. À cela comme au reste, finit-on par s’y habituer ? Que signifie de la fonction sociale de la peine sa corporalité ?
Alors que l’histoire familiale peut continuer de s’écrire en prison (rencontres conjugales, naissance d’enfants, deuils), une fois la peine purgée, mener une vie « normale » et/ou « rangée » peut se confronter à de nombreux obstacles, notamment le caractère stigmatisant de l’incarcération. Est-il encore pertinent de parler de l’individualité de ces peines infamantes ?

C. LA PERTINENCE SOCIOLOGIQUE DU SUJET
Notre sujet ne relève pas de ces « micro-objets » qui peuvent être, d’ailleurs, particulièrement pertinents et stimulants pour la sociologie. La prison est au centre du système pénal et son développement actuel n’annonce aucune révolution imminente. Quantitativement, cette recherche est loin de porter sur un groupe restreint de personnes. Selon l’INSEE (2002, 30-31, 49), 54% des hommes détenus déclarent avoir un ou plusieurs enfants. Si on ajoute, aux 62 000 personnes détenues, les 63 200 mineurs et 320 000 adultes dont un proche (conjoint, parent, frère ou soeur, enfant ou beaux-enfants) est incarcéré, selon l’estimation de l’INSEE (ibid., 30-31), c’est près de 500 000 personnes qui sont touchées par la question des liens familiaux et de la prison. Ainsi, Bernard Prévost, directeur de l’Administration pénitentiaire, parlait, en 1995, de 140 000 enfants concernés par l’incarcération d’un parent chaque année (Transition, 1995, 39) : les recherches quantitatives les estiment entre 100 et 200 000. Outre cet argument quantitatif en rien péremptoire, nos « bonnes raisons » de nous intéresser à la question des relations familiales des personnes détenues sont également théoriques et méthodologiques.
L’exploration des relations familiales des personnes détenues enrichit l’analyse sociologique de la prison (notamment sur les thèmes de la socialisation et de la culture carcérale) et contribue à la connaissance d’un sujet jusqu’à récemment éludé : la sexualité des détenus et de leurs proches. Notre recherche repose la question de la philosophie de la peine, des fonctions de la prison et de l’efficacité de la « défense sociale ». Celles-ci sont, classiquement, au nombre de trois : l’isolement du délinquant du reste de la société (mais ne met-on pas en danger la cohésion sociale en brisant des liens naturels d’affection et de solidarité ?), sa punition (mais les proches du détenu ne sont-ils pas autant que lui punis ?) et sa rééducation. Cette dernière est certainement la plus discutable : Comment rééduquer en « désinsérant » ? En outre, en voulant rééduquer des délinquants, ne compromet-on pas l’éducation de leurs enfants ? En exposant ainsi ces paradoxes, rien n’est encore dit d’une punition qui reste (comme l’a montré l’analyse foucaldienne) de l’ordre du châtiment corporel, ni d’un système carcéral qui tend à privilégier l’aspect occupationnel plutôt que le rôle pédagogique des activités (Chauvenet, Benguigui, Orlic, 1994, 78).
L’étude des relations familiales des personnes incarcérées suppose que l’élément « prison » puisse être conçu substantiellement, et par homothétie, des relations familiales normales. Or un des torts de la sociologie, lorsqu’elle évoque les perturbations familiales, est d’impliquer l’existence, a contrario, de familles « normales ». Nous nous méfions donc particulièrement d’expressions telles que « famille monoparentale » (insinuant que l’enfant n’a qu’un seul parent) et « famille recomposée » (suggérant une famille brisée, puis reformée). Non seulement il est impossible de définir un groupe de contrôle de familles « normales », mais, beaucoup de couples, paradoxalement, rompent lorsque les conditions de détention deviennent plus simples (par exemple, en centrale), voire à la libération du détenu(e). L’équation « prison égale rupture » est simpliste. De plus, la sociologie générale peut s’enrichir, dans cette recherche, des questions posées au concept de famille, envisagé ici moins en termes d’appartenance que de loyautés et d’allégeances. Celles-ci, en prison, ne sont pas mécaniques : la loyauté aux codétenus et l’allégeance à l’administration (dans la perspective d’une sortie anticipée) se superposent au maintien d’une identité antérieure (vis-à-vis des proches et du dehors).
Au-delà des enjeux méthodologiques posés par nos choix techniques (notamment celui de la multiplicité des méthodes), l’exploration des relations familiales des personnes détenues pose deux types de problèmes : des relations de causalité à éclaircir (en particulier entre prison et dysfonctionnements familiaux) et une confrontation de niveaux d’analyse - entre le point de vue stratégique de l’individu et la compréhension du système. Les relations de causalité paraissent singulièrement floues et propres à créer des confusions entre des corrélations et des mécanismes de causalité. Les trois termes de la relation sont le délit, le dysfonctionnement familial et l’incarcération. L’interrogation peut se résumer ainsi : La rupture des relations familiales des personnes incarcérées est-elle la conséquence du délit/crime - par sa nature et la réprobation morale qu’il entraîne ? Le système carcéral (par les conditions d’exercice des liens familiaux et/ou la stigmatisation) est-il responsable de cette rupture ? Un dysfonctionnement familial était-il à l’origine de la délinquance - et donc de l’incarcération ? Ces questions ne sont pas vaines : l’INSEE (2002) a établi qu’un couple sur dix rompt durant le premier mois d’incarcération, mais a admis son incapacité à déterminer si ce sont les ruptures d’union qui poussent à des comportements délictueux ou l’inverse.