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33 Deuils irréels, deuils impossibles

Publié le lundi 19 novembre 2007 | http://prison.rezo.net/33-deuils-irreels-deuils/

TROISIEME CHAPITRE :
DEUILS IRREELS, DEUILS IMPOSSIBLES

« Le prêtre croit me réconforter en me disant que notre bon Jésus aussi mourut innocent sur la croix, mais je lui ai dit : " Je mourrais volontiers si je pouvais comme lui ressusciter trois jours après ! " Ne vous semble-t-il pas que j’ai raison ? »
Anonyme, Vivent les voleurs !, Paris, éd. Allia, 2002, p. 32.

Chaque année, l’Administration pénitentiaire fait ses comptes. En 2003, parmi les incidents en détention, elle a relevé 18 évasions, 36 tentatives d’évasion, 570 agressions contre le personnel et 120 suicides, (Administration pénitentiaire, 2004b, 6). Parmi les « sorties », quelques deux cent décès sont comptabilisés en moyenne (223 en 2000, 224 en 2001). Ce chiffre rend compte des suicides (plus de la moitié), des morts dites « naturelles » et de celles qui sont qualifiées de « violentes » (dues à des codétenus ou à des surveillants). Ceux qui décèdent à l’extérieur (notamment dans les services d’urgence) et/ou dans les quelques jours qui suivent leur sortie ne sont pas comptabilisés.
Bien que ces décès demeurent exceptionnels, la plupart des détenu(e)s ont connu, un jour, le calme brutal de la détention à l’annonce d’un suicide, l’évacuation des coursives au passage du corps et, surtout, le silence qui entoure ce décès. Un accompagnement psychologique est prévu pour le personnel (circulaire du 29 mai 1998). Or les proches et les codétenu(e)s ne bénéficient d’aucune prise en charge. Cette anormalité a été récemment soulignée dans le Rapport d’évaluation de l’organisation des soins aux détenus (2001), rédigé conjointement par l’Inspection Générale des Services Judiciaires (I.G.S.J.) et l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS). Il était rappelé que si « le soutien aux personnels est nécessaire après un suicide », « de la même manière les codétenus doivent pouvoir bénéficier d’un soutien psychologique adapté ».
Plus fréquemment encore, les personnes incarcérées sont confrontées, au cours de leur peine, surtout si elle est longue, à la perte d’un proche. Les moments dramatiques de l’existence (deuil, incarcération) sont révélateurs des liens sociaux et actualisent la solidarité. Or au-delà de la disparition de la personne et de la réorganisation de la famille qui en découle, le deuil va participer au sens donné, a posteriori, à la relation.
L’humanité est liée aux rituels mortuaires : l’existence de rites funéraires chez les animaux nous trouble et, en temps de guerre, l’anathème est facilement lancé aux ennemis qui n’enterreraient « même pas » leurs morts. D’ailleurs, Créon est devenu la figure classique du « barbare » en interdisant à Antigone d’accomplir les rites funéraires dus à la dépouille de son frère, Polynice. L’exclusion des détenus des rituels de deuils indique, symboliquement et violemment, leur rejet hors de l’humanité. Leur inaccessibilité au deuil implique une emprise carcérale signifiant autant « faire mourir » que « laisser mourir ».

A. LE DEUIL DEDANS D’UN PROCHE
Il n’y a pas une « bonne manière » de faire un deuil. Toutefois, la possibilité de participer aux rites funéraires aide souvent l’endeuillé, ce que reconnaît d’ailleurs la législation. Lors d’un décès, le détenu peut en effet demander au juge de l’application des peines une permission de sortir (de trois jours maximum) s’il est condamné à une peine de moins de cinq ans ou s’il a déjà exécuté la moitié d’une peine plus longue. Il peut également demander une sortie exceptionnelle, sous escorte de policiers, de gendarmes ou de surveillants. Ceux-ci peuvent éventuellement être dispensés du port de l’uniforme. Hugues, ex-détenu, a bénéficié d’une telle sortie lors des funérailles de sa mère :
Ma mère est morte quand j’étais en prison... Ils m’ont donné une perm, heureusement ! Mais c’était trop bizarre. Déjà, toute la famille elle me regardait comme si c’était moi qu’avait tué ma mère... Et puis c’était super speed parce qu’ils ont tout fait pour ne pas me voir à l’enterrement. Je suis sorti, vite fait aller à l’appartement pour trouver mon costard, après je suis arrivé à l’église, j’ai pu taper mon chagrin près du cercueil, et voilà, fallait déjà que je rentre à la prison...
La sortie sous escorte est systématiquement refusée quand le proche décède à l’étranger, ce qui arrive souvent aux détenus étrangers et/ou nés à l’étranger. Nous avons rencontré de nombreuses personnes confrontées à cette situation, notamment des Nord-Africains. Le décès se produit parfois loin de la France : Dennis (maison centrale de Clairvaux), dont la grand-mère nourricière est décédée au Surinam, n’imaginait donc pas assister à ses funérailles. Cette impossibilité est bien moins admise si le décès se produit dans un pays limitrophe de la France et s’il s’agit de la seule personne survivante de la famille (donc du dernier lien) - comme dans le cas, rapporté par Yvon (maison centrale de Clairvaux) :
Ma tante est décédée en 2000 quand j’étais à la centrale de E***. Depuis, la famille, c’est fini. [...] C’est un éducateur qui me l’a annoncé, comme il faut l’annoncer. C’est très correct. Mais j’ai pas pu aller à l’enterrement. C’était pas possible, c’était à l’étranger. C’est dur.
Il semblerait que l’Administration puisse réclamer au détenu les frais d’une sortie sous escorte. Son montant aurait empêché Jean-Rémi (centre de détention de Caen) de bénéficier d’une telle sortie lors du de la disparition de son père :
Lorsque mon père est décédé, ça faisait longtemps que je n’avais plus de contacts, mais j’ai voulu aller à son enterrement. Et là, j’ai appris que l’escorte du G.I.G.N., c’était à moi de la payer. Puisque dans les textes, on ne peut pas refuser à un détenu d’aller à l’enterrement d’un proche...
D’ailleurs, la sortie sous escorte n’est pas attribuée systématiquement en cas de décès d’un proche. Ce refus est souvent difficilement admis par le détenu (et son entourage). Perego (1990, 26), qui n’a ainsi pas pu assister à l’enterrement de son père, évoque la douleur, mêlée à la rage, ressentis alors :
A ma douleur se mêlaient des accès de haine envers ce juge qui avait assouvi je ne sais quelle animosité. Pourquoi avait-il refusé à mon père cette dernière volonté ? Au nom de quoi avait-il puni cet homme dont la vie avait été un modèle d’abnégation et d’intégrité ? Avait-il éprouvé du plaisir en signifiant son refus ? Mais pourquoi, pourquoi ?
Les détenus soulignent souvent l’importance de la personne qui annonce le décès : simple surveillant, gradé (voire directeur) ou Conseiller d’Insertion et de Probation (CIP). La personne choisie (son grade, son éventuel lien personnel qu’il entretient avec le détenu) pour annoncer le décès signale plus ou moins d’égards pour l’endeuillé. Les précautions ne sont cependant pas toujours prises pour que les circonstances de l’annonce manifestent le respect indispensable à ce genre de situation, comme le raconte Valéry, incarcérée au centre de détention de Bapaume :
Quand mon grand-père est décédé, il y a deux ans, c’est un gradé qui est venu me l’annoncer brutalement. Je n’ai pas voulu qu’il y ait des larmes, des cris dans ma cellule... pas devant eux. Mais après, j’ai fait une dépression, je ne voulais plus manger. Ma famille a tout fait pour que j’aille à l’enterrement.
Lorsque la sortie sous escorte est accordée, beaucoup de détenus estiment que le comportement des policiers ou des surveillants manque de respect et/ou de discrétion. Château, membre de l’Association Française des Magistrats Instructeurs, reconnaissait, lors de son audition par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les prisons (Mermaz, Floch, 2000), que les sorties ne satisfont souvent pas les exigences légitimes des personnes détenues. Sachant comment se déroulent généralement les sorties sous escorte, Georges (centre de détention de Caen) a ainsi préféré ne pas assister à l’enterrement de sa compagne : « Je suis pas allé à son enterrement... Si c’est pour aller à un enterrement avec des menottes... » Les témoignages abondent sur les conditions dans lesquelles les détenus sont amenés aux obsèques d’un proche, comme celui de Gaël Roblin, détaillant les vexations subies lors des funérailles de son père, après avoir effectué, menotté, 400 kilomètre en fourgon cellulaire (Bulletin A.B.C./C.N.A., janvier 2004, 57). D’ailleurs, à l’évocation du décès d’un proche, beaucoup de détenus parlent davantage de l’irrespect de l’Administration pour leur douleur que de celle-ci. Dominique, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, raconte ainsi :
Ma mère est morte pendant que j’étais détenu. Je ne lui avais jamais dit que j’étais détenu. C’était pour la protéger... Une assistante sociale me l’a annoncé froid. C’était très brutal. J’ai eu une sortie, mais trop tard. Quand on est arrivé, l’enterrement était fini, il n’y avait plus personne. Ils sont rentrés avec le fourgon dans le cimetière. Le respect, ils l’ont pas eu. Je suis resté que cinq minutes sur la tombe, j’étais écœuré.
Lorsque nous avons interrogé Faouzi, incarcéré depuis dix-neuf ans, actuellement à la centrale de Clairvaux, son père était décédé trois mois auparavant. Il évoque ainsi ce deuil et l’attitude de la direction :
C’est pas si difficile. Ça faisait dix-huit ans que je ne l’avais pas vu. Il ne voulait pas venir au parloir. Il n’acceptait ni les faits, ni la détention. J’ai demandé une extraction. Mais je suis arrivé huit heures après sa mort. J’ai embrassé un cadavre. [...] Quand je suis revenu, la Directrice m’a demandé : « Alors, vous êtes content ? » Comme si je pouvais être content ! Elle voulait me montrer que c’était grâce à elle que j’étais sorti... Elle est vraiment folle cette femme de me demander si je suis « content » alors que mon père vient de mourir...
La disparition d’un proche est un sujet d’angoisse pour les condamnés à de longues peines.
Ils savent qu’ils seront probablement, au cours de leur détention, confrontés à un deuil :
Ça m’est arrivé. Y a pas longtemps, une crise d’angoisse... Hop, je rentrais en cellule, et j’ai cru que ma mère était morte. Je sais pas pourquoi. Mais j’étais sûre qu’elle était morte... (Jean, maison centrale de Clairvaux)
Ce qui me fait flipper, la pire des choses, ce serait que ma mère meurt quand je suis en prison. J’appréhende de perdre quelqu’un quand je suis à l’intérieur, pas pouvoir l’accompagner. (Dominique, centre de détention de Bapaume)
Sans doute que ceux ayant déjà perdu un proche sont davantage angoissés, car ils connaissent la façon dont l’Administration et la Justice traitent alors les détenus. C’est le cas de Saïd, incarcéré à la maison d’arrêt des Baumettes :
J’ai laissé mon père, il gambadait... On l’a achevé à petit feu, et quand je l’ai revu, il est arrivé avec une cane... Je l’ai pas vu pendant les deux années précédant sa mort. Ma mère et mes frangines m’ont caché des choses... En plus, ils ont manqué de respect en me l’annonçant. J’étais au premier étage, et le Surveillant Chef m’a crié du rez-de-chaussée que ma permission sous escorte pour mon père était refusée... Je ne savais même pas qu’il était mort. On gamberge ici. On se rend compte que les parents sont pas éternels. Ici, on y pense beaucoup plus, c’est comme des flashs... J’ai peur pour ma mère, par moments, ça me fait flipper.
À la crainte de la disparition d’un proche, s’ajoute souvent celle d’un refus d’une permission de sortir, puisqu’elle n’est pas automatique. Yannick (centrale de Clairvaux), par exemple, exprime cette crainte :
- Leur décès, j’ai peur que ça se passe mal. Je sais qu’ils mourront sans doute pendant que je serais en prison. Mais comment je vais réagir ? Je ne sais pas. Si l’A.P. refuse que j’aille sur leur tombe, ça va saigner grave...
- Comment cela ?
- Je peux me mettre gravement en colère. Je suis quelqu’un de très calme, mais faut pas m’énerver.
L’angoisse de perdre un proche se nourrit certainement de la culpabilité de beaucoup de détenus concernant la dégradation de l’état de santé de leur proche ou leur consommation d’alcool et/ou de stupéfiants. Certains attribuent même la responsabilité du décès d’un de leurs proches à leur incarcération. Ainsi, Michel (centre de détention de Caen), en évoquant le décès de son père, dit : « Quand il est mort, ce qui m’a fait le plus peur, c’est que ce soit ma condamnation qui l’ait choqué... » A l’inverse, dans des contextes familiaux très difficiles (notamment lorsque l’enfance a été marquée par un inceste), le décès d’un proche peut susciter le soulagement. Ainsi, Patrice, détenu à Bapaume, déclare abruptement : « Mon père était toujours cavé [saoul], il m’a violé, moi et ma sœur. C’est pour ça que j’aurais préféré le tuer moi même. C’est un truc qui m’aurait soulagé. » La suite de l’entretien reste dans le ton :
- Vos parents sont donc décédés...
- Décédés, c’est un mot qui n’existe pas. Pour moi, c’est « crevés »... Moi, sur leur tombe, la dernière fois, j’ai pissé. Ma famille, elle m’en veut pour ça. En plus, une autre fois, j’avais mis le feu, alors faut pas m’en parler !
Les drames qui ont marqué l’adolescence de Mounia (détenue au centre de détention de Bapaume) expliquent la violence de ses propos, très proches de ceux de Patrice : ses frères lui ont fait subir des violences sexuelles, particulièrement dramatiques. Elle évoque ainsi le sort de l’un de ses frères :
L’autre s’est pendu pendant que j’étais incarcérée. [...] C’est ma petite sœur qui me l’a annoncé au parloir, deux semaines après. J’aurais aimé aller le voir à la morgue pour dire : « Merci sheitan ! » En arabe, ça veut dire : « Merci le diable ! »
Évoquons ici le cas particulier des personnes incarcérées suite au meurtre d’un proche. Souvent, elles n’ont pas assisté à l’enterrement, ni pu se rendre sur la sépulture du défunt. Elles soulignent fréquemment que leur deuil ne commencera qu’à leur libération, lorsqu’elles auront entrepris certaines démarches (se recueillir sur la tombe, déposer une plaque, etc.). Ainsi Valéry, détenue au centre de détention de Bapaume, raconte :
J’ai pas fait le deuil de ma fille. J’ai pas eu le droit d’aller à l’enterrement de ma fille. Ça a été un double choc. La première chose que je fais en sortant, c’est d’aller sur sa tombe, j’en ai besoin. Après, le deuil se fera petit à petit. Dans ma chambre, y a la photo du caveau affiché. Ma grand-mère m’a envoyé la photo de la pierre tombale tout de suite. Je parle à la photo comme si j’étais devant le cimetière.

B. LE DEUIL DEHORS D’UN PROCHE INCARCERE
Pour les proches de ceux qui décèdent en prison, au-delà des nombreuses difficultés pratiques auxquels ils sont confrontés (pour récupérer le corps et l"acheminer, obtenir les affaires du défunt, etc.), le plus douloureux est sans doute l"impossibilité d"accompagner ces derniers moments, ainsi que d"en ignorer le déroulement. D"ailleurs, la propension des familles à imaginer le pire est confortée par les déclarations du docteur Faucher (1999, 21) : « Combien de fois ai-je entendu des propos indignes : "il peut crever je ne ferai rien, ce sera toujours un de moins"... ? »
Propos d’autant plus inquiétants que le témoignage du directeur de prison Carlier (in Perego, 1990, 274) est lui aussi consternant :
J’ai été réveillé, ainsi que mon collègue, collectionneur maniaque de
photographies de « suicidés », qui trouva ce soir-là à compléter sa collection ; les surveillants du service de nuit se défendaient efficacement : « un de moins », « une crapule de perdue, dix de... »
La mort d’un proche en prison est d’autant plus violente pour les proches qu’ils s’en sentent évincés des démarches d’accompagnement du défunt. Certes, les détenus décédés ne sont plus enterrés dans des fosses communes ou sur le domaine pénitentiaire, comme nous le racontait, au début des années 1950, Arnaud (Prisons 53, 1953, 75) :
Leurs permis de visite dûment visés, comme du temps que naguère ils allaient au parloir, l’homme et l’enfant que j’ai croisés en partant allaient, une gerbe de fleurs bon marché dans les mains, prier, se recueillir ou pleurer, au sein de ce potager désaffecté, sur la dépouille de quelqu’un qui leur tenait encore assez à coeur pour qu’ils eussent éprouvé le besoin de venir là rendre ce témoignage.
Il existe incontestablement un phénomène de médiatisation des décès survenus en détention et dont les familles contestent les circonstances officielles, ainsi qu’une multiplication des procédures judiciaires. Or l’aboutissement de certaines plaintes légitime les mobilisations et encourage la judiciarisation. Ainsi, le 5 décembre 2001, le tribunal administratif de Rouen a condamné l’État pour « faute lourde » suite au suicide, le 30 août 1998, à la maison d’arrêt de Rouen (Seine-Maritime), d’un détenu insuffisamment surveillé en dépit d’antécédents suicidaires. L’État a également été condamné à verser 13 500 euros à sa veuve. De même, en novembre 2003, le tribunal administratif de Grenoble a condamné l’Administration pénitentiaire pour « faute dans l’organisation de la mission de surveillance » et au versement de 54 240 euros à la famille d’un détenu qui s’était suicidé en mai 1998 à la maison d’arrêt de Saint-Quentin-Fallaviers (Isère). Il avait en effet déclaré à de nombreuses reprises son intention de se suicider (Dedans dehors, novembre 2003, 40).
L’intérêt récent des médias pour les suicides de détenus n’est sans doute pas indifférent à la constitution, depuis 1998, des anciens détenus du « Quartier des V.I.P. » de La Santé (Paris) en groupe d’influence sous le nom de « Groupe Mialet ». L’association est présidée par la soeur de Jean-Luc Mialet. Ce policier était en détention provisoire, à La Santé, suite à la découverte, dans les mains d’un militant basque, de sa carte professionnelle. Il avait pour voisin de cellule Le Floch-Prigent. Il s’est pendu, après un interrogatoire de l’Inspection Générale des Services (I.G.S.), le 23 janvier 1997 (Le Nouvel Observateur, 6 février 1997, 1683). Il faut également mettre au crédit de ces ex-« détenus V.I.P. » l’article de Carignon, « Un soir, en janvier » (Le Nouvel Observateur, 20 janvier 2000, 1837) sur le suicide d’un codétenu. Mais l’intérêt public accru, ces dernières années, pour ce type d’affaires doit également beaucoup à l’Association des Familles en Lutte contre l’Insécurité et les Décès en détention (AFLIDD) - constituée à la fin des années 1990 et qui a surtout été active pendant les premières années -, ainsi qu’à Ban public et à son Observatoire des suicides et des morts suspectes en détention, qui médiatise, par des actions et des communiqués, les cas de suicides et les contestations, par les familles, des versions officielles de décès.
La visibilité croissante de ces cas est également due à des mouvements de détenus. Ainsi, à la maison d’arrêt de Grasse (Alpes-Maritimes), une mutinerie des détenus, le 30 juillet 2001, a fait suite au décès suspect de Ralphe Hamouda, âgé de 17 ans. Elle a été notamment rapportée par L’Envolée (septembre 2001, 2, 2-4) et par un documentaire intitulé Il n’avait que le droit de mourir (Collectif, 2001). La visibilité accrue de ces décès est aussi due aux mobilisations à l’extérieur - comme les manifestations, à Auxerre (Yonne), suite au décès de Michel Hicham Gutsche, à la maison d’arrêt de cette ville, le 23 août 1999. Un film, Justice pour Zamani (2003), a aussi participé à la médiatisation de contestations exemplaires de versions officielles de décès de détenus - même s’il concernait plus particulièrement celui de Zamani Derni, le 8 février 2000, à la maison d’arrêt de Nantes (Loire-Atlantique).
Selon l’étude du CREDOC (Le Quéau, 2000, 74), 59% des proches sont inquiets pour la sécurité du détenu. Cette peur est sans doute confortée par la réputation de certaines prisons, comme celle de la maison d’arrêt de Tarbes (Hautes-Pyrénées) - notamment suite au décès de Belgacen Soltani, le 25 avril 2002. Certaines prisons enregistrent effectivement des taux de suicide nettement supérieurs à la moyenne. Or, dans ces prisons particulièrement mortifères, un grand nombre de décès sont dénoncés par les proches et/ou les codétenus comme « suspects ». Jena, elle-même détenue à la maison d’arrêt de Pau, évoque ainsi ses craintes pour son frère : « J’ai vachement peur pour mon frère, Tarbes, c’est une prison qui craint trop... » En outre, le secret, qui caractérise, par définition, l’institution pénitentiaire, légitime et renforce les angoisses des proches :
On ne sait pas ce qui se passe à l’intérieur... J’en suis sûre qu’on nous cache des choses... Il doit y avoir des choses bizarres. De toute façon, ceux qui font un métier comme ça, ils sont pas normals [sic]. (Fatima, mère de détenu)
Les angoisses des proches sont corroborées par les propos des détenus eux-mêmes, à l’instar de ceux de Hugo, incarcéré à la maison centrale de Clairvaux :
Bizarrement, j’ai jamais pensé que je pouvais me faire violer en prison. Mais mourir, oui... Y a des équipes en prison. Il y en a qui se sont pendus pour trois fois rien, un coup de pression... C’est arrivé des dizaines de fois, c’est du vice à l’état brut. Mais la mort dehors, je me dis aussi que pour mourir, il en faut beaucoup. On ne meurt pas facilement, sauf si on se prend une rafale dans le ventre, ou une balle dans la tête... Et puis, un braqueur, c’est pas quelqu’un qui tire dans tous les sens. Sauf chez les « jointés » [fumeurs de joints, de cannabis], qui font comme dans Starsky et Hutch...
Ainsi, Ali (maison d’arrêt des Baumettes), certes vraisemblablement perturbé par le décès récent d’un codétenu, exprime bien cette impression partagée par beaucoup de détenus qu’un meurtre est toujours possible en détention.
Le surveillant peut venir me pendre dans la cellule et dire que je me suis pendu. C’est arrivé à Z***, ils ont dit qu’il s’est pendu... C’est le surveillant. Il a crié, j’ai entendu : « Arrêtez ! » Ils l’ont mis dans une autre chambre, cellule, et ils l’ont pendu. Il est mort. Le brigadier, le soir, il est venu le pendre. Ça peut m’arriver car je me plains, lui aussi il se plaignait. Ça me fait pas peur... La mort, c’est pour tout le monde.
La commission d’enquête de l’Assemblée nationale (Mermaz, Floch, 2000) avait recueilli des témoignages de personnes (membres de l’AFLIDD) ayant perdu un proche en prison et contestant les circonstances officielles de ces décès. Malgré leur caractère exceptionnel, ils rendent compte de la situation des familles et de l’attitude de l’Administration. Kheira Reziga a perdu son fils, Mehdi, et Massioui Mouna son frère, âgé de vingt et un ans. Le fils de Salah Zaouya, Jahouad, âgé de vingt ans, est décédé en 1996 à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (Yvelines). Henri Gutsche a perdu son fils, Michel Hicham. Le frère d’Akim Bouafia, qui était mineur, est décédé dans un quartier disciplinaire. La commission d’enquête de l’Assemblée nationale a insisté sur un certain nombre de faits troublants et sur le « silence » auquel ces familles sont confrontées (qu’elles contestent ou non la version présentée par les surveillants et/ou l’Administration), ce « silence » étant souvent justifié par le devoir de réserve du personnel et le secret professionnel des soignants.
La suspicion de nombreuses familles s’explique notamment par les conditions dans lesquelles le décès est appris par les proches. Leur manque d’information sur les circonstances du décès et la lenteur (forcément suspecte) de l’Administration à répondre à leurs interrogations contribuent à transformer la suspicion en certitude. D’ailleurs, dans une note du 20 mars 2000, l’Administration pénitentiaire recommandait aux directeurs régionaux d’améliorer l’accueil des familles des personnes décédées, car « il a été constaté que, de plus en plus souvent, ces familles contestaient les circonstances du décès, relayées en cela par certaines associations et les médias ».
La simple correction commande que la Direction de l’établissement ou le service social prévienne les proches, au plus vite, d’un événement grave concernant le détenu. D’ailleurs, l’article D. 427 du Code de procédure pénale le prévoit expressément « au cas où le détenu vient à décéder » ou s’il est « frappé d’une maladie mettant ses jours en danger » ou « victime d’un accident grave ». Or beaucoup de proches sont informés du décès du détenu très tardivement, voire fortuitement : par un visiteur revenant du parloir, en téléphonant à la prison pour réserver un parloir, voire par la radio - comme cela a été le cas (Dedans dehors, juillet 2003, 38) pour les proches d’un détenu décédé à la maison d’arrêt de Nîmes (Gard).
Certains faits laissent forcément dubitatifs, comme ceux qui ont conduit récemment une famille à porter plainte (Le Parisien, 7 avril 2003). En effet, après avoir réclamé, pendant six mois, des nouvelles d’un proche qu’elle visitait régulièrement et dont l’établissement où il était originellement affecté n’avait plus trace, la famille a reçu un télégramme annonçant son hospitalisation dans un état grave à l’H.P.F. de Fresnes, où il est décédé quelques jours plus tard.
Le cas suivant, révélé par l’O.I.P. (Dedans dehors, juillet 2002, 32), est révélateur du peu de considération pour les proches de la part de l’Administration et de sa prise en compte confuse et discutable des personnalités suicidaires. L’O.I.P. a rendu publique la réponse (datée du 18 mars) du directeur du centre pénitentiaire de Longuenesse (Pas-de-Calais) à une famille dont un proche venait de commettre un premier acte auto-agressif et qui lui avait exprimé, par courrier, ses inquiétudes :
Son geste était protestataire, n’avait pas de conséquence vitale. Il a atteint son objectif en vous alertant, mais il a desservi son auteur qui a manifesté de façon spectaculaire son immaturité
Après une nouvelle tentative de suicide du détenu, le 7 juin 2002, le directeur, de nouveau interpellé par la famille, écrit à sa mère :
[Il] est écroué une nouvelle fois pour vols avec violences (sur des personnes vulnérables), [...] il s’est auto-mutilé en garde-à-vue, puis en détention à chaque fois qu’il n’a pas résisté à une frustration ou qu’il a voulu fuir ses responsabilités [...], que ce n’est pas la première fois qu’il manipule ses proches ou l’Administration. Je souhaite que vous puissiez tirer les conséquences de ces vérités. [...] [évoquant l’hospitalisation du détenu suite à sa tentative de suicide :] Il ne m’a pas semblé nécessaire de vous prévenir personnellement, la compagne de votre fils étant, pour une circonstance comme celle-là, une interlocutrice nécessaire mais suffisante.
Les familles dont un proche est décédé en prison et qui contestent les circonstances du décès soulignent d’abord la personnalité non suicidaire du défunt. Souvent, il était condamné à une courte peine et/ou était proche de sa libération. Ainsi, le frère de Massioui Mouna avait été condamné à six mois d’incarcération et était à quelques jours de sa sortie ou d’une permission. Mehdi Reziga était condamné à trois mois de prison : « Tout se passait très bien en prison. Il recevait des mandats, sa famille, ses amis allaient le voir. »
A cela s’ajoutent surtout des conditions surprenantes (voire franchement suspectes) de décès. Le frère de Massioui Mouna se serait pendu avec un lacet, mais les proches récusent le rapport entre le support, le poids et la taille qui figurent dans le procès-verbal de la police. De même, Kheira Reziga ne parvient pas à croire la version policière :
J’ai vu le corps de mon fils : il a été roué de coups, tabassé sauvagement, il avait du sang au niveau du crâne, il était ceinturé au bas de la poitrine et il était couvert d’ecchymoses au bas de l’abdomen.
Ces circonstances paraissent d’autant plus suspectes que l’aide médicale a été inefficace ou retardée par la nécessité, de nuit, au surveillant d’appeler un gradé pour ouvrir la porte de la cellule. Lorsque le frère de Massioui Mouna a été retrouvé dans sa cellule, les surveillants sont partis chercher de l’aide, sans décrocher préalablement le corps. Jahouad Zaouya était vivant lorsqu’il a été sorti de sa cellule. Les pompiers ont cependant mis une demi-heure à arriver (car ils se sont perdus dans l’enceinte de la prison) et le SAMU trois quarts d’heure : « Il est mort faute de médecin et d’infirmiers sur place pour le secourir. »
Ces familles se disent toutes confrontées au mépris des institutions. Ainsi, Henri Gutsche raconte : « Nous avions directement affaire aux policiers. Ce sont eux qui ont rejeté nos familles et nous n’avons plus revu les médecins. Quand on leur parlait, un mot revenait en permanence : "réquisition". »
Ma famille a été contactée par l’infirmière qui nous a dit que ce n’était pas officiel et que donc elle n’était pas censée avoir appelé. Nous avons été prévenus officiellement par le troisième responsable hiérarchique de la prison, sachant que le directeur n’était pas sur place, que son adjointe était en week-end. C’est donc un subalterne qui nous a annoncé que mon petit frère était dans le coma depuis deux jours. Donc deux jours après. [...] En cas de suicide en prison et dès lors que la personne ne décède pas, qu’elle est transportée aux urgences, en réanimation, il y a systématiquement des policiers devant l’entrée - c’est un petit peu le monde à l’envers : ce sont des C.R.S. Ils prennent sur eux de laisser passer certains membres de la famille, à savoir les frères et soeurs. Parfois, au prétexte qu’ils n’ont pas de permis de visite, ils n’ont pas accès au lit. Alors que les médecins sont catégoriques sur la mort prochaine, l’entrée dans la chambre est soumise au bon vouloir des C.R.S. Ils nous expliquent bien qu’ils n’ont pas le droit de nous laisser entrer. Que je sache, le directeur a le pouvoir de lever l’écrou ou d’accorder les permis de visite. (Akim Bouafia)
Les procédures prévues lors du décès d’une personne en détention ne sont parfois pas suivies. Le directeur de la prison a ainsi refusé de rencontrer une partie de la famille d’Akim Bouafia. Comme celui-ci le remarque, cela peut « engendrer de la paranoïa et quelque virulence dans nos propos, comme vous l’avez constaté. Il conviendrait que les procédures soient respectées avant de chercher à les modifier. »
On nous a pressés d’enterrer mon fils ; je l’ai enterré à peine quarante-huit heures après son décès. Rien n’a été mis sous scellés ; il n’y a donc pas de pièces à conviction. Le procureur ne s’est pas déplacé alors qu’il y a eu mort d’homme. Logiquement, le procureur se déplace. (Kheira Reziga)
Au non-respect des procédures, s’ajoute souvent le transfert des codétenus, voire la mutation du directeur de l’établissement, à l’instar de ce qui s’est passé après le décès du frère de Massioui Mouna.
Suite au décès de mon fils, quatre-vingts détenus ont été transférés, parce qu’ils connaissaient tous mon fils. Ils avaient dit : « Mehdi n’est pas suicidaire. S’il lui arrive quoi que ce soit, il y aura une grosse émeute ». Tout de suite après, quatre-vingt détenus ont été transférés sur Paris, sans aucune raison, du jour au lendemain. Nous avions un témoin : M. Ali Bousseta qui devait témoigner pour mon fils, car il connaissait les noms des surveillants qui avaient menacé mon fils de mort. Il a été arrêté et incarcéré à Saint-Quentin-Fallavier à seize heures trente ; à vingt et une heure trente, on le retrouvait pendu avec son lacet alors qu’il faisait quatre-vingt-dix kilos. On n’y croit pas. (Kheira Reziga)
L’opacité de l’Administration, le peu d’empressement de la Justice et la multiplicité des cas similaires confortent donc ces familles dans leur conviction, comme le dit Massioui Mouna : « Voilà deux ans que cela s’est passé et nous n’y croyons toujours pas et nous n’y croirons jamais, car il y a trop de cas similaires. »
Les parents et les familles, dès lors qu’ils perdent un enfant de vingt ans en prison, ont le sentiment de se trouver face à un mur. D’abord, de l’Administration pénitentiaire, de la Justice ou plutôt de l’in-Justice. (Salah Zaouya)
Je me suis renseignée ensuite auprès des médecins, du directeur de la prison. Personne n’était capable de répondre à mes questions simples et précises. Tout le monde se renvoyait la balle. [...] Cela fait un an que l’on me fait tourner en rond. J’ai déposé une plainte. Un doyen des juges doit désigner un juge. Je devais recevoir une convocation dans les dix jours. Il n’y a toujours rien. Je ne comprends pas. (Kheira Reziga)
L’AFLIDD demandait notamment (voir La Faille, mai 2000, 2, et Annexes, doc. 9.c) l’assistance des détenus par un défenseur de leur choix lors des passages devant la Commission de discipline (le « prétoire ») : la loi (n° 2000-321) du 12 avril 2000 l’a instaurée. L’AFLIDD demandait également l’abolition des quartiers disciplinaires - qui sont particulièrement mortifères -, la recevabilité automatique par les parquets des plaintes des familles des personnes décédées en prison et leur accès au dossier d’instruction (notamment aux expertises médico-légales de l’autopsie).
Le 10 décembre 2003, lors de la remise du rapport de J.-L. Terra (La Prévention du suicide des personnes détenues, 2003), J.-F. Mattei, le ministre de la Santé, tout en fixant un objectif d’une diminution de 20% des suicides en prison, a déclaré : « Même en prison, tout faire pour préserver la vie reste pour moi un acte de liberté. » Pourtant, les politiques publiques menées depuis une vingtaine d’années laissent sceptiques sur ce volontarisme affiché. En effet, au caractère mortifère de la prison elle-même, s’ajoute une augmentation, en prison, du nombre de malades psychiatriques. Celle-ci est due à la nette diminution (de l’ordre de 15% à 0,2% des affaires), depuis une vingtaine d’années, du prononcé de l’irresponsabilité pénale aux assises. En outre, on a assisté, comme aux États-Unis (Wacquant, 2004), à la « désinstitutionalisation » des malades mentaux dans le secteur médical. Or celle-ci s"est traduite par leur « réinstitutionalisation » dans le secteur pénal et par le développement de la fonction asilaire de la prison. Il n’y a ainsi, en France, que quatre Unités pour Malades Difficiles (U.M.D.) pour l’ensemble du territoire national, leur capacité d"accueil n"excédant guère 520 places.
Zientra-Logeay (1996, 18) considère que « le sens ultime d"une politique de prévention » (du suicide en prison) doit constituer « à faire de la prison "un lieu de vie", c’est-à-dire un lieu où la vie est possible, reconnu comme tel tant par les détenus que les personnels ou la société civile ».
Ces propos sont étonnants, puisque la « vie carcérale », par définition, ne peut être une « vie » - à moins de ne plus penser sa singularité. Le rapport de Zientra-Logeay (1996) contient d’autres contradictions. Tout en reconnaissant l’importance du maintien des liens familiaux, il propose de créer des cellules de surveillance et des chambres d’isolement thérapeutique. Celles-ci permettraient la surveillance constante des personnes, mais elles pourraient aussi devenir des instruments de coercition. Cette proposition reconduit une fréquente divagation des politiques publiques de prévention, en prison, des suicides : une attention exagérée aux moyens de se donner la mort. Or, des expériences menées à l’étranger en ont montré les limites. Ainsi, la mise en place, au Canada, de cellules capitonnées, vides de mobilier, sous surveillance vidéo constante et dans lesquelles les détenus sont nus, n’a pas empêché des passages à l’acte fatals (Zientra-Logeay, 1996, 17).
Les discours officiels lors du suicide, la veille de son procès, de l’adjudant Chanal, sont intéressants. Inculpé dans l’affaire « des disparus de Mourmelon », Chanal était détenu dans un hôpital, sous la surveillance de policiers et d’infirmiers. Interrogé, le 15 octobre 2003, sur Europe 1, D. Perben, ministre de la Justice, a reconnu qu’« un homme [...] extrêmement déterminé, extrêmement dépressif » peut parvenir à se suicider « malgré la fouille minutieuse » et l’arsenal sécuritaire. Perben et les médias ont analysé l’acte comme une fuite devant la peine :
« C’est d’abord aux victimes et à leurs familles que l’on doit penser », « qui souhaitaient que ce procès puisse se dérouler pour faire le deuil de ce qu’elles avaient vécu ». Le suicide d’un détenu indigne finalement moins que sa conséquence judiciaire : la soustraction d’un accusé à la Justice, entraînant l’extinction de l’action publique.
Aussi choquante, voire inacceptable, que l’idée puisse être pour les proches, l’auto-agression demeure une liberté, synonyme de résistance à la monopolisation, par l’institution, de la violence légitime sur les corps : comme Bourgoin (2001) le remarquait, l’auto-agression est reprise de possession, par le détenu, de son corps. Steiner (Treblinka, la révolte d’un camp d’extermination, 1966, 100) raconte ainsi :
Lorsque les prisonniers étaient sortis de leur néant d’inconscience, leur première affirmation de liberté avait été le suicide. La renaissance de la douleur les avait libérés. Ils avaient cessé alors d’être des esclaves parfaits puisqu’ils pouvaient choisir de se tuer ou de continuer à lutter.
L’incarcération, et plus encore l’isolement, est l’expérience de la mort. On apprend donc, désabusée, les nombreuses tentatives de suicide des détenus de Guantánamo (Szurek, 2004, 218) : comment peut-on vouloir préférer la vie lorsqu’elle n’est que souffrances ? Dans de telles perspectives, parier sur la révolte (même sans issue) peut devenir un pari sur la vie. Nous pensons en particulier à la lutte des prisonniers turcs et de leurs proches contre la construction de prisons de type F, en grève de la faim, puis en jeûne à mort, depuis octobre 2000. En s’attaquant à plusieurs reprises aux associations (notamment TAYAD) ou aux quartiers en lutte, l’Etat a accusé réception de l’irréductibilité des revendications : la vie ne se négocie pas. Michel Vaujour (in Expert, Laurentin, 1989, 60) a évoqué la détermination qui naît de cette indifférence entre mourir un peu chaque jour ou en « finir » :
Après quatre années de Q.H.S., j’en suis arrivé à me lancer dans une action participant plus de la mort à pile ou face que de l’espérance raisonnée. Ce jour-là, l’échec m’était impossible, puisqu’il ne pouvait être sanctionné que par la mort, et que celle-ci m’était aussi bienvenue.
La politique de prévention du suicide en prison dissimule mal sa volonté d’accroitre son contrôle des personnes incarcérées. Celui-ci est d’autant plus efficace que les codétenus y participent, sciemment ou non. À ce titre, le rapport Terra (2003) est ingénieux : il propose de former les détenus à la prévention du suicide (les codétenus étant, d’ores et déjà, souvent utilisés pour limiter le risque suicidaire, sans être formés, ni être avertis), en s’inspirant de certains pays, comme l’Espagne, le Canada ou la Belgique, où les détenus sont, en outre, rémunérés pour cette tâche.

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La prison ne peut avoir raison des pulsions de vie et de mort, ni de leurs intrications et de leurs conflits. Paradoxalement, ce lieu mortifère dévoile leurs profondes affinités quand la « mort volontaire » devient l’unique expression du désir de vie, quand jouir et souffrir ne font plus qu’un. Mais Éros et Thanatos pourraient-ils se dévoiler davantage que dans la sexualité ?