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22 Les joies, les chagrins et les galères du parloir

Publié le jeudi 15 novembre 2007 | http://prison.rezo.net/22-les-joies-les-chagrins-et-les/

DEUXIEME CHAPITRE :
LES JOIES, LES CHAGRINS ET LES GALERES DU PARLOIR

« Leurs mains démangées de caresses... »
Frédéric BOYER, En prison, Paris, P.O.L., 1992, p. 55.

Le mot « parloir » est polysémique. Il désigne un moment partagé (« passer un bon parloir ») et un temps donné - c’est-à-dire le temps de visite entre le détenu et ses proches. Il désigne également un lieu, plus ou moins délimité, allant de la cabine (« j’ai le parloir du fond ») à la grande salle où se retrouvent tous les détenus et leurs visiteurs (« le parloir est bruyant »). Ces fluctuations du sens (le lieu ou le moment) expriment les contraintes exercées par le lieu et le moment sur l’intimité entre le détenu et ses proches. En outre, dans le langage des surveillants, les « parloirs » désignent également les personnes qui se rendent au parloir (« on fait monter les parloirs ») : elles sont souvent également appelées « familles » - dans tous les cas, elles sont réduites à leur lien avec le détenu.
Pour le détenu, se rendre au parloir est une chance. Ainsi, Jean-Rémi (centre de détention de Caen) dit : « Je vais très souvent au parloir... Je suis très privilégié. » Le fait d’« avoir tous ses parloirs » [1] est un motif de fierté, comme pour Georges (maison d’arrêt des Baumettes) : « J’ai mes trois parloirs par semaine. Ma femme a toujours été là. Elle n’a jamais manqué un parloir.
Elle viendra tout le temps. » Du reste, beaucoup de détenus nous ont confié l’envie que suscitait, pour eux, de voir les autres être « appelés » au parloir. Pourtant, ceux-là ne nous ont jamais fait part de réactions négatives, agressives, etc. provoquées par leurs parloirs. Ainsi, Micha Maksymowicz, à qui on posait la question, répondait :
Je ne peux pas dire que j’ai ressenti de la jalousie d’autres prisonniers à ce sujet. Mais peut-être n’ai-je pas été assez attentif ? On m’a quelquefois plaisanté sur le fait que j’étais manifestement sur un nuage, surtout les jours de parloir.

A. LE PARLOIR, UN MOMENT EXCEPTIONNEL
Le parloir, c’est un peu plus et un peu moins qu’un moment partagé entre proches. C’est, en tout état de cause, un moment exceptionnel entre familiers, c’est-à-dire un rapport connu dans un cadre inconnu. Le sens donné à ce moment partagé et les difficultés multiples qui l’entourent expliquent qu’on s’habitue rarement totalement au parloir.

1. Les temps du parloir
Le parloir met brutalement le détenu et son visiteur en présence. Alors même que cet instant a pu être depuis longtemps espéré et rêvé, les partenaires ont besoin d’un peu de temps pour être à l’aise. Ainsi, Bénédicte, compagne de détenu explique : « Déjà, il faut un laps de temps pour que chacun se retrouve dans un monde commun, et on est souvent pas loin de la fin du parloir. » Les personnes qui se rendent régulièrement au parloir notent d’ailleurs qu’il faut souvent s’y « réhabituer » lorsqu’on a été longtemps sans venir : comme le disait une compagne de détenu, « le premier parloir après les vacances, c’est très dur... ». Lorsque les parloirs se déroulent pendant plusieurs demi-journées, le premier est souvent décrit comme celui du « ré-apprivoisement » et le dernier parloir comme celui de la séparation et de la tristesse du départ. D’aucuns disent même ne réellement profiter que des parloirs « du milieu ». Le temps du parloir lui-même n’échappe pas à l’emprise du carcéral.
On a instauré un code : les dix premières minutes du parloir, on ne parle pas des embrouilles avec les matons, du genre : « Finalement, on a pas un parloir double, mais simplement un parloir prolongé. » Ou : « Il n’a pas voulu que je rentre les livres. » Ils nous pourrissent suffisamment la vie, alors on rétablit la priorité, et la priorité, c’est nous ! (Adeline, compagne de détenu)
Les détenus et leurs proches sont souvent déstabilisés par les premiers instants du parloir, en particulier en présence d’enfants. Il est davantage difficile pour eux que pour les adultes d’accorder leur rythme avec celui d’un parloir. Ainsi, lors de la visite, la mère ou le père peut s’attendre à jouer avec l’enfant ou lui faire un câlin, alors que celui-ci veut jouer seul ou dormir.
Il arrive souvent de voir des bébés, hurlant dans la salle d’attente du parloir, qui s’endorment brutalement au parloir dans les bras de leurs pères. De même, au moment de la sortie, certains enfant sont soudainement très agités : les parents reprochent parfois aux enfants ces comportements (« Tu faisais moins le malin devant ton père ! ») qui signalent seulement que le parloir est encore plus dur pour eux que pour les adultes.
Au parloir, quand [les enfants] arrivent, on se sent pas bien, on sait pas quoi leur dire... Il y a plein de trucs qu’ils posent comme questions, et on sait pas comment répondre. Par exemple, je ne veux pas dire ce que je mange, c’est pas fameux, alors ça met mal à l’aise...
La rencontre de deux mondes (pour reprendre les propos de Bénédicte) se double d’une confrontation de leurs temporalités. Le temps du parloir, c’est un temps de frustration, puisqu’on est « déjà-après » : ce qui suit le parloir, c’est l’attente du prochain. Combien de fois entend-on au parloir : « Tu reviens quand ? » Le temps de dedans ne coïncide pas avec celui de dehors. En prison (surtout en maison d’arrêt), on est toujours en retard sur dehors : les lettres, les mandats, les nouvelles... ne sont pas arrivées. Au temps maîtrisable dehors, s’oppose celui « sous contrôle » dedans, combinaison de « dépêchez-vous » et « attendez ». L’incarcération est fondamentalement une emprise de l’institution sur le temps de celui dont elle a la garde. Comme C. Lucas le notait, dans De la réforme des prisons (1836-1838, 123-124) : « En prison, le gouvernement peut disposer de la liberté de la personne et du temps du détenu. » Ce n’est d’ailleurs qu’en 1975 que les détenus ont été autorisés à avoir une montre. Pauchet (1984, 153) donne cette définition du « temps carcéral » :
Le prisonnier se situe en quelque sorte au croisement de son temps pénal qui lui fixe une durée maximale à passer sous les verrous, de son temps d’appartenance sociale qui le restreint culturellement et économiquement, de son temps institutionnel qui va modeler, cadencer l’enfermement.
Pour un certain nombre de détenus, le parloir est alors une véritable épreuve, au sens où il vient troubler leur quotidien, et finalement leur confort psychologique. Certains, qui se rendent au parloir plus par nécessité que par plaisir, comme Yannick (maison centrale de Clairvaux), essaient souvent, après, de l’oublier : « Quand j’ai parloir, j’évite de trop y penser avant... Après, j’essaie de me changer les idées... »
Je n’ai parloir qu’avec mes parents. Parce que je déteste ça. Je ne peux pas refuser le parloir à mes parents. Ce serait mal vu... Mal vu par moi-même. Ils restent mes parents. Pour le reste, je me permets d’imposer ma loi. Je déteste les parloirs, parce que je déteste m’exposer. Le parloir, ça créé plus d’ennuis qu’autre chose... (Yannick, maison centrale de Clairvaux)
J’essaie de distancer les parloirs, pour pouvoir un peu rester seul. Mes cinq frères et mes cinq sœurs ne savent pas quoi faire pour m’étouffer... [...] Vous comprenez, j’ai 43 permis de visite. Je suis obligé de dire à certains : « Attendez le printemps ! » Sinon, j’aurais tout le temps parloir. Je préfère téléphoner. Le parloir, avec ma grande famille, ça me prend la tête. Je pourrais avoir parloir toutes les semaines, mais je préfère téléphoner. A chaque fois, ils pleurent, ça me sape le moral. (Dominique, centre de détention de Bapaume)

2. L’avant et l’après parloir
Le temps de trajet pour se rendre au parloir est, pour les proches, souvent long. A cela, s’ajoute la crainte de rater l’heure d’entrée au parloir, en particulier dans les maisons d’arrêt. Les parloirs y sont organisés par « tours » et il est impossible de rentrer en retard. Fatima, dont le fils est détenu en maison d’arrêt, raconte :
J’arrive vers 12 h 30 pour être sûre de rentrer au premier tour. [...] Je pars de chez moi à 11 h 30. Mais j’ai de la chance, de la maison à ici, y a qu’une heure de trajet. En fait, je pourrais partir plus tard, mais j’ai trop peur d’arriver en retard et de pas pouvoir rentrer... Ici, tu arrives avec cinq minutes de retard parce que y a eu une panne dans le R.E.R., ils te laissent pas rentrer...
Sandrine, compagne de détenu, raconte aussi ses semaines ponctuées par les journées où elle se rend au parloir :
Je suis devant la porte de la prison à 13 heures. Ça veut dire que je pars de chez moi vers midi moins dix. Dès onze heures, je me prépare... Des fois même avant : comment je m’habille, ce que j’emporte... Ça prend beaucoup de temps. Grosso modo, la matinée est morte ! La veille, j’évite de me coucher tard, ou de faire une grosse teuf [fête]... Une soirée avec des amis, genre en petit comité, ça va... C’est con, mais je vais pas sortir tard un samedi soir si j’ai parloir le dimanche. Le problème, c’est pas la fête, mais c’est que je veux profiter au maximum de mon parloir, le lendemain, être en forme...
Le parloir déborde sur la vie quotidienne : il commence avant la visite elle-même (on s’y « prépare ») et se poursuit après (on s’en « remet »). Du reste, être devant la porte de la prison, c’est déjà être un peu avec la personne incarcérée. Dans certains accueils de familles de détenus, les bénévoles proposent parfois, la veille du parloir, de juste aller voir la prison : le visiteur peut s’habituer à la vue des murailles et des cellules, aux cris qu’on entend de l’extérieur, etc. Mais c’est surtout déjà être un peu « en présence » de l’autre. Certaines femmes ne peuvent d’ailleurs pas s’empêcher d’aller rôder autour de la prison où est incarcéré leur conjoint, les soirs de rêveries, de blues ou d’angoisses, et les jours de fête, où l’absence est cruelle. Du reste, il arrive assez régulièrement que des proches n’ayant pas de permis de visite accompagnent ceux qui en ont un afin, d’une certaine manière, de partager le parloir. Autant les visiteurs arrivent parfois avec beaucoup d’avance devant la porte des établissements (pour « prendre ses marques »), autant il est rare qu’ils s’y attardent : on est déjà dans l’attente du prochain parloir.
L’attente du parloir est souvent anxiogène pour le détenu, comme pour ses proches. Ceux-ci s’inquiètent de l’état du détenu (la peur de le trouver « trop » - ou « pas assez » -déprimé), de son état d’esprit (« de quel humeur est-il ? ») et de son influence sur le déroulement du parloir (« on n’a que trente minutes, faut que ça se passe bien »). L’angoisse du détenu porte sur la rencontre elle-même avec les proches, mais aussi sur l’éventualité d’un « parloir blanc » (ou « parloir fantôme »). Cette expression désigne le fait pour un détenu d’être appelé pour un parloir, qui a donc été réservé par un proche, et que ce dernier ne se présente pas (ou arrive trop tard à l’entrée). Certaines personnes détenues - comme Roselyne (centre de détention de Bapaume) - disent donc fièrement n’avoir jamais eu de « parloir fantôme » (par exemple). Les proches se vantent également de ne jamais « faire de fantômes » car ils les savent particulièrement anxiogène pour le détenu. En cas d’empêchement, ils essaient donc souvent (par les surveillants de l’entrée ou le service social) de faire prévenir le détenu de son peu de gravité (panne de voiture, retard des transports en commun, etc.). Mis à part dans certains établissements pour peines - ou de circonstances familiales graves -, les détenus n’en sont en fait jamais avertis. Ils doivent donc attendre une lettre ou un prochain parloir, à moins qu’ils puissent téléphoner, s’ils sont en centrale ou en centre de détention. Eric (maison d’arrêt des Baumettes) raconte cette expérience :
Le plus dur, c’est un « parloir blanc ». C’est arrivé une fois avec un collègue à moi... Il s’était endormi dans la voiture, juste devant la prison... Je me suis posé plein de questions, mais il est venu le lendemain, il m’a expliqué.
L’éventualité d’un transfert ou d’une extraction judiciaire est également angoissante pour les détenus et leurs proches, car ceux-ci sont rarement prévenus (ou alors insuffisamment tôt).
Ainsi, Saïd (maison d’arrêt des Baumettes), déclare : « J’ai un flip. C’est d’avoir parloir avec ma famille et d’être transféré la veille. » Leurs proches venant de loin ou rarement, il arrive ainsi que des détenus préfèrent refuser un rendez-vous (chez le médecin ou le dentiste) ou une extraction médicale plutôt que leurs proches ne puissent pas les voir.
Il est vrai qu’il arrive aussi, à l’inverse, que les surveillants aillent chercher un détenu (en promenade, au sport, etc.), qui ne s’est pas manifesté pour son parloir. J’ai même vu, dans une centrale, mais c’est quasiment anecdotique, une compagne repartir du parloir parce que son compagnon faisait la grasse matinée et que celui-ci lui a fait dire, par le surveillant, qu’il préférait continuer à dormir. Ces situations sont cependant rares et signalent surtout des échappatoires à l’épreuve qu’est, pour beaucoup de détenus, une visite.
Pour la plupart des détenus et leurs proches, le parloir n’est ni un moment comme un autre, ni un lieu où on se rend négligemment : on s’y prépare, parfois même de façon rituelle.
Avant le parloir, c’est la douche, puis je m’habille : toujours une jupe longue, je me maquille. Le jeudi, je fais un gâteau si j’ai le temps... Après, c’est pipi, café, clope. Et j’écris le samedi soir, parce que le samedi matin il n’y a pas de levée. ça part le lundi matin. (Lucette, centre de détention de Bapaume)
Les détenus, comme leurs visiteurs, accordent souvent une grande attention à leur apparence : la tenue vestimentaire (« s’apprêter ») et la physionomie (« s’accrocher un sourire »). Beaucoup de détenus fument abondamment et soulignent, justement, s’en abstenir avant le parloir. Cela participe certainement (comme le fait de se laver, de s’habiller de vêtements propres, d’abandonner le costume du « taulard » - le jogging - pour des habits « de ville ») à une purification et à un moyen de se débarrasser, temporairement, de l’identité de « détenu » : on redevient « père », « mari », etc. Des pratiques similaires existent d’ailleurs lors de la libération. La cigarette du retour de parloir est très répandue et ne comble pas simplement le manque créé par l’interdiction fréquente de fumer dans les parloirs : c’est une cigarette particulière, celle de la rêverie qui prolonge le parloir, qui compense l’angoisse du retour à la vie carcérale.
Avant le parloir, je me prépare. On ne va pas au parloir dégueulasse. C’est un rituel, c’est habituel de se laver. Après, je fume une clope, et je pense au parloir. Je la regarde passer en voiture. Comme c’est un peu Schumacher au volant, j’ai peur quand j’entends qu’il y a du verglas ! (Mikaël, centre de détention de Bapaume)
Avant le parloir, je ne fume pas, je me fais beau, quoi. J’aime bien être bien habillé, bien propre, mes cheveux toujours coiffés. Après, je fume, je mets de la musique pour oublier, pour me changer les idées... (Nordine, centre de détention de Bapaume)
Sans doute faut-il rapprocher l’analyse de Goffman (1968, 152) de la réflexion que nous faisons sur la démarche du détenu tentant de se débarrasser, autant que possible, avant le parloir, de son identité carcérale :
Là (le parloir), le décor et le comportement des individus se rapprochent des normes ordinaires de façon beaucoup plus sensible que dans les secteurs où se déroule habituellement la vie des reclus.
Le parloir est souvent entouré d’habitudes, sans doute parce que c’est une pratique qui devient pour beaucoup routinière, même si la plupart des proches disent « ne pas (vouloir) [2] s’y habituer ». Les habitudes dont on entoure le parloir permettent également de défier ce moment difficile, qui ravive les souffrances de la séparation : le propre des rituels est justement de rassurer. Ainsi, Cathy, centre de détention de Bapaume, évoque ses habitudes, avant et après le parloir :
Je me prépare avant mon parloir. C’est important pour eux qu’ils me voient bien en forme. Après, j’ai gros, gros au cœur. C’est difficile de voir partir les gens. Le soir, c’est difficile, alors j’écris.
La tenue peut être choisie dans la perspective de rapports sexuels, certains vêtements permettant plus facilement leur furtivité et l’agilité qu’ils nécessitent souvent, comme le suggère, par exemple, Jean-Rémi (centre de détention de Caen), en disant que, parfois, sa compagne « s’habille en conséquence ». À côté de l’aspect pratique, la dimension de la séduction est aussi, bien entendu, importante. Lorsqu’une personne est incarcérée, la séduction ne se joue plus au quotidien. Du reste, il ne faut pas également sous-estimer une certaine compétition entre les femmes de détenus : certaines guettant anxieusement un regard trop appuyé de leur partenaire sur une autre visiteuse, d’autres reconnaissant aimer se sentir « la plus belle du parloir ». Ainsi, Madeleine, dont le compagnon est détenu en maison centrale, raconte :
Quand je vais au parloir à L***, je prends une tenue pour le parloir du matin, une autre pour l’après-midi. Je veux être la plus belle. Je sais que les autres bonnes femmes me regardent de travers... Mais faut voir les thons que c’est ! Elles se laissent complètement aller... Moi, je veux qu’E*** soit fière de moi !
Pour les familles, de nombreuses heures séparent souvent le départ du domicile et le moment où elles sont, enfin, avec le détenu. Du côté des détenus, de la cellule au parloir, le temps est long aussi : les déplacements dans la détention sont toujours lents, auxquels il faut ajouter les fouilles, particulièrement mal vécues.
Ainsi, Jean-Marc (maison d’arrêt de Pau) confie : « C’est dur d’attendre avant le parloir. On attend au moins une demi-heure... Tout le monde le dit... » Durant cette attente, beaucoup constituent des penses-bêtes pour ne rien oublier, sous le coup de l’émotion, de ce qu’ils ont à dire pendant le parloir ou pour se souvenir de toutes les commissions dont ils sont chargés par d’autres proches (le salut d’un codétenu à sa famille, les nouvelles d’un ami « de dehors », etc.). Beaucoup également écrivent avant le parloir pour conjurer l’attente et être, déjà, avec l’autre.
Avant le parloir, j’écris. Pour lui passer certains mots d’amour qui ne seront pas violés par les yeux de la censure. Je n’ai pas peur qu’ils l’interceptent... Dans ce cas-là, je le mangerais... Je prends beaucoup de notes aussi... Parce que lorsqu’on arrive au parloir, c’est très particulier... On oublie beaucoup de choses déjà en prison, et au parloir, avec la présence de l’être qu’on aime, c’est pire... Alors je prends des notes pour ne pas oublier de lui dire certaines choses.
La sortie du parloir est souvent décrite comme un déchirement : il faut laisser l’autre ici. Certaines femmes reconnaissent même un sentiment de culpabilité : « J’ai l’impression de l’abandonner ». La violence de la séparation suscite au parloir des adieux, tantôt brefs (« autrement, c’est trop dur »), tantôt interminables (du moins dans les limites de la patience des surveillants). Pour conjurer la tristesse, on plaisante parfois - y compris avec les surveillants qui effectuent leur « sale boulot » (Hughes, 1971) de séparer les couples, les parents de leurs enfants, etc. : « Vous ne voulez pas qu’il reparte avec moi ? Ça vous en fera un de moins à fouiller ! »
Quand je quitte le parloir, je m’en veux. J’ai l’impression de l’abandonner, de le laisser tout seul pendant une semaine. Moi je sors et lui est enfermé. C’est terrible ! (Noëlle Debrielle, in De, 1980, 107)
Quand je repars, c’est horrible, je culpabilise, je me dis que je l’abandonne pendant encore quinze jours... C’est dur de partir du parloir, mais nous, dehors, on peut téléphoner à un ami, parler, se changer les idées, et elle, je l’imagine dans ses quatre murs... C’est un déchirement de sortir du parloir... (Olivier, compagnon d’une détenue)
Le parloir est généralement décrit comme l’épreuve de la frustration : on l’attend et on s’y prépare, mais il est toujours trop bref et on n’en est jamais rassasié. Beaucoup de détenus et de proches disent essayer de prolonger ce moment : par l’écriture ou par la solitude et la rêverie (parfois aidée par la consommation de marijuana), grâce auxquelles, « magiquement », perdure la présence de l’autre. C’est par exemple ce que décrit Christophe (centre de détention de Caen) à propos de ses parloirs avec son amie :
Après le parloir, j’essaie de m’isoler un peu, de prolonger le temps où j’étais avec elle. En plus, y a des jours où la rencontre m’a épuisé... Alors, j’ai même pas la force de lui écrire après. Mais je fais en sorte que ça dure le plus longtemps possible après... C’est toujours trop court.
La sortie du parloir est un moment intime, vécu comme une prolongation de la visite. Les proches de détenus disent fréquemment avoir besoin d’un temps de réadaptation avant de retourner à la vie « normale ». Les contraintes inhérentes à celle-ci paraissent alors souvent plus insupportables. Adeline, dont le compagnon est incarcéré dans une maison centrale, évoque ainsi le malaise qu’elle ressent à l’égard des surveillants auxquels elle est confrontée lors de la sortie du parloir :
Quand je sors du parloir, je ne veux surtout pas croiser le regard des matons. Des fois, je sais que je dois être un peu rouge, l’allure de quelqu’un qui sort d’un câlin ! [Elle rit.] Je me dis qu’ils doivent se faire des sales remarques entre eux... Alors j’oublie... Je passe les portes, je prends mes papiers, c’est tout. Et surtout, je n’oublie pas que le maton qui me reconduit à la porte et qui des fois me sort : « Bonne fin d’après-midi ! » C’est lui qui vient de voir mon mec à poil, que c’est lui qui ferme la porte de la cellule, que c’est lui qui au mirador tire sur le mec qui s’évade... C’est un maton, il ne faut jamais l’oublier.

3. Un moment particulier
J’ai finalement rarement vu de larmes au parloir : on en voit davantage à la sortie ou à proximité des prisons. Comme l’exprime Jean-Rémi (centre de détention de Caen) : « Pour le parloir, on essaie de paraître, c’est normal... Faut pas emmener sa prison là-bas, les proches en ont déjà assez comme ça. » Botton (1997, 130) relate bien le sentiment, partagé par beaucoup de détenus, de la fausseté de cette « mise en présence » et des difficultés d’y être sincère - sources éventuelles d’une culpabilité :
Et vous ne pouvez pas vous montrer tel que vous êtes réellement. Vous êtes obligé de faire bonne figure à votre visiteur, ne serait-ce que par respect et pour ne pas risquer de le déstabiliser un peu plus. Déjà, s’il prend la peine de venir vous voir, c’est qu’il éprouve de la peine pour vous et le sort qui vous est fait. Inutile d’en rajouter.
Il en résulte que les conversations sont assez sommaires. Nouvelles de la famille et de l’instruction en cours, question concernant la santé, l’alimentation et les besoins de linge par exemple, puis invariablement vient le « Mais quand est-ce que tu vas sortir ? » ou le « Comment ça se passe, là-dedans ? ». Comme si vous pouviez en parler...
Du reste, si les détenus et les proches partagent souvent cet impératif de faire « bonne figure », l’exercice est délicat : paraître trop en forme ne serait-ce pas trahir une insensibilité à la séparation ? Parfois, les propos des femmes, au sortir du parloir, sont éloquents : « Il est plus en forme que moi, de quoi il se plaint ? »
D’autre part, les visiteurs n’échappent pas au processus de dépersonnalisation qui caractérise la prison. Les personnes qui viennent au parloir sont toujours désignées par le nom de famille de la personne détenue, souvent précédé du terme « famille », sans aucune considération d’un quelconque lien de parenté unissant effectivement le visiteur et le détenu. Une même dépersonnalisation est à l’œuvre dans la désignation des femmes mariées détenues, qui sont appelées par leur nom de jeune fille. Résultat : l’époux venant visiter sa femme est désigné par le nom de jeune fille de celle-ci. Cette économie de la dénomination renseigne sur la vision du système carcéral du détenu et de ses liens : « Hors de la famille, point de salut ! »
Dans certains établissements pour peines, la longueur des parloirs est rédhibitoire à la venue de proches. Pascal, incarcéré à la centrale de Clairvaux, est catégorique : « Ah non ! Je ne veux pas que ma mère vienne me casser la tête au parloir... Pas trois heures avec ma mère ! A Lyon, elle venait trois fois par semaine, mais c’était une demi-heure... Et je vous le dis franchement ! »
 Il arrive parfois de voir, dans les parloirs de ces établissements où les visites durent plusieurs heures, des détenus jouer aux cartes avec leurs proches. Comme son nom l’indique, un « parloir », c’est fait pour « parler ». Mais les discussion sont parfois pauvres (surtout avec les parents) et les interlocuteurs ont le sentiment de n’avoir rien à se dire. Si les parloirs (notamment dans les établissements pour peines) paraissent à certains (détenus et proches) trop longs, c’est également que certains sujets (en particulier le délit/crime et la vie quotidienne en prison) sont tabous.
Ces échanges difficiles avec les proches renforcent le sentiment, chez le détenu, d’être « hors du monde », alors que, paradoxalement, le parloir est le moment où il se sent « vraiment vivant ». Les proches ne sont du reste généralement pas dupes des effets ambigus de leur visite : « apporter l’air du dehors » à celui qui en est privé le frustre davantage. Ainsi, Sylvie (compagne de détenu) considère : « En venant au parloir, on fait du bien et du mal. »
Dans les parloirs des maisons d’arrêt, il est interdit de fumer, alors même que la loi Evin est loin d’être scrupuleusement appliquée en détention. Cette interdiction prive les détenus et leurs visiteurs du rôle fréquent de la cigarette comme « liant social » et de sa fonction désinhibatrice.
Il est aussi interdit, dans tous les établissements pénitentiaires, d’apporter de la nourriture au parloir. Toutefois, dans les établissements pour peines, la plupart des parloirs disposent de distributeurs de boissons et de friandises. Les détenus n’ont pas le droit de posséder de l’argent liquide, mais les visiteurs sont autorisés à prendre quelques pièces avec eux. Pourtant, l’importance d’un aménagement comme la possibilité de manger a été soulignée par Deane (1988, 50), mais également par Holt et Miller (1972, 64). Ces derniers remarquent notamment que cela permet de centrer la visite sur un rite familial central.
Pour la bouffe, moi je dirais que contrairement aux idées reçues (« les oranges »), il est interdit de nourrir les prisonniers (c’est comme les animaux dans les zoos). Ça, c’est la réalité qu’il faut mettre en avant, ce genre de stupidités... Car quand je dis ça autour de moi, les gens n’en reviennent pas, et oui, dans beaucoup d’endroit, même pas une bouteille d’eau même pendant la canicule, et oui, c’est comme ça, braves gens, dans le pays des Droits de l’Homme. (Bénédicte, compagne de détenu)
Certaines familles apportent néanmoins (illicitement), au parloir, de la nourriture, voire un peu d’alcool. Evoquant ces pratiques, les familles insistent surtout sur la convivialité de partager cette nourriture, même s’il s’agit de quelques gâteaux. En outre, certains détenus parviennent aussi à faire « passer » au parloir des bonbons permettant un échange, entre le dehors et le dedans. S’il est possible de cantiner, en détention, beaucoup de produits, ceux apportés par les proches ont un goût supplémentaire, celui de l’attention et de l’affection.
Ok, y a pas droit d’apporter de bouffe... mais mon M***, il est condamné à vingt ans... et je ne le vois pas pendant dix ans se contenter de ce qu’on lui sert en taule ! (anonyme, épouse de détenu)
Au début, je ne passais rien. Et puis, très vite, on se dit que c’est trop con... Et puis, c’est facile, on vient avec une veste, les poches remplies, tant que ça sonne pas. J’apporte toujours à manger. Je fais presque toujours des gâteaux, pour qu’il goûte ma cuisine, quoi ! Son frangin apporte régulièrement de l’alcool, mais moi, je n’aime pas faire ça... Il y a des taules, à la fin du parloir, les mecs sont carrément bourrés, tout le monde le sait... A P***, je ne sais pas trop, on ne se vante pas non plus... (anonyme, compagne de détenu)
Cette part du dehors que les proches amènent dedans, ils la matérialisent parfois par une plume d’oiseau ou une plante : être en prison, c’est aussi ne plus voir d’arbres ou de jolies fleurs... Il y a bien quelques fois de « mauvaises herbes » qui défient le béton et ne serait-ce pas du reste suffisant pour des « méchantes gens » ?

B. L’EPREUVE DU PARLOIR
Lorsqu’on évoque, avec les proches de détenus, les parloirs, on entend surtout parler des multiples « galères ». Les interdictions et les règles à respecter par le visiteur sont nombreuses et varient selon les établissements (voir, par exemple, celles concernant la maison d’arrêt de Pau : Annexes, doc. 4.b). Les familles citent aussi les difficultés dont elles attribuent la responsabilité à la mauvaise volonté (voire pire) des surveillants et de l’Administration, comme lors de la perte (momentanée) d’un permis après un transfert.

1. Les « galères »
Nous avons évoqué le choix de certains détenus de « faire » seuls leur peine, non qu’ils n’accordent pas d’importance à leur entourage, mais pour les préserver d’une plus grande souffrance, entraînée, par exemple, par le parloir. C’est par exemple le cas de Justine (maison d’arrêt de Pau) : « Ma famille est jamais venue. C’est trop dramatique, je veux pas. Le parloir, c’est horrible. » Les détenus demandent parfois à leurs proches de ne pas leur rendre visite en raison des multiples difficultés auxquelles ils seront confrontés : se voir à travers une vitre, subir des conditions d’attente sordides, celle-ci paraissant d’autant plus longue que le parloir est court... Ainsi, j’ai souvent entendu des détenus dire que, lors de leur passage à la maison d’arrêt de Fresnes, ils exigeaient de leurs proches de ne pas venir les voir dans ces parloirs souvent jugés « les pires de France ».
Certains détenus refusent également toute visite lorsque celle-ci est soumise à un hygiaphone. Ainsi, lors du placement en quartier disciplinaire, le premier parloir n’est pas supprimé, mais ilse déroule avec un hygiaphone. Beaucoup de détenus refusent alors que leurs proches viennent leur rendre visite. C’est par exemple le cas du compagnon d’Hélène : « C’est direct, quand il est au tarmi [mitard], la première chose qu’il fait, c’est de faire partir une lettre pour me dire de pas venir, parce que ça l’énerve encore plus d’avoir hygiaphone » Les détenus doivent pourtant parfois s’accommoder de ces parloirs avec hygiaphone, notamment si la mesure a été prise, pour des raisons de sécurité (comme je l’ai vu faire) parce que le visiteur a la jambe dans le plâtre. Ils doivent d’autant plus s’en accommoder que certains établissements ne respecteraient pas le terme de la loi qui prévoit, lors d’une privation d’accès aux parloirs normaux, un « temps de sanction » et non un « nombre » de parloirs sanctionnés. Ainsi, Bénédicte, compagne de détenu, raconte :
A R***, quand tu as hygiaphone, parce que tu as eu un rapport du style pour tenue indécente, ce n’est pas de telle date à telle date, c’est un nombre. Exemple : si la sanction est de quinze parloirs hygiaphone, tu dois les faire, tu ne peux même pas les zapper. A V***, on avait eu huit jours de telle date à telle date, ce qui te permet de ne pas y aller.
Certains refusent la venue de leurs proches au parloir à cause de leur état de santé, et plus généralement de leur faiblesse ou de leur irritabilité : un parloir est, par définition, « éprouvant ». De plus, nombre de personnes âgées doivent présenter un certificat médical pour franchir le portique de l’entrée dont la sonnerie est déclenchée par une prothèse ou un stimulateur cardiaque. En outre, l’accès aux fauteuils roulants n’est jamais simple. Ainsi, Jean (incarcéré à la maison d’arrêt de Pau) raconte : « Je refuse les parloirs avec ma sœur, qui est âgée, elle a 86 ans, avec mes nièces. Elles sont trop sensibles, trop fragiles... »
Mon plus jeune frère, il vient pas me voir. Il supportera pas de me voir enfermé. Surtout avec les surveillants. Il est impulsif, alors si il voit qu’on me fait du mal, il démarre au quart de tour ! (Renald, maison centrale de Clairvaux)
Le détenu se retrouve parfois à recevoir certaines visites « faute de mieux ». Certaines personnes n’obtiennent pas le permis du juge d’instruction ou du directeur de l’établissement. De plus, les mineurs ne peuvent venir au parloir qu’accompagnés d’un adulte. Certains adolescents incarcérés ne peuvent donc pas voir leurs petites amies.
Ma copine, ça fait six mois qu’on est ensemble. C’est sérieux. Elle m’écrit, je lui réponds. Elle a de la peine que je sois pas avec elle, et moi j’ai de la peine qu’elle soit pas avec moi. Comme elle est mineure, elle peut pas venir au parloir. Mais mon prof de sport, il va essayer d’arranger ça... (Sébastien, maison d’arrêt de Pau)
Lorsque le détenu a des parloirs avec sa conjointe, mais aussi avec d’autres membres de sa famille (parents, enfants, etc.) et/ou des ami(e)s, une organisation se met souvent en place permettant d’un côté des parloirs « conjugaux » (pour « laisser le couple tranquille ») et de l’autre des parloirs avec la famille et/ou les amis. Ainsi, dans les centrales où les parloirs se déroulent durant les quatre demi-journées du week-end, le couple se réserve souvent l’un de ces parloirs pour lui seul. La venue au parloir de personnes qui n’ont parfois en commun que de connaître le détenu crée parfois des situations familiales inédites et/ou compliquées. Les couples ne sont pas toujours dans la mesure de se retrouver seuls au parloir, car cela suppose parfois de se débarrasser d’un parent (qui ne raterait, pour rien au monde, une visite à son enfant) ou de pouvoir confier ses enfants à quelqu’un [3]. Ainsi, Jean-Marc, incarcéré à Pau, ne se retrouve jamais seul avec sa compagne : « Les enfants sont fatigués au parloir. La première fois, ma copine est venue avec les deux. Maintenant, elle en prend un le mercredi, l’autre le vendredi. »
Ma fille, elle vient une fois par semaine, et c’est vraiment son parloir. Ma femme peut pas me parler, elle vient que pour l’accompagner. Si elle me parle trop, ma fille lui dit qu’elle n’aura qu’à me parler quand elle aura son parloir ! (Antoine, maison d’arrêt des Baumettes)
A l’inverse, certains détenus et proches utilisent, consciemment ou non, l’enfant comme un écran, un prétexte pour éviter de parler sérieusement, notamment de l’avenir. L’enfant accaparant, lorsque la durée du parloir est brève, l’attention des deux parents, il permet ainsi d’éviter d’avoir à parler des sujets douloureux et/ou polémiques. Du reste, un parloir supplémentaire hebdomadaire est parfois accordé pour les enfants en bas âge. Ceux-ci peuvent alors être instrumentalisés, comme Marilou, compagne de détenu, l’explique :
Je garde ma petite-fille [âgée de trois mois] le mercredi, ce qui me permet d’obtenir un parloir supplémentaire. Et puis mon mari, ça lui fait plaisir, parce que des mômes, ça fait un bail qu’il n’en a pas vu...

2. Soustractions de détenus, intrusions d’objets
Les parloirs, moments « privilégiés » pour les détenus et leurs proches, sont considérés comme « à risques » par l’Administration. Celle-ci doit gérer non seulement un double mouvement de détenus et de personnes extérieures à l’établissement, mais aussi leur mise en contact. La garde et la surveillance apparaissent donc, lors des parloirs, les missions principales de l’Administration pénitentiaire, davantage que celle de réinsertion.

Les évasions par la « grande porte »
À l’issue des parloirs, il n’est pas rare d’entendre détenus et proches plaisanter (« Je repars avec vous », « Laisse-moi ta place et prend la mienne »). L’évasion par substitution du visiteur au détenu est pourtant rare, sans doute du fait d’un manque de vocations. La plus récente est celle d’Ismael Berasategui, détenu à La Santé (Paris), qui s’est évadé le 17 août 2004 en se faisant remplacer par son frère José Antonio, lors d’une visite. La substitution n’a été découverte que le 22 août au matin. Lors de leur procès, Ismael a été condamné à huit ans de prison et son frère, José Antonio, à trois ans. Le tribunal correctionnel de Bobigny a condamné à trente mois de prison ferme Hamid Hakkar pour son évasion en septembre 1998. Lors d’un parloir, à la maison d’arrêt de Villepinte (Seine-Saint-Denis), Touami Bellal avait pris sa place. Mais, curiosité du droit pénal, on ne lui reprochait pas l’évasion, mais des menaces de mort, c’est-à-dire « le danger et la peur » qu’il aurait inspiré à ses complices (Le Parisien, 10 octobre 2003). À la maison d’arrêt de Nanterre (Hauts-de-Seine), Madj-Addin Halaweh avait échangé sa place avec une personne venue au parloir (Le Parisien, 21 décembre 2001) et un détenu de la maison d’arrêt de Mulhouse était reparti du parloir avec ses visiteurs (L’Alsace, 9 novembre 2002).

Les trafics et leur instrumentalisation
La presse fait souvent état de produits stupéfiants (essentiellement du cannabis) apportés, au parloir, par les familles. De l’aveu même des surveillants, les quantités saisies au parloir sont souvent faibles, correspondant à un usage personnel et non à l’alimentation d’un réel trafic.
D’ailleurs, d’aucuns disent préférer « apporter du shit plutôt qu’il [le détenu] prenne la fiole ou d’autres saloperies, comme le subutex » (Jacques, père de détenu). Le dogme institutionnel et le discours du personnel pénitentiaire exigent toutefois que la drogue et les portables (et tous les objets et produits interdits en détention) soient introduits en détention par les parloirs. Cette théorie ne trompe personne, mais noircie à longueur d’années les tracts et revues syndicales.
« La drogue transite par les parloirs », déclare ainsi péremptoirement Jean-Claude Lopez, le directeur de la maison d’arrêt de Privas et accessoirement délégué général F.O.-Pénitentiaire (L’Espoir pénitentiaire, 1er trim. 2000, 11). Le syndicat U.S.P. - membre du Groupe des DIX (dont fait partie SUD) - a publié, en juin 1999, un Livre blanc sur l’Administration pénitentiaire.
Il a été critiqué par les autres syndicats, mécontents de son évocation de la corruption dans les prisons. L’ampleur du problème est rarement reconnue, et assurément, les syndicats n’apprécient pas la mise en cause des surveillants. On parle alors de « brebis galeuse », façon de minimiser le problème et de continuer à considérer le parloir comme un aménagement exorbitant.
Nous n’ambitionnons pas l’exhaustivité, mais quelques faits relatés par les médias montrent que le personnel pénitentiaire est parfois impliqué dans des trafics avec des détenus. Une surveillante de la centrale de Rennes (Ille-et-Vilaine) a été condamnée pour un téléphone portable donné à une détenue (Libération, 16 mars 1999). À la maison d’arrêt de Villepinte (Seine-Saint-Denis), un trafic complet a été démantelé (Libération, 22 avril 1999). En décembre 1999, un surveillant, un visiteur de prison et un vaguemestre de la centrale d’Ensisheim (Haut-Rhin) ont été condamnés à des peines de trois mois à deux ans de prison pour avoir organisé ou participé à un trafic d’alcool et de cannabis (L’Alsace, 17 décembre 1999). En octobre 2003, un surveillant des Baumettes (Bouches-du-Rhône) a été condamné à une peine de cinq ans de prison ferme pour avoir fourni diverses marchandises, dont des portables, à des détenus (Le Monde, 8 octobre 2003, Dedans dehors, novembre 2003, 40).

3. Les parloirs sauvages
De certains établissements pénitentiaires (principalement de ceux situés dans les centres urbains), les détenus peuvent voir les personnes qui sont à l’extérieur et, éventuellement, en criant, leur parler : cette pratique, fréquente aux alentours de certaines prisons, est appelée « parloir sauvage ».
Les surveillants ont évoqué les parloirs sauvages, semble-t-il très fréquents, et l’incapacité de l’Administration à les interrompre. Le midi, nous montons sur les hauteurs, derrière la détention. On se fait rapidement interpeller par une personne détenue qui nous demande avec qui on est venue parler. D’autres personnes sont là, plus loin, elles échangent quelques mots avec l’intérieur, des saluts et quelques nouvelles (« je viens demain au parloir », « est-ce que tu as besoin de linge ? », etc.) En redescendant, nous prenons quelques photos de l’établissement. Arrive une gradée qui veut savoir ce qu’on fait. À nos réponses, elle repart satisfaite et s’excuse de sa démarche en expliquant : « On est vigilant, on craint les tentatives d’évasion avec introduction de personnes extérieures. » (Journal de terrain)
Pernot (2005) a d’ailleurs réalisé un beau travail photographique sur ceux et celles qu’il appelle les « hurleurs » des Baumettes. Dans notre expérience personnelle, nous avons également souvent assisté à des parloirs sauvages :
Ici, avant ou après les visites, il y a souvent des parloirs sauvages. Là un homme dessine, avec ses mains, un gros cœur en direction du quartier des femmes. Une femme pleure en hurlant : « Tout va bien ! Tiens bon ! » Sa fille vient d’être incarcérée, elle n’a pas encore de permis de visite. Elle n’arrive pas à partir, parle un peu avec d’autres proches, chacun essaie de la consoler de son mieux. Du mirador, le surveillant finit par dire à notre petit attroupement qu’il nous faut partir. (Journal, juin 2002)
Longtemps, les auteurs de parloirs sauvages étaient faiblement sanctionnés. Au pire, les faits étaient qualifiés disciplinairement et sanctionnés par un placement au « mitard ». Or la loi sur la sécurité intérieure du 29 janvier 2003 (promulguée le 18 mars 2003) a créé un « délit de parloir sauvage ». Le Code pénal, dans un nouvel article 434-35-1, prévoit désormais de punir « d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende le fait [...] de remettre ou de faire parvenir à un détenu, ou de recevoir de lui et de transmettre des sommes d’argent, correspondances, objets ou substances quelconques ainsi que de communiquer par tout moyen avec une personne détenue en dehors des cas autorisés ». Les chefs d’établissement ont récemment rappelé l’interdiction des parloirs sauvages, par l’affichage d’avis aux proches de détenus (voir Annexes, doc. 2.c).
La médiatisation de quelques affaires ont assimilé les parloirs sauvages à l’intrusion, en détention, de la drogue et de téléphones portables - ce qui paraît toutefois une pratique très aléatoire. À l’incertitude de l’identité du détenu qui ramasse l’objet (s’il échappe à l’attention des surveillants des promenades), s’ajoute le passage systématique des détenus sous un portique après les promenades. Certes, de la drogue passe aussi, comme le prouverait l’interpellation de trois jeunes qui auraient jeté une balle de tennis et une chaussette contenant du cannabis par dessus le mur d’enceinte de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (Yvelines), le 12 avril 2003 (Le Parisien, 14 et 16 avril 2003).
Les parloirs sauvages consistent toutefois essentiellement en des saluts lointains et des conversations banales. Ils sont comparables à celles des détenus entre eux, à l’occasion de la lancée de yo-yo (de fenêtre en fenêtre), ou entre ceux qui sont dans la cour de promenade et ceux restés en cellule. De plus, la pratique des parloirs sauvages répond parfois aux difficultés des amis à obtenir un permis de visite.
Au début, ils venaient me faire coucou dehors, vu que ma cellule donne sur la route. Mais j’ai dû leur dire que je n’irais pas à la fenêtre, sinon, ils seraient là tous les soirs ! (anonyme, détenue)
Après le parloir, je remonte et je les regarde partir... On ne se dit rien, mais je fais un petit coucou de la main. (anonyme, détenu)
Au gré de la médiatisation des parloirs sauvages et de la surenchère sécuritaire à leur sujet, puis en vertu de la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure, les sanctions se sont accrues, visant notamment les personnes dehors. Ainsi, soupçonné d’avoir voulu organiser un parloir sauvage à Fresnes (Val-de-Marne), une personne a été condamné par la 13e chambre du tribunal correctionnel de Créteil (Val-de-Marne) à un mois de prison avec sursis et 300 euros d’amendes (Le Parisien, 6 octobre 2002). Le Tribunal correctionnel de Toulon (Var) a condamné, le 15 mai, deux hommes à 120 heures de Travail d’Intérêt Général (TIG) pour avoir tenté de communiquer, depuis l’extérieur, avec des détenus de la maison d’arrêt Saint-Roch (Le Monde, 17 mai 2003).
Interpellés le 29 septembre 2003 près de la maison d’arrêt de Loos (Nord) en train de communiquer avec un détenu, six hommes ont été relaxés le 23 mars 2004 par le tribunal correctionnel de Lille (Le Monde, 25 mars 2004). Le Tribunal Correctionnel de Reims (Marne) a condamné deux femmes, de 19 et 20 ans, interpellées l’après-midi du 9 juillet, derrière la maison d’arrêt de Reims, alors qu’elles bavardaient avec des détenus, à 150 euros d’amende avec sursis pour l’une et 150 euros d’amende ferme pour l’autre (L’Union, 4 septembre 2003). La condamnation la plus forte a sans doute été prononcée le 12 août 2003 : le Tribunal Correctionnel de Reims (L’Union, 13 août 2003) a condamné à deux mois de prison avec sursis une personne venue discuter, le 21 juillet, avec un ancien compagnon de cellule. Un an après la promulgation de la nouvelle loi, la médiatisation étant quelque peu retombée, les parloirs sauvages semblent moins réprimés. Toutefois, victimes d’une indéniable médiatisation, les parloirs sauvage à la maison d’arrêt de Mulhouse (Haut-Rhin) ont ainsi été qualifiés d’« infraction typiquement mulhousienne » par le président du tribunal correctionnel (L’Alsace, 25 septembre 2003) : quelques mois plus tôt, les auteurs d’un parloir sauvage avaient vu requérir à leur encontre 18 mois de prison, dont 9 fermes (L’Alsace, 24 mai 2003).

C. LE PARLOIR, SOUS LES REGARDS DES UNS ET DES AUTRES
En prison, tout se passe sous le regard de différents groupes/publics. Les valeurs et les conduites de la personne détenue ne sont parfois pas cohérentes, voire en opposition : le fils, si tendre dans ses courriers, peut être un incorrigible bagarreur en détention, le mari qui joue les voyous au parloir peut être « mis à l’amende » (« être racketté ») en cour de promenade, etc. Le parloir n’est pas uniquement un moment entre un détenu et ses proches : se jouent aussi les rapports avec les codétenus et les surveillants, ainsi que les relations entre familles. Avant et après les parloirs, les proches ont régulièrement affaire aux bénévoles des structures d’accueil, dont la présence est diversement considérée et appréciée.

1. Les surveillants et la surveillance
Avant notre expérience de bénévole dans un accueil des familles de détenus, nous pensions que celles-ci reproduisaient, « naturellement », la ségrégation qui existe, en détention, entre surveillants et « surveillés ». Nous les imaginions même plutôt hostiles au personnel pénitentiaire. Or rares sont les proches foncièrement antagonistes au personnel pénitentiaire :
on évoquera plus sûrement une animosité latente entre surveillants et familles. Les proches de détenus insistent surtout sur leur humiliation causée par les comportements des surveillants, souvent perçus comme condescendants, désobligeants, agressifs etc. Beaucoup de détenus semblent davantage tolérer ces attitudes agressives et/ou désobligeantes des surveillants à leur égard qu’à celui de leurs proches. Ainsi, Jean-Marc (maison d’arrêt de Pau) raconte : « Les surveillants, ils parlent mal à ma femme, ils sont méchants. Ils font des réflexions sur mon fils, y disent que mon fils est mongol. » D’ailleurs, les familles font souvent part des incidents ou des difficultés qu’elles rencontrent lors de la venue au parloir : elles pointent surtout le zèle de certains surveillants, qui est perçu comme un manque d’humanité.
La dernière fois, je viens avec ma petite-fille. Tu sais pas ce qu’il fait le maton ? Il débouche le biberon pour renifler ! J’lui ai dit que c’est n’importe quoi ! On se casse pas le cul pour stériliser le biberon pour que l’autre il mette son pif pardessus ! (Marilou, compagne de détenu)
De plus, le comportement des surveillants peut gêner les visites. Ils peuvent oublier d’appeler un détenu pour le parloir et devoir aller le chercher en détention, ce qui fait perdre des minutes précieuses. Ils peuvent venir discuter avec le détenu pendant le temps du parloir (voir Maurice, 2001, 52-53) ou interrompre le moment d’intimité entre les personnes pour apporter un sac de linge, lorsque celui-ci vient d’être contrôlé. Toutefois, surtout dans les établissements pour peines, les proches de détenus relèvent souvent que les surveillants recherchent une certaine complicité avec eux. Celle-ci peut d’ailleurs être vécue d’une façon tout aussi intrusive, comme Naïma (compagne de détenu) le raconte :
Je ne leur ferai jamais la joie de pleurer devant eux... Non ! Pareil, à chaque fois, on essaie de prolonger le parloir, disons que ça marche une fois sur deux... Je fais gaffe à ne pas jouer la carte de l’intimité : on demande du temps, c’est pas des confidents. Les matons essaient vite d’opposer la famille au détenu dès qu’il y a un problème. Une fois, comme ça, ils lui ont dit : « C’est dommage de faire une intervention devant la famille. » Ça m’a trop énervé... Comme si on allait lui dire de se calmer ! Eh ! C’est leur boulot !
Cette volonté de placer en faux le détenu et ses proches rappelle ce que Bettelheim raconte (1972, 186) des premiers camps de concentration, où les gardiens SS disaient...
[...] à la femme du prisonnier ou à ses parents proches [...] que non seulement il avait été emprisonné par sa faute, mais qu’il eût été libéré depuis longtemps s’il s’était bien comporté. Cela entraînait des récriminations dans les lettres. La femme ou les parents du prisonnier l’adjuraient de se montrer plus raisonnable, ce qui le rendait fou furieux, étant donné les conditions d’existence dans le camp.
Mais l’attitude de femmes qui refusent cette familiarité avec les surveillants est plutôt rare, la plupart appréciant cette ambiance où les surveillants affectent une certaine proximité :
Les matons ! Et les matonnes... Tout ce qui porte un uniforme et obéit à un règlement, qui a mis son nom en bas d’un papier où il renie son libre arbitre, un robot quoi, ben j’ai du mal à converser avec quelqu’un qui me répondra : « c’est la règle », « c’est le règlement », « je fais mon travail », « il faut bien gagner sa vie ». Et ouais, ceux qui conduisaient les wagons plombés faisaient bien leur travail, appliquaient le règlement. Ce genre de comportement me fait froid dans le dos. Les matons et les matonnes ne remettent pas en question la prison, c’est leur gagne-pain. Avec eux, j’ai pas de lien, rien, pas « bonjour », pas « au revoir », juste : « j’ai du linge à prendre », « j’ai une autorisation pour un livre », et des fois, dans certaines circonstances, leur rappeler qu’ils ou elles sont des êtres humains, qu’ils ou elles pensent. Pareil pour un contrôleur de train, etc., tout ce qui porte un uniforme et qui applique bêtement la loi sans être libre à la situation. (Bénédicte, compagne de détenu)
Il convient de remarquer que les rapports entre les proches de détenus et les surveillants sont souvent marqués par une forme d’infantilisation des premiers, les seconds n’ayant pas la même autorité que sur les détenus.
Dans le sas de sortie, l’attente avec les autres familles est longue cet après-midi. Nous sommes six adultes et deux enfants dans un réduit de deux mètres de long sur un de large. Au bout d’un moment, une femme s’énerve, et frappe violemment à plusieurs reprises sur la porte. Le surveillant finit par arriver :
- Vous n’avez pas à frapper comme ça ! Puisque c’est comme ça, je reviens vous chercher plus tard...
- Vous n’avez pas à nous traiter comme ça, on est pas des détenus !
Les enfants se sont soudainement calmés. Tout le monde est abasourdi et bien d’accord pour trouver que le surveillant exagère. Celui-ci revient finalement plus vite que promis : « Bon, on se calme, on fait de notre mieux vous savez... »
(Journal, sept. 2002)
Dans les établissements pour peines, le nombre de visiteurs réguliers est généralement réduit. Il s’instaure donc souvent une forme de familiarité entre ceux-ci et les surveillants qui sont habituellement affectés à leur prise en charge et à la surveillance des parloirs. On note également que certains surveillants essaient d’engager la conversation pour rendre les tâches qu’ils ont à accomplir (vérification des papiers d’identité, contrôle des visiteurs, du linge, etc.) plus naturelles. Tout existe, depuis l’échange de banalités sur le temps jusqu’aux discussions plus personnelles : il arrive que le surveillant fasse part d’éléments de sa vie personnelle (départ à la retraite, etc.), mais il est davantage fréquent que les familles se confient au personnel. Cela peut se produire lorsque la famille est particulièrement inquiète pour le détenu, à l’instar de Fatima, dont le fils est incarcéré dans une maison d’arrêt : « Une fois, je suis ressortie du parloir hyper angoissée. J’avais vraiment peur pour mon fils, il me disait qu’y avait sans arrêt des bagarres. J’ai pas honte, je le dis, je suis allée parler avec le surveillant. »
Plus rarement, des formes de complicité peuvent se nouer entre les visiteurs et les surveillants autour de la négociation d’avantages informels, comme lors de la prise des rendez-vous des parloirs :
La note est affichée sur la guérite : « pas de prise de rendez-vous le samedi ». Alors, toutes les semaines, je galère, parfois pendant plus de deux heures, pour réserver par téléphone le parloir...
Aujourd’hui, le surveillant est plutôt jeune et affable. Quelques femmes obtiennent qu’il note le rendez-vous : « j’appelle d’une cabine », « ça fait deux ans et demi que je viens au parloir, jamais de problème... » et autres arguments avec force de sourires... Pas envie de me prêter à ce jeu et d’avoir à remercier, de surcroît.
(Journal, mai 2003)
Les surveillants peuvent également, par leur comportement, mettre le visiteur en porte-à-faux avec son proche ou mal à l’aise par rapport aux autres familles :
De toute façon, c’est très pervers, car ils savent bien que tout le monde, à peu près passe quelque chose. Alors, ils tolèrent jusqu’au jour où ils veulent coincer. J’ai une copine qui s’est fait gauler pour une tartelette au citron, vrai de vrai ! En fait, ils attendaient le faux pas. Mais le pire, c’est qu’ils te mettent en position de complicité : une fois, j’avais un petit sac très plat que je peux cacher sous mon gilet. J’y avais mis du tabac, des bonbons, il y avait aussi un tube pour les lèvres... rien de méchant. C’était au début, et ils m’avaient fait poireauter, j’étais stressée, et quand ils m’ont appelé, j’ai oublié de bien le cacher sous le gilet. Le maton aurait dû me dire de le déposer au vestiaire. Mais non, il m’a demandé de l’ouvrir, et a tout regardé... En plus, il y avait les autres familles qui attendaient parce qu’ils nous prennent par groupes de trois ou quatre. Je sais que le maton en avait contre moi car il m’avait pris la tête pour une histoire de bouquins... Bref, il a fait un contrôle super minutieux... Les autres familles attendaient. C’est une façon de dire : « Vous voyez, je vous autorise à faire quelque chose qui est interdit. » On dépend de son arbitraire. Dans le même genre, un jour, une nana sortait du parloir en même temps que moi et le maton qui avait dû fouiller son copain arrive et lui remet des gâteaux et il accompagne ça d’un clin d’œil. Évidement, la nana remercie, parce que le maton a été cool... Trois mois après, ça n’a pas empêché que son mec ait ses parloirs avec hygiaphone, alors tu vois, accepter leur complicité, ça ne sert à rien... C’est difficile à expliquer, mais on paye très cher de jouer leur jeu. (Naïma, compagne de détenu)

2. Le parloir : un dedans avec de faux airs de dehors
Souvent, la venue au parloir de proches signifie, pour le détenu, de les voir mêler, même indirectement, au « monde de la prison ». Il peut s’agir d’une raison suffisante, pour certains, pour préférer ne pas vouloir avoir de visite. La question qui est souvent posée est celle du délit/crime des autres détenu(e)s, notamment lorsque, dans les établissements pour peines, les parloirs ont lieu dans de vastes espaces aménagés où les familles et les détenus se croisent. C’est ainsi que Fehr exprime (in Fehr, Renard, 2000, 25) :
Tu ne peux pas savoir ce que je suis content de ne t’avoir jamais vue là-bas, ma petite fille... J’imagine même pas ta frêle silhouette matée par un pointeur violeur. Je ne supporte pas cette image, pas plus que celle d’un maton qui saliverait d’envie à ton passage et en baverait de concupiscence. Pas possible ! Alors valait mieux pas que tu viennes, j’aurais été cap de filer des coups de lame au premier castor qui aurait osé poser ses yeux sur toi... Je suis malade jaloux à défoncer le premier lascar qui te...
Certains enjeux, notamment celui des places occupées au parloir (et surtout de celles où une moindre surveillance s’exerce), peuvent être source de conflits, comme l’explique Hélène (compagne de détenu) :
Tiens, aujourd’hui, y a eu un incident pendant le parloir... Un coin tranquille s’est libéré, on a voulu s’y mettre avec mon copain, mais il y avait un autre détenu qui était allé parler au maton, et ça je sais que ça n’a pas dû plaire à mon copain, bref, ils ont voulu nous prendre la place. Tu verrais, le ton est monté très vite entre la bonne femme et mon copain. Elle ne se rend pas compte, mais ce genre de truc, ça peut avoir des conséquences... Même si je connais mon copain, il me dit de ne pas s’inquiéter, ça n’aura pas de suite, et bien moi, mon cœur il bat à 200 à l’heure, et ça me perturbe pour le reste du parloir...
Comme nous le verrons dans le cas plus particulier de la sexualité au parloir, le manque d’intimité au parloir est souvent autant dû à la présence des autres détenus qu’à celle des surveillants. En fait, le système carcéral place les individus sous les regards des uns des autres, comme l’écrit J.-M. Rouillan (2002, 38) :
Les détenus participent au Panopticon actuel. L’ombre menaçante de la tour de surveillance se reflète dans la pupille de celui qui nous voit ou qui peut nous voir.
Invérifiable fiabilité du congénère, nous te suspectons du pire.
Qu’importe ton uniforme bleu nuit ou le simple habit du semblable.
Nous épies-tu ?
Les familles, et notamment au moment du parloir, sont parfois affectées par la violence propre au monde carcéral. Nous avons quelques fois vu, au parloir, des violences commises par un détenu à l’encontre de sa compagne. Des cas de bagarres entre détenus nous ont été rapportés, quelques crêpages de chignons entre femmes également... Surtout, les familles sont indirectement affectées par les événements violents de l’intérieur de la détention (des suicides, des règlements de comptes, etc.). Ainsi, Natacha, compagne de détenu, raconte :
Il y a quelques jours, un règlement de comptes s’est produit dans la prison. Les journaux en ont parlé. Des détenus ont été inculpés. Quand j’entends ça, après je suis mal. J’espère qu’il se tient à carreaux... Tiens ! T’as beau leur dire d’être sages ! Nous, on veut qu’ils sortent le plus vite, mais eux, ils peuvent se monter la tête avec des histoires à la con... C’est vrai. Y a plein de trucs, j’lui dis : « Mais laisse tomber ! » Mais non, il ne voit pas ça comme ça...
L’image que les détenus donnent en détention s’éprouve au parloir, devant les proches et les codétenus. Ainsi que Goffman (1968, 209) le remarque :
C’est un rôle social complet qui peut s’édifier dans la communautés des malades sur la base de ces fictions réciproquement entretenues, et les amabilités que l’on se fait en face sont quelque peu atténuées par les commérages faits par derrière, plus proches des faits « objectifs ».
La scène suivante est également révélatrice de comment, au parloir, s’éprouvent les rôles joués à l’intérieur de la prison et ceux joués avec l’extérieur :
À coté de moi, un couple et leur fille (âgée d’une quinzaine d’années). Un détenu interrompt le parloir en venant demander, sur le ton de la rigolade, mais avec une certaine insistance, au mari (détenu) de lui « rendre les bouquins de cul ». La femme s’énerve : « Quoi ! Je viens au parloir et tu regardes ce genre de truc ! Non mais tu te fous de ma gueule ! C’est quoi ces conneries ? Parce que je te suffis pas ? » Son mari calme la situation en évoquant une « mauvaise blague ». (Journal, février 2002)

3. Les travailleurs sociaux et les bénévoles : l’intrusion de la charité
Barral (2004, 73) décrit ainsi une visiteuse de prison : « [elle] aime tant les histoires des autres, elle s’enrichit de récits à mille lieues de son chemin bien tracé et se passionne pour ce qu’elle appelle “des tranches de vie”. » Ma propre expérience corrobore cette description.
À l’accueil de la centrale de P***, tout est dans le titre : « Les amis de la centrale ». Je ne peux m’empêcher de demander aux deux bénévoles qui assurent un accueil pressant dans la salle d’attente, à l’intérieur de l’établissement : « Amis des détenus ? De l’Administration ? Des Familles ? » La réponse : « De tout le monde. »
On est obligé de passer par cette pièce, parfois d’y attendre une demi-heure d’être appelé. Certaines femmes de parloir et bénévoles se font la bise. Les bénévoles sont curieux : « Vous voyez le bout du tunnel ? » Il faut vite leur échapper, à moins de vouloir subir un interrogatoire en règle : durée de la peine, lieu de résidence, situation familiale, etc. A la sortie, faut encore repasser par leur local : « Le parloir s’est bien passé ? »
(Journal, mars 2001)
À la fois lors de ma propre expérience de bénévole dans une structure d’accueil des familles de détenus et lors de mes parloirs, j’ai souvent ressenti le véritable décalage entre les accueillants et les accueillis :
Ce midi, les bénévoles se pâmaient de la « compréhension et la gentillesse des surveillants », « des progrès en matière d’U.V.F. ». En fait, elles essayaient d’étouffer un « vent de colère » qui commence à souffler parmi les familles, à cause du manque d’intimité des parloirs et des sanctions qui pleuvent. Ça se tasse. Hier, leur maladresse était à son comble : elles parlaient d’un fait divers (le braquage d’une pharmacie qui a mal tourné) et des islamistes. J’avais envie de leur rappeler que nous, familles de détenus, venions justement voir « ces gens », parce qu’il n’y a pas que des innocents et des gentlemen-cambrioleurs en prison. (Journal, mai 2001)
Dans beaucoup d’établissements, existent des accueils pour les proches qui vont au parloir, tenus par des bénévoles. Certains d’entre eux sont dans la salle d’attente des familles, à l’extérieur des établissements, qui évitent donc aux proches d’attendre devant la porte. D’autres structures sont directement à l’intérieur de l’enceinte pénitentiaire et les familles y attendent d’être appelées une fois qu’elles ont déposé à l’accueil leurs papiers. Mais l’ambiance est loin de convenir à un certain nombre de femmes qui se rendent au parloir. Ainsi, la lettre ouverte (voir Annexes, doc. 9.c) adressée par Duszka (1990, 2000) au directeur de la maison centrale de Poissy (Yvelines), en novembre 2001, est révélatrice. Elle pointe un certain nombre de problèmes qui nous ont été évoqués dans les entretiens réalisés :
Elle évoque ce « dialogue proposé “à ceux qui le veulent” en dehors de toute confidentialité, donc de tout respect des personnes. » L’opposition entre ce « véritable moment de recueillement » qui se déroule avant le parloir et ces « papotages bcbg sont assez exaspérants », car « ces personnes échangent des propos sur leurs loisirs, leurs vacances etc. en complet décalage et même faisant insulte à notre vie de galère. » Elle estime que c’est « abuser de l’état de faiblesse des gens qui vivent l’incarcération d’un des leurs. C’est une intrusion insupportable ». D’ailleurs, le livre de Béranger (2000), membre de cette association « ne constitue-t-il pas, en soi, l’illustration qu‘on peut même tirer partie d’un état de faiblesse ? » Enfin, Duszka ajoute :
Ces messieurs-dames nous souhaitent « bon parloir » comme ils nous diraient « bon appétit ». Mais, si se nourrir est un acte normal et courant, aller au parloir est un acte anormal et douloureux. Car c’est un acte d’amour chronométré, dans la promiscuité, et qui se termine toujours par la déchirure de la séparation.
Nous retrouvons ici les différences, évoquées à propos de la démarche des femmes qui rencontrent des hommes incarcérés, entre celles qui se placent dans un rôle de rédemptrices et les « complices », plus ou moins révoltées contre le système. Ces dernières supportent mal le maternage des lieux d’accueil, et plus encore les idées qui y sont véhiculées. Certes la grande majorité des compagnes de détenus est plutôt satisfaite de ces lieux. Mais les critiques formulées permettent de mieux comprendre à la fois ces femmes et comment les bénévoles, et plus généralement l’Administration, considèrent que leur complainte et leur rédemption sont seuls légitimes.
L’ambiance se veut familiale. Mais pour moi, c’est étouffant. Les bénévoles font la bise aux femmes [compagnes de détenu], proposent des pique-niques... On se marre ! Moi, je viens voir mon mec, pas leur tronche ! Mais surtout, le problème, c’est leur curiosité que je ne supporte pas. J’ai eu quelques échanges, disons... enfin, des mots, quoi... Je n’aime pas qu’ils me demandent si le parloir s’est bien passé. Ils ne savent pas ce que c’est un parloir. Des fois, en sortant, j’ai envie de leur demander si leur après-midi s’est bien passé... En plus, souvent je les entends dire que tel maton est très sympa ou je ne sais quoi encore comme conneries... Ah si ! la dernière fois, ils parlaient des U.V.F., que c’était bien... Je voudrais les voir, eux, si on leur disait qu’ils ont 48 heures pour baiser, que c’est même pas dans leur lit et que tu dois tout faire ce que t’as pas pu faire pendant des années ! [...]Mais ils me font trop pitié, en fait... Sérieux, y a sans doute un problème de différences d’origines sociales, ou de choix personnels... (Adeline, compagne de détenu)

4. Le parloir et la sociabilité des familles de détenus
On observe des enjeux de domination entre les femmes se rendant régulièrement au parloir.
Les compagnes reproduisent, dehors, la hiérarchie [4] existant, dedans, entre les détenus : les « femmes de braqueurs » ne se mélangent pas aux « mères de pointeurs ». Si, pour ces dernières, la prison marque l’infamie de leurs fils, elle est souvent, pour les premières, la consécration du statut de « voyou ». Après tout, comme le dit un proverbe russe : « L’homme accompli doit avoir passé trois ans au collège, un an à l’université et deux ans en prison. » Le terme de « consécration » peut paraître exagéré : certains voyous considèrent néanmoins que « les vrais sont à l’intérieur ». A quoi une compagne de détenu rétorquait : « Les plus malins sont dehors, ici, c’est le rendez-vous des cons... » Du reste, le ministre de la Justice n’est-il pas parfois sarcastiquement surnommé par le personnel pénitentiaire le « Garde des Sots » ? Parler d’une « reproduction de la hiérarchie » n’est cependant que le schéma grossier d’une échelle bien plus subtile. C’est ainsi que Naïma, compagne, depuis six ans, d’un détenu incarcéré en centrale, explique :
Je fais gaffe à ne pas me prendre la tête avec les familles car on ne sait pas ce qui peut se passer en détention : un truc qui dehors se règle avec un coup de gueule, ici, ça va être gonflé : « Ta meuf à dit à la mienne... » Puis des insultes, et on ne sait pas comment ça se termine. J’ai compris ça au début quand une bonne femme s’arrangeait pour doubler dans la queue en attendant le parloir, et comme je faisais une réflexion, une femme m’a dit : « C’est comme dedans, ici, il y en a qui font la loi. Vous ne pourrez jamais rentrer avant ce groupe de cinq femmes. »
Au-delà de l’existence d’une « communauté de destin », les liens entre les familles de prisonniers seraient, à en croire Goffman (1975, 36), un phénomène logique :
Les personnes appartenant à une catégorie stigmatisée donnée ont tendance à se rassembler en petits groupes sociaux dont les membres proviennent tous de cette catégorie.
Les familles et les proches qui vont régulièrement au parloir, surtout dans les établissements pour peines, où les effectifs sont moins nombreux, finissent par se connaître, au moins de vue.
En outre, les liens des détenus entre eux amènent naturellement certains proches à sympathiser : on présente ses visiteurs aux codétenus avec qui on « tourne » (« marche ») dans la cour de promenade, avec qui on « fait gourbi » (« met en commun les ressources ») ou avec qui on partage la « gamelle » (« le repas »). Parfois, on passe une partie du temps de la visite avec l’un de ces codétenus et ses proches, contribuant ainsi au rapprochement des visiteurs. Il ne faut cependant pas considérer ceux-ci comme un groupe uniforme et solidaire. La diversité des milieux sociaux d’origine, le type de détenu visité, son rapport à l’Administration pénitentiaire, etc. marquent les différences entre les proches :
Quand elle [son amie] est venue au parloir, elle n’a pas du tout aimé le style des femmes qui viennent ici. Elle a vu qu’elles apportaient des sandwichs, du shit. Ça lui a pas plu du tout. (Pierre, maison centrale de Clairvaux)
Oh ! J’évite de leur parler aux bonnes femmes ! Y en a tellement qui sont frappées ! Regarde, c’était à F*** ! Y en a une qui arrive, habillée t’aurais vu comme ! Et prenant un air ! Et puis la voilà qui annonce qu’elle veut voir son mari, qu’elle est très occupée, qu’elle peut pas attendre ! Non mais ! Tu aurais dû voir comment elle s’est faite recevoir ! Merde alors ! Nous aussi on est occupées... (Emmanuelle, épouse de détenu)
Les fréquentations du détenu, à l’intérieur, déterminent souvent les fréquentations de la famille à l’extérieur, comme Danielle, épouse de détenu, l’explique :
A l’intérieur, il y a une hiérarchie. C’est pareil parmi les familles, les genres ne se mélangent pas. C’est subtil. Au parloir, je vois qui mon copain salue... Il me fait des commentaires : « Celui-là, c’est un mec bien... » Des fois, c’est l’inverse, il y a des petites tensions... Alors après, tu as une attitude plus ou moins amicale avec la famille... Une fois, j’avais une bonne femme en horreur, et puis mon copain m’a dit que son mec était vraiment bien... Depuis, je la salue, sans plus, mais bon... Pareil, à chaque fois que je sympathise avec une nana, je demande à F*** : « C’est qui son mec ? Tu le connais ? » Mais dans l’ensemble, on a rarement des surprises...
C’est réducteur de faire des compagnes de détenus des individus dont les intérêts, les valeurs, etc. sont trop peu communs pour constituer un groupe socialement identifiable. En revanche, du fait même des détenus et des rapports entre eux dedans, les proches sont relativement rétifs à établir, dehors, des liens entre eux. Cela explique sans doute l’échec relatif (en termes de mobilisation) d’un collectif comme le C.D.F.P.P.I. Beaucoup de femmes, en effet, pour éviter tout souci, ne parlent à personne lorsqu’elles se rendent au parloir :
Il m’a donné ordre (faudrait que tu mettes « ordre » entre guillemets !), et quand je dis ordre c’est encore plus qu’un ordre : dehors, je ne dois parler à personne. Car dedans, cela va créer des tensions, des conflits, et je ne viens pas au parloir pour cela ! Donc, je n’ai absolument aucun contact avec les familles, sauf celles qu’il me présente. J’ai interdiction (là aussi, faut des guillemets !) absolue aussi d’aller en ville me promener, ou bouffer, ou boire un coup avec les familles qui passent le week-end. Je reste seule et comme ça, pas d’emmerdes avec ces « putes » qui vont dire à leur mec qu’elles m’ont parlée, ou offert à boire, et eux vont immédiatement rapporter à mon ami que leur « femme » a fait ceci ou cela pour moi, que sa « nana » est restée un moment avec moi... Voilà. (Françoise, amie de détenu)
Certains problèmes, dus à la mauvaise organisation des parloirs, doivent directement être gérés par les détenus eux-mêmes, sans qu’aucune solution ne satisfasse tout le monde, ce qui ancre fréquemment des antagonismes entre les détenus et/ou entre les familles.
C’est vrai qu’entre les familles, il n’y a aucune intimité : c’est chiant quand on a un parloir familial et qu’il y a un couple juste à côté et que c’est chaud... Mais, moi même si ça me gêne, je ne dis rien, parce que le problème, c’est la Pénitentiaire, c’est pas le couple. Moi, ça m’a dégoûté... Disons plutôt que ça m’a carrément choqué, au début où je sortais avec F***, il y a eu un autre détenu qui lui a fait passer le message par un autre, enfin bref... comme quoi si on pouvait être plus discrets au parloir, parce qu’il était avec sa mère, et c’est un musulman, etc. Ça m’a trop boulé que le mec se plaigne à nous, au lieu d’écrire au directeur, comme quoi ses parloirs sont merdiques. En plus, ils ne sont pas aux normes, mais ça, c’est une autre histoire [5]. Autre truc dans la même série : ses collègues de travail (il travaillait comme auxi à la cuisine) se sont plaints comme quoi il ne venait pas bosser de 5 à 6 heures, parce qu’évidemment, on fait toujours durer le parloir au maximum... Plutôt que d’être solidaires... et non ! Sur ce coup là, c’est le maton qui était le plus compréhensif... En fait, c’était seulement de la jalousie, car ils auraient pu très bien s’organiser différemment pour le boulot...
Les proches de détenus sont rarement solidaires les uns des autres : beaucoup le découvrent, à leurs dépends, lors de leurs premiers parloirs. En fait, certaines différences sociales empêchent, comme à l’extérieur, d’ailleurs, une véritable union. Aurélie, compagne de détenu, décrit ainsi sa découverte des rapports entre « femmes de parloir » :
C’est un peu illusoire la solidarité entre familles. Au début, j’étais naïve. Et puis je me suis rendue compte qu’il y a des jalousies, selon ce que tu fais passer, par exemple. A S***, moi et ma copine, c’est vrai qu’on apportait plutôt le top à nos copains, tu vois... J’ai mis du temps à comprendre que ça nous excluait d’un certain nombre d’autres familles.
On remarque souvent un phénomène d’ignorances multiples : les autres sont « graves », malhonnêtes, apportent de la drogue et/ou se droguent. Cette ignorance s’ajoute à un désir de « distinction » des proches. Ainsi, Françoise, une amie de détenu, évoque en ces termes les autres visiteuses dans une centrale :
C’est aussi une réalité, à B***, il y avait des vraies putains (de profession) qui arrivaient en très belle voiture. Ce sont les seules qui ont une moralité droite, même si elles ont les lèvres gonflées par l’injection de je ne sais quel produit. Tu sais que certaines « tapins recyclées » (c’est une amie qui utilise cette expression... bon, ça veut dire des veut dire des « anciennes prostituées ») sont recrutées par petites annonces et alors vont voir les prisonniers, et bien sûr le pas beau monde, juste pour... et tu vois si je parle à une nana comme ça ? Mon ami me tord le cou !
Les familles ne sont pas dupes que cet état d’atomisation des « compagnes de détenu » : il est aussi le résultat du système carcéral, et incidemment, de la gestion par l’Administration des relations familiales des détenus. Parmi les proches de détenus, ceux qui ont une perception politique de la situation dépassent aussi plus facilement ces contradictions.
Je trouve qu’entre familles, il faut faire gaffe à ne pas se bouffer entre nous. Parce que la pénitentiaire a le jeu facile. A P***, c’est la course à la première arrivée pour faire la queue devant la porte... [Pour avoir la meilleure place ensuite dans le parloir.] Autre exemple : quand on dépose du linge ou des livres, ça retarde l’entrée des familles parce que c’est le même maton qui fait ça et qui accompagne la famille du portique jusqu’au parloir. Comme j’apporte presque toutes les semaines des bouquins et qu’il y a régulièrement des problèmes à cause de ça, les familles font parfois des remarques... ou du moins on sent l’impatience...
L’organisation des visites et l’existence ou non d’une structure d’accueil influencent également les liens qui peuvent s’établir entre les familles, comme Suzanne (compagne de détenu) le constate :
A P***, ce n’est pas du tout la même ambiance qu’à S***. Là bas, toutes les femmes mangeaient ensemble, il n’y avait pas cette compétition pour arriver la première. De toute façon, c’est comme à l’intérieur, il n’y a aucune solidarité entre femmes, et pas de solidarité entre détenus...
Les relations de copinage dépendent du détenu visité, de sa personnalité et de son comportement en détention. Les visiteurs n’ont, par exemple, évidemment pas les mêmes ressources à se lier d’amitié avec d’autres selon que le délit/crime du détenu qu’ils viennent voir. Dans les échanges qui se produisent, entre les femmes qui se rendent au parloir, on note un fréquent positionnement des unes aux autres selon le comportement du détenu en détention.
Aujourd’hui, ça discute grâces et remises de peine devant la porte de la centrale. Deux attitudes s’affrontent :
- Le mien, il a perpette ! Alors, tout ce tralala ne le concerne pas ! Et puis, vu son comportement, il toucherait rien...
- Mon mari, il a toujours eu le max. En douze ans de prison, pas un jour de mitard, pas un seul rapport. A chaque fois, on me le dit : “Il a un très bon comportement, votre mari. ”
- De toute façon, faut savoir ce qu’on veut... Je sais que mon mari ne se laisse pas faire. Je préfère qu’il fasse un peu plus de taule, mais qu’il puisse se regarder dans la glace.
(Journal, août 2001)
« Copiner » avec les surveillants, c’est assurément mal vu dans l’ethos des femmes de détenu, pourtant, comme tout tabou, on joue parfois à s’en approcher - sans doute pour vérifier, concrètement, son effectivité.
- T’as vu ? Il est pas mal le maton ! Mouais, il fait un boulot de con, mais il est mignon, hein ?
Le surveillant dont il est question réapparaît, un sandwich à la main.
- Bon appétit, Monsieur !
Les réaction des autres « copines de parloir » sont immédiates, entre fausse indignation et vraies plaisanteries :
- Alors ça ! Ce sera répété !
- Profite de ton hygiaphone, parce que quand ton mec saura ça...
- T’as pas honte ?
(Journal, sept. 2001)
Cette autre expérience dans une file d’attente, devant une maison d’arrêt, est tout aussi éloquente :
- Tiens, c’est « Belle gueule » qui fait les parloirs aujourd’hui...
- ???
- Tu savais pas que c’est le surnom du maton ?
(Journal, mars 2002)
A l’approche de la sortie, on remarque fréquemment que les liens se dénouent avec les « copines de parloir ». Ce phénomène ressemble au détachement des liens entre les personnes détenues. Essentiellement copines « de galère », le lien entre elles ne résiste guère à la disparition de cette expérience commune.
J*** a fait plus de dix ans de parloir, avec son fils, âgé de quelques mois lors de l’arrestation de son mari. C’est une habituée, toujours parmi les premières à attendre devant la porte de la centrale. Tout le monde la connaît. Cela fait une semaine que J*** sait que son mari sera dehors dans quelques mois. La décision du JAP est tombée. À chaque parloir, on sent qu’elle ne peut s’empêcher de demander aux autres : « Et le tien, il lui reste combien ? » Ses « copines de parloir » se rembrunissent. Dimanche, dans la file d’attente des « habituées », elle annonce : « Ça y est, c’est mon dernier parloir ! » La nouvelle ne suscite pas beaucoup d’émotion parmi les « copines » :
- J***, tu penseras à nous le week-end ?
(Journal, mai 2001)

D. LA SEXUALITE AU PARLOIR
Selon une enquête du GENEPI (ministère de la Justice, 1996), 26,5% des français pensent, à tort, que « les détenus condamnés sont autorisés à avoir des relations sexuelles avec leur femme ». Nonobstant leur interdiction, les rapports sexuels entre les détenus et leurs compagnes ne sont pas exceptionnels. La seule étude statistique réalisée sur la sexualité en prison estimait que 35% des détenus auraient (eu) des rapports sexuels avec leur épouse ou leur concubine, parmi les 81% de détenus ayant des parloirs (Monnereau, 1986).

1. Une sexualité interdite
Les rapports sexuels sont interdits en prison : ils constituent, pour le détenu, une faute du deuxième degré et sont susceptibles d’être qualifiés, pour le détenu et le visiteur, d’exhibition sexuelle (voir Première partie, p. 44). Ainsi, en région parisienne, en juillet 2003, un détenu comparaissait devant la commission disciplinaire de la maison d’arrêt où il était incarcéré depuis quelques mois pour avoir eu une relation sexuelle avec sa fiancée au parloir. Ils ont été sanctionné par deux mois de parloir avec dispositif de séparation (Le Parisien, 14 juillet 2003). Entre 1997 et 2001, selon l’Administration pénitentiaire, 33 à 38 000 sanctions ont été prononcées annuellement à l’encontre de détenus. Les fautes les plus courantes sont les menaces et insultes à l’égard du personnel pénitentiaire, ainsi que les violences entre détenus. Si les poursuites des comportements qualifiés d’indécents au parloir sont trop rares pour être recensées à part, elles sont pourtant courantes. En 2001, la sanction de parloir avec séparation a été prononcée 850 fois (dont 632 en maison d’arrêt, 205 en centre de détention et 13 en centrale). La crainte d’une sanction peut donc être efficace.
Le sexe, c’est dur... [Il rit, gêné.] Oui, j’en ai parlé avec ma copine. Une fois, c’est elle qui est venue avec un préservatif au parloir. Mais j’ai refusé. J’avais peur des surveillants. Certains ont des rapports sexuels. C’est pas que ça m’intéresse pas... Si, ça m’intéresse, mais j’ai pas envie de me faire prendre. (Nordine, centre de détention de Bapaume)
La possibilité d’une sexualité au parloir est le résultat d’un rapport de forces entre les détenus et l’Administration. Certains surveillants estiment certes, à l’instar de Mathieu Daugreilh, délégué UFAP, que « le parloir est un espace public, les relations sexuelles sont assimilables à un attentat à la pudeur » (Le Parisien, 14 juillet 2003). Toutefois, en échange de la tranquillité qu’ils accordent aux couples lors des parloirs, les surveillants, notamment dans les centrales, espèrent obtenir le calme en détention.
La tolérance [des surveillants à la sexualité des détenus] est généralement toute relative, et fonction des rapports de force dans lesquels est pris le personnel de surveillance, tant vis-à-vis des prisonnier-e-s que de la hiérarchie. (Welzer-Lang, Faure, Mathieu, 1996, 66)
Dans un des établissements visités, la direction nous avait exprimé sa volonté de « reprise en main des parloirs ». Celle-ci n’est sans doute pas étrangère à la mutinerie (entraînant l’insalubrité de la moitié de la détention durant un an) qui s’y est déroulée quelques jours après notre venue. Nous avions effectivement noté l’explosif conflit, entre la direction, les surveillants et les détenus, de la sexualité au parloir. Ce genre de situation n’est pas rare, comme l’illustrent les incidents qui se sont produits, en 2001, à la maison centrale de Lannemezan (Hautes-Pyrénées). La direction avait, en effet, décidé d’empêcher les rapports sexuels, en interdisant aux détenus d’installer, sommairement, avec des chaises et des vêtements, un semblant d’intimité pendant les parloirs (La Dépêche du Midi, 2 avril 2001). Philippe Maurice (2001, 227) synthétise d’ailleurs bien les enjeux de tels rapports :
À Saint-Maur, l’Administration respectait un principe simple, en 1985-1987 du moins, les visiteurs et les détenus faisaient ce qu’ils voulaient tant que cela ne portait pas atteinte à la sécurité. Nous pouvions donc faire l’amour, tranquillement, sans être dérangés, dissimulés derrière des cloisons en bois. Le personnel gagnait en tranquillité, car un homme qui demeure sexuellement sevré développe en lui une agressivité qu’il ne peut ou ne sait pas forcément canaliser. Tous ceux qui avaient des amies, lorsqu’ils sortaient des parloirs, planaient sur un petit nuage et se débarrassaient ainsi de ce trop plein d’énergie.
La sexualité, au parloir, n’est donc pas soumise à un régime uniforme : relative indifférence ici, mais ailleurs les relations sexuelles sont signalées et arrêtées, voire sanctionnées. D’une façon générale, les prévenus sont davantage condamnés à la privation sexuelle que les condamnés, ceux-ci étant, dans les établissements pour peines, plus susceptibles d’avoir des parloirs relativement intimes. Comme le résume Stéphane (ex-détenu) : « En maison d’arrêt, c’est du vite fait, c’est bestial. C’est pas un truc qui m’intéressait. » Dans les établissements pour peines, l’atténuation de la surveillance du personnel est compensée par la présence plus prégnante des autres détenus et de leurs proches. Les enfants, notamment en bas âge, ont tendance à se déplacer entre les box, alors qu’en maison d’arrêt, ils ne peuvent sortir de la cabine. Au cours de mes propres parloirs, spectatrice ou de témoin involontaire de l’intimité des uns et des autres, j’étais, à mon corps défendant, convoquée à mon travail de sociologue.
Toujours des interférences de conversations avec le parloir hygiaphone qui est à côté. La dernière fois, j’avais entendu V*** dire à son mari : « Remets ton pantalon, tu m’excites ! » Aujourd’hui, elle me dit : « T’as rien remarqué quand tu es passée ? Parce que j’avais ouvert ma chemise, j’étais toute conne à essayer de la remettre ! Heureusement que c’est pas un maton qui s’était pointé à ce moment là ! » (Journal, sept. 2001)

2. Ceux qui ont des rapports sexuels au parloir... et les autres
La possibilité d’avoir des rapports sexuels au parloir dépend également de la capacité des détenus à s’organiser, notamment en laissant, tacitement, aux couples les endroits les plus intimes du parloir. Comme le raconte un détenu, des arrangements existent : « Avant, dans la salle des parloirs, on mettait des tables pour cacher le “coin d’amour”, c’était une forme de solidarité... » Cependant, beaucoup de détenus évoquent le problème posé par la présence d’enfants au parloir : « J’ai eu des vrais rapports ici... J’avais des parloirs illimités. Ça se passait plutôt à la fin, quand y a plus de gamins qui traînent. »
À V***, tu vois les nanas en pantalon le matin, en jupe longue l’après-midi, donc nous, on leur laisse les places du fond. A M***, on leur laissait l’endroit de la salle qui est parait-il inaccessible pour les caméras de surveillance... (Françoise, amie de détenu)
À P***, il n’y a qu’une seule place où il n’y a aucune caméra pour mater. Alors, quand on l’occupe depuis un petit bout de temps et qu’on voit un couple qui attend, on lui laisse. Enfin... C’est les mêmes qui se laissent la place... (Adeline, compagne de détenu)
Formellement interdis, mais tolérés, les rapports sexuels au parloir sont donc l’objet de dissimulations par les intéressés et d’un aveuglement de l’Administration. L’hypocrisie autour de la question de la sexualité est d’autant plus insupportable aux détenus et à leurs proches que les préservatifs sont en libre disposition en détention (depuis la circulaire du 5 décembre 1996).
Cette politique est très mal comprise par les détenus et leurs proches, qui ont l’impression qu’on encourage l’homosexualité au détriment d’une sexualité « normale ». Du reste, argumentant de l’interdiction formelle des rapports sexuels au parloir, l’Administration prive les personnes concernées d’une véritable politique de réduction des risques. Sylvie, compagne de détenu, souligne l’absurdité de la situation :
Ils se foutent de nous avec l’histoire des capotes [leur libre accès] : vous voyez le mec aller demander au toubib des capotes en prévision du parloir ? Mais surtout, le gars, il se fait fouiller... Et puis une fois utilisée, vous en faites quoi de la capote ? Vous la laissez sur la table ?
Les rares analyses de la sexualité des personnes incarcérées ont longtemps été d’inspiration freudienne. Le psychologisme permet tous les stéréotypes et les simplifications. Ainsi, Perrin (1985), prolongeant le lieu commun de l’analyse psychologique de la délinquance comme refus de la frustration, explique le refus de certains détenus de concevoir jusqu’à des caresses comme une protection à l’égard d’une frustration éventuelle :
Certains vont même jusqu’à refuser le contact avec l’autre, sa femme, car si l’acte sexuel est interdit, il vaut mieux alors aller jusqu’à se refuser de désirer. Rapport interdit signifiant désir interdit. C’est dire leur refus de frustration. (Ibid., 85)
Toutefois, les raisons de n’avoir pas de relations sexuelles au parloir peuvent être nombreuses et dépendre également du partenaire. Ainsi, certains détenus évoquent le respect pour leur compagne ou pour leur épouse (vis-à-vis du personnel de surveillance), d’autres l’obstacle que constitue sa timidité.
J’ai eu des vrais rapports ici... [...] Mais c’est pas faire l’amour, c’est juste tirer un coup. En plus, t’as honte à la fin de ne pas donner du plaisir à ta compagne. Et les cris, vaut mieux éviter. (Anonyme, détenu)
J’ai une autre copine qui vient de temps en temps... On a des rapports intimes... ça lui convient, moi, ça me convient... Mais c’est pas pareil qu’avec ma petite amie. Elle, elle viendra pas en prison pour moi... Je ne veux pas qu’elle fasse ça. Une femme qui vient en jupe en prison, on sait tous ce que ça veut dire. Mes sœurs, je leur dis de ne pas venir en jupes quand elles viennent au parloir. Cette copine, je l’oblige pas ! Elle vient une fois ou deux par mois, on a des rapports sexuels... En fait, je la connais pas trop... C’est l’amie d’une amie d’un pote à moi qui est aussi en prison. Elle est venue au parloir, on s’est bien entendu, y a eu un feeling... On s’entend bien. Mais je crois pas que dehors je la reverrais, ou juste comme ça... (anonyme, détenu)
Les surveillants, au parloir, je les vois plus... mais j’ai une femme très pudique. C’est un peu gênant d’embrasser votre femme et qui y en ait un qui vous regarde. Alors c’est plutôt un amour platonique. Faut le savoir. C’est parti comme ça, et pour longtemps... [...] La sexualité, ça ne manque pas... Faut se faire une raison. [...] Jamais il nous est venu l’idée d’avoir des relations sexuelles ici. Vous avez vu le lieu ? Ma femme se cognerait la tête au plafond ! C’est comme les bébés conçus au parloir : est-ce que vous croyez que c’est un lieu pour faire ça ? Bien sûr qu’on a des attirances, mais faut quand même se dominer. (Guy, centre de détention de Bapaume)
Certes, certains détenus et leurs proches jugent sévèrement ceux et celles qui ont des rapports sexuels au parloir. Mais, plus souvent, ils considèrent que « ce n’est pas pour eux », tout en admettant la légitimité de ceux et celles qui choisissent d’en avoir.
Au parloir, on a des gestes tendres, mais on ne va pas plus loin. Sinon, on a un rapport, et 45 jours de mitard... De toute façon, mon mari, il me dit : « On verra quand on sera chez nous. » Mais c’est pas un sujet qu’on évoque trop... C’est vrai que ça arrive qu’on entende du bruit dans le box d’à côté... En plus, moi, on m’a enlevé tout à l’intérieur... Alors, vous comprenez, ce n’est pas comme une femme qui a ses règles... C’est vrai, c’est un peu tabou, d’autres sont peut-être excitées, mais pas moi. (Lucette, centre de détention de Bapaume)
Il y en a qui essaient de faire des choses, mais nous, on a pas envie de faire ça devant n’importe qui... Et puis, ceux qui se font prendre, c’est le rapport, le prétoire et le mitard, alors j’vois pas l’intérêt. En plus, nous, on est déjà d’un certain âge, mais je comprends les petites jeunes... (Christiane, centre de détention de Bapaume)
Certains considèrent comme indigne d’eux-mêmes d’avoir des rapports sexuels au parloir. Très fermement, Danielle (centre de détention de Bapaume), déclare : « Un parloir, ce n’est pas un baisodrome ! Ce n’est pas qu’on n’en a pas envie, mais... »
Au parloir, on a des gestes tendres. Mais pas de rapports sexuels... Non, on aurait honte. On peut pas... Ça va trop vite, une demi-heure... Ça manque, mais on verra plus tard. Ma copine ne m’en parle pas trop, mais une fois, elle m’a dit : « Ça me manque quand tu dormais à côté de moi... » (Jean-Marc, maison d’arrêt de Pau)
La sexualité, dans beaucoup d’établissements, est considérée comme réservée à certains : à ceux qui connaissent les « trucs » (où se placer au parloir, par exemple) et dont le statut, en détention, ne disqualifie pas (détenu dont les parloirs font l’objet d’une surveillance renforcée ou qui est évincé des réseaux d’accommodements entre pairs). D’autre part, l’âge peut être un facteur d’exclusion de l’accès à la sexualité au parloir, comme dans le cas de Gérard, âgé de 56 ans, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau :
J’ai entendu des gus se vanter d’avoir des rapports sexuels au parloir. Mais ça ne me regarde pas. Il paraît même que certains disent à leur femme de venir en string... Moi, comment ? Faire ça dans une prison ? Mais je ne ferais jamais ça dans une prison... Même dans leurs U.V.F. ! Si c’est Claudia Schiffer, peut-être... mais même ! [Il rit.] Déjà, on n’est pas porté sur ces choses-là avec ma femme. On n’en a jamais discuté en couple, et encore moins depuis que je suis en prison. Je crois d’ailleurs que c’est un tort... Mais c’est les jeunes qui en parlent...
Les détenus, comme leurs proches, évoquent souvent un véritable apprentissage de la sexualité au parloir : on ne s’en croit d’abord pas capable, puis on y arrive. Finalement, à cela comme au reste, on s’habitue. Comme dans le cas de l’apprentissage de pratiques « déviantes » (Becker, 1985), on finit par faire ce que l’on jugeait « indigne » :
A la maison centrale de P***, le parloir est un espace de type « aménagé », sans aucune intimité, non seulement entre les familles, mais également du fait de la présence des surveillant(e)s et de la surveillance vidéo. [...] Je croyais que je serais incapable de gestes tendres, intimes dans les conditions de ce parloir. Mais on oublie très vite... Je crois que dès le deuxième ou troisième parloir, on a failli faire l’amour comme ça... En fait, les matons nous voyaient carrément, et ils sont venus nous dire de nous calmer... C’est là que j’ai réalisé jusqu’où on était allé ! (Adeline, compagne de détenu)
Une fois, c’était marrant à S***, il y a une femme qui venait voir un détenu, et qui m’a sorti comme ça : « Il y a quand même des couples qui exagèrent. » Ils ont dû commencer à sortir ensemble quelques semaines plus tard, et là, elle a compris ! [Elle rit.] (Sandrine, compagne de détenu)
Beaucoup de détenus et leurs proches évoquent les problèmes engendrés par la promiscuité dans les parloirs. Des familles, des enfants et des couples se retrouvent dans ces espaces réduits : les activités sexuelles de ces derniers gênent quelquefois les premières. La responsabilité de cette situation incombe toutefois principalement à l’Administration pénitentiaire. Celle-ci interdit en effet régulièrement les arrangements trouvés par les détenus, comme l’évoque Naïma, une compagne de détenu :
À C***, nos mecs descendent avec des draps, c’est tranquille. Mais
l’Administration, elle ne fait aucun effort. L’autre jour, comme il y a deux salles, on voulait que les familles se mettent dans une salle, et les couples dans l’autre. Eh ben, c’est eux qui n’ont pas voulu.
La gêne causée aux autres familles par ceux qui ont, au parloir, des rapports sexuels est un argument puissant en faveur de l’aménagement des Unités de Vie Familiale. Ainsi, Ronan (maison centrale de Clairvaux), qui ne reçoit de visites que de proches parents, approuve le projet, uniquement dans l’intérêt de ses propres parloirs : « Les U.V.F. ce serait très bien, c’est sans doute un beau projet. Maintenant, les familles se voient, il y a des bruits, des soupirs... Ça coupe la conversation. »
On a des rapports sexuels au parloir. Je dirais que ce sont des relations. C’est pas vraiment « faire l’amour ». Quand je serais enfin libre, je ferais enfin l’amour. Ici, il y a des bruits tout autour. Même si on arrive à se faire une bulle, il y a toujours ce petit truc qui fait que ce n’est pas vraiment l’intimité... (anonyme, détenu)
Le sexe, ça manque, et c’est aussi dur pour les deux. Il a voulu, mais ça me bloque, même si les surveillantes sont ok... On attendra la période des parloirs intimes... Je ne veux pas aller à Rennes à cause des enfants, mais j’ai peur de perdre mon mari à cause de l’absence de rapports... (Dany, centre de détention de Bapaume)

3. Une sexualité honteuse ?
La possibilité d’une sexualité au parloir, par son caractère furtif et secret, alimente paradoxalement la frustration sexuelle des partenaires. Foncièrement insatisfaisante, la sexualité au parloir est source de honte : la plupart des personnes ont l’impression de « ne pas avoir pu se retenir ».
Sincèrement, on a déjà eu des pénétrations au parloir... Ça s’est passé naturellement, elle est venue en jupe, en jupe longue. Elle était gênée, moi aussi j’étais gêné, je trouvais ça un peu dégueulasse... (Jean-François, maison d’arrêt des Baumettes)
On a attendu deux ans avant d’avoir des rapports sexuels au parloir. Faut être dans le bon coin, être bien avec les surveillants... Ils font semblant de pas voir, ils mettent pas de rapport. Y en a, ça les dérange pas, y font ça n’importe où... [...] Ils parlent que de sexe ici. Moi, je raconte pas ce que j’ai fait au parloir. Eux, ils dévoilent tout. D’ailleurs, c’est en les entendant parler que j’ai appris que c’était faisable au parloir... (Georges, maison d’arrêt des Baumettes)
C’est extrêmement marginalement que la surveillance et la répression de la sexualité sont considérées comme excitantes. Le témoignage, recueilli par Monnereau (1986, 101-102), d’un détenu, Gérard D., est bien exceptionnel :
Maintenant avec les parloirs libres, c’est un peu moins excitant, car nous sommes dans une grande pièce où il y a des enfants, des surveillants qui nous observent, des caméras qui espionnent. Ça nous oblige à nous tenir tranquilles... Parfois, je lui dis de ne pas mettre de soutien-gorge ou de slip la fois d’après... Et cela m’excite de savoir qu’elle est nue et que nous sommes les seuls à partager ce secret...
Pratique interdite et taboue, la sexualité au parloir ne se dit pas facilement lors d’un entretien avec autrui. Ma propre expérience du parloir a sans doute, parfois, facilité les confidences.
Néanmoins, même si « on savait que je savais », parler de sexualité n’est jamais simple, d’autant qu’en prison, les expériences sont très variées et assimilées à des arrangements. Ceux-ci sont souvent tus à ceux qui n’en bénéficient pas. C’est donc certainement dans les établissements pour peines, où les pratiques y sont plus banales, que le « copinage » entre les femmes permet généralement d’aborder davantage ce sujet :
Il fait froid ce midi, à attendre devant la porte de la prison. On s’abrite à l’arrêt de bus, en face, en surveillant, du coin de l’œil, la porte (comme si c’était arrivée qu’elle s’ouvre en avance !). Une « copine » arrive et lance au petit groupe qui grelotte déjà : « Eh ! Les copines, il va falloir penser à sortir les bas ! » Suit une conversation sur les diverses options : chaussettes et bottes, dim-up... Rires complices... (Journal, sept. 2001)
Dans les établissements pour peines, lorsque sévit une répression de la sexualité au parloir celle-ci peut alors être banalisée car chacun est mis devant la réalité de son existence :
Aujourd’hui, dernier jour où V*** a parloir avec hygiaphone. Cela fait trois mois qu’elle voit son mari derrière la vitre : c’est ici le « tarif » lorsqu’un couple a un « comportement indécent ». Dans la file d’attente, V*** se fait vanner par les copines, mais elle n’est pas la dernière à plaisanter : « Et les copines, la semaine prochaine, pensez aux boules quiès, ce sera mon premier parloir sans hygiaphone ! »
Demain, c’est l’anniversaire de son mari. Les copines s’y mettent : « Pour le dernier, ils peuvent faire un effort, t’as qu’à demander... » Chacune y va de son conseil : « Demande à parler au bricard [surveillant gradé], le vieux, il est plutôt cool... » Les boutades continuent : « Vas-y, déboutonne un peu plus ta chemise... » Avant que la porte s’ouvre, elle chantonne, en rigolant : « Déshabillez- moi... »
Une demi-heure plus tard, je croise V***, séparée de son mari par l’hygiaphone. L’opération-séduction du surveillant n’a pas réussi : « Le fils de pute ! Y avait pas moyen ! »
(Journal, août 2001)
On raconte souvent, parmi les femmes qui rendent visite régulièrement à leur conjoint incarcéré, l’histoire de « l’une » qui serait « partie » avec un surveillant. Cette histoire, jamais vérifiée, est néanmoins révélatrice du rapport de séduction - répulsion qui structure le rapport aux surveillants. On se distingue des détenus (« on est innocents, nous ! »), on se compare aux surveillants (« moi aussi je suis fonctionnaire ! »), mais définitivement, « on ne mélange pas les torchons et les serviettes » ( Naïma, compagne de détenu).

[1] Dans le langage carcéral, on « a » parloir : le possède-t-on (en jouit-on) si peu qu’il faille en insinuer sa propriété ?

[2] « Accepter de s’y habituer » signifierait accepter la détention, s’en complaire

[3] Une minorité d’établissements est dotée de structures de garde des enfants dont le(s) parent(s) se rend(ent) au parloir. Voir Première partie, p.71

[4] L’appellation des visiteurs par les noms de famille des détenus n’arrange évidemment rien...

[5] Sur la fréquente non-conformité des parloirs aux normes prescrites, voir Première partie, p. 41