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51 Un dehors si loin

Publié le vendredi 23 novembre 2007 | http://prison.rezo.net/51-un-dehors-si-loin/

CINQUIEME PARTIE :
LA LIBERTE DEVANT SOI

« Mais si tu sors un jour de ces lieux obscurs
Et retournes voir les belles étoiles,
Lorsqu’il te plaira de dire : “J’y fus ”,
Fais que les vivants aient souvenir de nous.
 »
DANTE, Enfer, Chant XVI, vers 82-85.

Dans le décryptage du projet politique à l’œuvre dans la prison moderne, nous saisissons, l’importance de son emprise sur l’individu, donc sur son corps et sa sexualité, mais aussi sur ses rapports aux autres : avec la prison, c’est « à la vie, à la mort ». Cette emprise se manifeste notamment dans la difficulté de nombreux détenu(e)s à envisager leur sortie : comme Cody, le personnage de Boyer dans Des choses idiotes et douces (1993), ils s’installent en prison. Ce phénomène, connu dans les hôpitaux psychiatriques, y est désigné par le terme « hospitalisme ». Goffman (1968, 107-108) a décrit cette « installation » des « malades asilisés », qui est appelée par Castel (in Goffman, 1968, 15) « asilisation ». Comment peut-on se projeter dans un après/dehors, quand on n’a pas même une date de sortie ? Comment ne pas redouter cette sortie, forcément synonyme d’une nouvelle perte de repères ? L’angoisse (souvent culpabilisante) que suscite la sortie s’augmente d’ailleurs, pour beaucoup de détenus, de la grande précarité matérielle et de la misère affective qu’ils trouveront à leur libération. D’ailleurs, selon l’Administration pénitentiaire (1998), seuls 70% des sortants de prison sont attendus par un proche et 20% sortiraient avec moins de 7,50 euros. Un tiers des sortants cumuleraient trois handicaps : ni argent, ni travail, ni logement.
La fin de peine place généralement les individus face à des injonctions contradictoires : alors qu’en détention, on apprend l’inutilité, la solitude et la passivité, le discours sur la préparation de la sortie et sur la réinsertion exige l’inverse, en particulier la prise en charge de sa propre peine, notamment avec le Projet d’Exécution des Peines (PEP). Après avoir été déclaré responsable de son acte (délit ou crime), le détenu est responsable, pour reprendre la phraséologie des travailleurs sociaux, du « sens de sa peine » : on pourrait dire, plus abruptement, de la « rationalisation de son châtiment ». Autre paradoxe : il faut simultanément se montrer adaptable à dehors et adapté dedans (sous peine d’apparaître contester la légitimité de la peine).
Les individus doivent donc mettre en place des stratégies pour obtenir des réductions et des aménagements de peine. Elles impliquent, dedans, le détenu (son comportement), et dehors, ses proches. Nous avons évoqué l’intérêt des chercheurs anglo-saxons, dans une perspective de prévention et de traitement de la délinquance, pour la question des familles de détenus. Il s’agit donc de confronter la possibilité de leur instrumentalisation par l’institution à la représentation que les proches ont de leur rôle social.
L’époque de la « trique » (« interdiction de territoire ») est révolue, celle du marquage au fer rouge plus encore. Toutefois, l’incarcération n’est jamais une parenthèse. L’illusion de redevenir comme avant souvent est brève. La prison ne vous « lâche » pas : on dit parfois qu’elle « colle à la peau ». D’ailleurs, la sortie ne constitue en rien un rite de réintégration qui compenserait, au niveau symbolique, la cérémonie de dégradation qu’est l’entrée en prison (Garfinkel, 1956, 420-424). Les effets de l’incarcération sont divers et équivoques, provoqués par l’isolement ou la promiscuité, affectant l’intime, la sexualité et le rapport aux autres. Or les détenu(e)s considèrent rarement, y compris dans le cas des courtes peines, leur incarcération comme un épisode qu’on peut oublier et dont on peut, brutalement et impunément, « tourner la page ». Il est classique d’énumérer les obstacles à la réinsertion et de pointer, à travers la récidive, l’échec de l’institution pénitentiaire. La réinsertion n’est cependant pas réductible à la non-réitération d’un acte. En outre, l’ex-détenu, confronté à son changement de vie et de statut, reste libre de l’usage du stigmate de l’incarcération, de le dissimuler, d’en jouer ou de le transformer en « label ».

PREMIER CHAPITRE :
UN DEHORS SI LOIN...

« Malheur à celui qui vient éprouver cette cellule, la mort est préférable. Une fois échappé d’ici, il vaut mieux aller habiter les bois, comme font les sauvages.  »
Anonyme, Vivent les voleurs !, Paris, éd. Allia, 2002, p. 27

La sortie de prison, non seulement obnubile les détenu(e)s, mais représente pour beaucoup essentiellement une source d’angoisses. Celles-ci surgissent de contradictions entre l’injonction à avoir un « projet de sortie » et la dépersonnalisation inhérente à l’incarcération : « Je suis le quinze de la Onzième », écrivait Apollinaire (Alcools, 1992, 126) dans « A La Santé ». De plus, la sortie est synonyme soit d’inconnu (si la personne décide de « changer de vie »), soit de retour à une situation pénible, déjà expérimentée et vécue comme une impasse (celle du délit/crime et de la prison). Marc, incarcéré au centre de détention de Bapaume, résume :
Ma sortie ? Ça va être tout rose ! Non... Ça va être l’enfer, bien sûr ! Je vais devoir travailler... J’étais un feignant... J’ai jamais vécu avec une femme... J’ai pas connu la vie de famille...
La sortie est notamment ressentie comme un retour à une impasse par les personnes, relativement nombreuses, que la (poly)toxicomanie et/ou le trafic de produits stupéfiants ont menées en prison. Leur dépendance au produit et l’intégration dans un milieu d’usagers leur font souvent redouter de renouer avec un mode de vie dont ils connaissent l’issue quasi inéluctable. Ce témoignage anonyme (in Collectif, 2000a, 66) évoque parfaitement ce problème :
Une impasse, voilà sur quoi il allait déboucher en mettant le pied dehors. Retour forcé dans une famille branlante, raccommodée par nécessité plus que par réelle affection. Noyée dans le marais du quotidien dans cette putain de cité morose, entre les embrouilles avec tous ces connards de voisins et les provos des lardus new-look, à l’américaine, sportifs à mort, complètement blindés aux amphètes et à la coke. Et tous ces potes d’un soir qui te promettent une amitié éternelle dans les vapeurs d’alcool ou pour un demi gramme de brown. Alors, quoi de plus à gagner, hein ? En tout cas, pas grand chose à perdre.

A. LA FIN DE LA PEINE RESTE UNE PEINE
L’approche de la sortie n’allège en rien, pour le détenu, sa « peine ». Pour beaucoup de personnes incarcérées, les conditions de détention deviennent même plus insupportables, car elles entravent leur détachement progressif des préoccupations et des normes de l’intérieur. Marchetti (2001, 385 sqq.) a ainsi analysé la situation des condamnés à perpétuité, qui doivent, plus lentement que les autres, se séparer des repères établis en détention. Ce processus d’acculturation explique notamment que les retours de permission deviennent, avec le temps, de plus en plus difficiles : chacune partage davantage le détenu entre dedans et dehors. Dans la perspective de ce changement de références, certains, dans les mois précédant la sortie, détruisent ce qui est associé à leur détention (les lettres reçues ou les tatouages). Du reste, traditionnellement, les sortant(e)s distribuent leurs affaires (« toto », radio, etc.) à leurs codétenu(e)s.
Combien de fois, en prison, ai-je entendu mon interlocuteur me dire : « Si je sors... » ? L’emploi du conditionnel n’a rien de l’erreur syntaxique : elle renvoie à cette impression, souvent exprimée, qu’« en prison, tout peut arriver ». Cet horizon qui se heurte fatalement aux murs, J.-M. Rouillan, détenu condamné à perpétuité, la décrit dans son roman Paul des Epinettes (2002, 69), inspiré de ses dix-sept années de prison déjà effectuées :
- Nous voulons un baby-foot dans la cour de promenade. Nous voulons ci et ça... nous voulons, nous voulons...
- Et sortir, ils ne veulent pas sortir ? Les conditionnelles, les permissions, non ? Jamais ? souffla Dédé.

1. Comment - encore - penser à dehors ?
Paradoxalement, la crainte de ne plus sortir est aussi prégnante que celle de sortir. Malgré leur antinomie, elles trahissent toutes deux l’emprise de la prison. Avec le temps, ce dedans s’avère protecteur : on est immobile, on n’est plus surpris. Dans le dehors hostile, il faut courir, tout s’agite autour de soi, personne ne vous connaît et vous ne connaissez personne. Du dehors, le détenu finit par n’en garder qu’un doux souvenir et des regrets ressassés mélancoliquement - bref, cette « étrangeté au monde » décrite par Koehl (2002, 214-215).

Un dehors angoissant
Les condamnés purgent des peines qui sont dites « à temps » : ni perpétuité réelle (le maximum est de trente ans incompressibles), ni peines « élastiques » [1]. Les détenus ont en commun de minutieux calculs des dates auxquelles ils seront permissionnables, conditionnables ou libérables. Certes, les calculs sont savants et la prise en compte des R.P.S. et des R.P.O. est d’autant plus hasardeuse que la politique pénale les réduit régulièrement. Néanmoins, tous se projettent sur une date de libération, tous ont quelque chose à compter. Dans les civilités, qui permettent de s’acoquiner entre gens, demander « tu sors quand ? » est presque aussi important que de s’enquérir de « pour quoi t’es là ? ». Mais lorsqu’on n’a pas de date de sortie, la seule chose qu’on peut compter, c’est depuis combien de temps on est incarcéré. Ainsi, le condamné à la Réclusion Criminelle à Perpétuité (R.C.P.) peut difficilement se projeter sur une date de sortie tant que sa peine n’a pas été commuée (Marchetti, 2001, 367-381) ou que la période de sûreté n’est pas encore purgée [2]. On a longtemps dit que « savoir quand on sort » caractérisait la prison, a contrario de l’hôpital psychiatrique notamment. Néanmoins, avec un prononcé de peines de plus en plus longues, voire infinies, la moindre confusion des peines, les longues périodes de préventive, etc., cette caractéristique s’avère de moins en moins vérifiable.
Il est encore possible de supporter, sans trop de dommages irrémédiables, les rigueurs de la détention si l’on peut croire que sa vie n’est pas définitivement gâchée. Pour tromper son attente, le prisonnier compte et recompte inlassablement les remises de peine escomptées, à condition de n’avoir pas été taxé d’une partie en peine incompressible. Un espoir fragile que la moindre peccadille peut compromettre. Une menace permanente qui conditionne le prisonnier, le force à devenir neutre, inexistant, transparent, à ne pas vouloir se faire remarquer. La pression est si intolérable à certains, qu’ils n’hésitent pas à provoquer eux-mêmes le rapport d’incident libérateur. (Perego, 1990, 116)
Incarcérés depuis trop longtemps et/ou sans perspective de sortir, certains ne parviennent plus à envisager leur libération, car ils se seraient « trop bien » adaptés à la détention. Ainsi, Ronan, incarcéré depuis dix-huit ans, dont dix ans passés à Clairvaux, raconte : « La JAP a dit que j’étais sur-adapté à la détention. A ma sortie, je vais perdre énormément d’avantages. Il va falloir travailler beaucoup plus... » Il est difficile de se détacher, de réinvestir un dehors lorsque, pour se protéger, on a justement appris à ne plus y penser. Réinvestir l’extérieur passe alors par une dévalorisation de la prison et des relations avec les codétenus. Cette situation est socialement intenable à long terme : les détenus, lorsque la date de libération est éloignée, se refusent donc à des pensées d’avenir, afin de réduire le stress associé à la crainte de la dégénérescence du Moi, comme le notaient Cohen et Taylor (1972).
Ainsi, Dennis (maison centrale de Clairvaux), qui est conditionnable, vit difficilement cette perspective (souhaitée, mais angoissante) :
Quand je suis passé en Commission d’Application des Peines, j’ai commencé à déchirer toutes mes lettres. Je sais pas encore ce que je vais faire. Je vais me décider au dernier moment... Je vais essayer de garder aucun souvenir. Comme si j’avais été en voyage... A la dernière minute, je déciderais.
Loin d’être anecdotique, l’appréhension de la sortie est autant ressentie par des personnes condamnées à de courtes qu’à de longues peines. Le taux de suicide, particulièrement élevé en fin de peine (voir Bourgoin : 1993, 1994), est révélateur. En effet, la sortie exige du détenu une multitude de démarches (recherche d’un logement, d’un travail, etc.), parfois très lourdes (restauration de l’autorité parentale, par exemple), et le confronte à des préoccupations dont l’incarcération préserve. Nicole Gérard, lors de l’émission Radioscopie (France Inter, 18 avril 1972), le rappelait : « La prison, c’est sécurisant, [...] vous savez que demain sera comme aujourd’hui. » Ainsi, attendant sa libération, Albertine Sarrazin confie, dans un de ses Biftons de prison (1977, 57), à Julien :
Je t’avoue que je ne me vois pas, pas du tout franchir cette porte, celle de la rue. Moi aussi, ça chavire dès que j’essaie d’imaginer, j’ai l’impression que c’est une blague, une erreur, que je vais mourir avant, ou m’en aller autrement.
L’« affaire Gabrielle Russier » avait marqué les esprits d’alors. Tombée depuis dans l’oubli, il reste d’elle ses belles Lettres de prison (1970). Gabrielle Russier était professeur de lettres. Devenue l’amante d’un de ses élèves, elle fut incarcérée à deux reprises aux Baumettes, en 1969, dans l’attente de son jugement. Elle s’est suicidée deux mois après sa libération, à l’âge de trente-deux ans. Gabrielle Russier écrivait très justement :
L’impression d’être dans un trou parce que l’univers d’ici est tellement spécial, et aussi parce que je sais que lorsque je sortirai les difficultés réelles commenceront. Comment vous expliquer : Ici, on a un certain sentiment de sécurité, on perd toutes responsabilités, j’ai peur, quand je pense à ce qui m’attend dehors, et pourtant j’aimerais tant voir un arbre, un vrai. C’est pour cela que c’est si dur l’angoisse d’être dedans, plus l’angoisse à l’idée qu’il faudra sortir. (Ibid., 110)
L’impression de sécurité donnée par dedans est d’autant plus forte que dehors est associé à la violence : une violence souhaitée (« régler ses comptes ») ou redouté (« j’ai un contrat sur la tête »). Patrice (centre de détention de Bapaume) évoque ce distinguo entre dedans/vie et dehors/mort : « Tant que je suis ici, je suis en vie, mais quand je vais sortir, je sais que mon frère, y veut me buter, alors ça va être lui ou moi. » De plus, c’est toujours dehors que commencent les ennuis...
En prison, c’est con, mais tu te sens en sécurité, tu sais ce que tu dois faire, tous les jours. Pour comprendre, faut se dire qu’en prison, t’as pas besoin de te poser de questions. La prise de tête, c’est quand tu sors. (Hassan, ex-détenu)
L’incarcération (et plus particulièrement le procès et la presse) suscite souvent des sentiments de haine et des désirs de vengeance. Combien en avons-nous entendu promettre de se venger de journalistes (notamment ceux de Détective) ou de juges ? Il s’agit certes fréquemment d’une posture ou d’un fantasme, sans doute consolateur et protecteur de l’image de soi. D’ailleurs, Bernard, un ancien détenu nous confirmait : « T’en entends plein dire : “Quand je sors, je bute un maton ou un juge... Pour le plaisir...” C’est vite vu. Quand tu sors, t’as toujours la haine, mais t’as pas envie de retourner au placard. Tu passes à autre chose. » L’exdétenu se retrouve souvent « au pied du mur », quand, pendant des années, il a promis de « régler ses comptes », de « faire payer ».
Mes belles-filles, elles ont 19-20 ans maintenant... Elles et leur mère, elles vont le payer cher. J’attends d’être dehors pour faire rectifier mon procès, pour ramener des preuves. Quand j’aurais ça, je porterais plainte : je veux qu’elles connaissent la prison. Il faut qu’elles payent le mal qu’on m’a fait, et surtout à ma famille. Elles ont sali mon nom, elles ont sali mes enfants. (Renald, maison centrale de Clairvaux)
Lorsque la peine que le détenu purge est longue, les changements du monde extérieur contribuent à son angoisse. Le sentiment de beaucoup de personnes, incarcérées depuis une vingtaine d’années, de ne plus se sentir « de leur temps » s’éprouve notamment lors de la confrontation à l’euro, aux téléphones portables, aux nouvelles voitures (d’où la lecture régulière, par certains, de magazines automobiles) ou aux habitudes langagières des « gens de dehors ». Ainsi, un détenu m’a raconté son choc, lorsque, incarcéré depuis presque une décennie dans une centrale, où la population se composait surtout de « vieux voyous et de pointeurs », il s’est retrouvé, par les hasards de son parcours carcéral, dans une maison d’arrêt de la région parisienne, confronté au langage et aux manière des « jeunes de cité ». Le sentiment d’être dépassé par l’évolution du monde extérieur, d’être « en décalage », se traduit souvent par l’impression d’une accélération, dehors, des modes de vie. Ainsi, Renald, incarcéré à Clairvaux, confie :
Ma sortie, ça m’inquiète... Surtout à l’heure actuelle, il faut courir pour tout faire. Tout va plus vite. Un ami me le disait encore au téléphone, ça va plus vite que quand j’étais dehors... Moi, je suis resté à 94. Ma façon d’être, c’est de 94. J’ai changé mentalement, mais j’ai pas changé comme les gens dehors. Pour moi, 94, c’est comme si c’était hier.

Ne plus jamais sortir ?
Condamnés à des peines de perpétuité (c’est-à-dire sans date de sortie), gravement malades ou déjà très âgés lors de leur incarcération, certains détenus pensent (pertinemment, parfois) finir leur vie en détention. Rappelons que les grâces médicales présidentielles et les suspensions de peine (la « loi Kouchner ») sont exceptionnelles. Parmi nos interlocuteurs, Jean, âgé de 82 ans, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, se trouve dans cette situation d’une très hypothétique sortie :
Arriverais-je au terme de ces dix ans ? Si je ressors, c’est les pieds devant... Et quelle sera ma vie si je sors ? La réinsertion est très difficile. Je ne suis pas optimiste, ni d’ailleurs pessimiste. Disons que je suis serein. Je sais que je retournerais dans ma maison de retraite. La congrégation m’accueillera, je me sens en sécurité. A ma sortie, je tacherais de me faire oublier dans ma maison de retraite.
Yannick, incarcéré à la maison centrale de Clairvaux, est condamné à une peine de perpétuité. Il avait précédemment purgé une peine de dix ans. Il brosse donc un tableau très sombre de son avenir :
J’ai 80% de chance de mourir en prison. C’est pas la peine que j’aie un bon comportement... Ma vie, je vais la finir en prison. Si j’ai de la chance, je sortirais... Pour l’instant, j’ai passé que douze jours de ma vie dehors... Alors je ne pense pas à ma sortie. Je peux mourir demain, me faire tuer ici... Je ne pense pas à l’avenir. Maximum, je pense à la semaine prochaine...
L’allongement actuel des peines et le durcissement croissant des conditions de sortie, notamment en liberté conditionnelle, renforcent la crainte de ne plus sortir. Sans doute que la médiatisation de quelques sorties conditionnelles au cours desquelles les bénéficiaires (dont certains étaient des délinquants sexuels) ont commis des délits ou des crimes n’est pas étrangère au pessimisme des détenus purgeant de longues peines. Ainsi, Yvon (maison centrale de Clairvaux) déclare : « J’ai peur de ne plus sortir, de ne plus entendre le bruit des oiseaux. » Le contexte politique actuel - l’obsession « sécuritaire » évoquée par Jean (centrale de Clairvaux) - contribue également à rendre les détenus généralement pessimistes sur leurs chances d’obtention d’une sortie anticipée :
Je sais pas si je vais sortir un jour... Y a trop de galères... Ils calculent pour me coincer, quand je me calme, ils trouvent quelque chose. Ils arrivent toujours à te prendre en juif. Je devrais être dehors... Mais comment tu peux avoir des gages de réinsertion quand tu es dans une centrale de merde ? C’est des crapules... Une condi, sous Sarkozy, j’l’aurais pas. Et je serais pas tranquille dehors...

2. Etre « attendu » ou « sortir seul »
La façon d’envisager la sortie dépend beaucoup de la présence ou non de proches, qui aident dans les démarches pratiques (obtention des certificats de travail et de logement) et judiciaires (demande de libération conditionnelle). La sortie de ceux qui sont « attendus » (qui sont aussi ceux qui sont « assistés ») n’a rien de commun avec ceux qui sortent « seuls ». On mesure cette véritable dichotomie à l’écoute d’Alain, actuellement incarcéré au centre de détention de Caen, lorsqu’il évoque l’attitude de sa belle-famille :
Ils échafaudent déjà des plans pour ma sortie. Même des plans de mariage... Je leur dis : « Chaque chose en son temps ! » Ils ont une vraie soif de me voir dehors. Ils me l’ont dit, parce que ce sont des personnes qui occupent socialement de bonnes positions : « Quand on pourra, on interviendra pour ton dossier. » Pour moi, le fait qu’ils m’aient accepté est plus important que leurs interventions, même si c’est appréciable, mais c’est pas le plus important.
Lorsque personne ne les attend dehors, les détenus soulignent souvent le risque alors d’une clochardisation à la sortie. C’est notamment ce que pointe Yannick, détenu à Caen :
S’ils nous lâchent, les proches, c’est à cause des travailleurs sociaux. Ils vont tout faire pour que vous vous retrouviez seul. Ils vont aller dire aux femmes : « Vaut mieux que vous divorciez... » Ils poussent les gens à divorcer. Après, on vous pousse dans un foyer avec des clochards... et puis après, on vous reproche que vous n’avez plus personne. Moi, je veux bien poser une perm, mais pas pour aller dans un foyer.
Pour les couples incarcérés (notamment les couples homosexuels dont les partenaires peuvent être détenus dans le même quartier, voire dans la même cellule), la sortie de l’un des partenaires est une véritable épreuve. À la culpabilité de celui qui sort, s’ajoute souvent l’angoisse de la séparation ressentie par l’un et l’autre. Lors de notre entretien avec eux, Yannick et Gérard, incarcérés au centre de détention de Caen, exprimaient leurs angoisses d’une sortie non concomitante :
Y. : - Même les surveillants nous le disent, vous sortirez ensemble...
G. : - Moi, je le sens pas...
- Non, mais je sortirais avant lui...
- Moi, je le sens pas de finir ma peine tout seul.
Mounia, détenue au centre de détention de Bapaume, qui a longtemps vécu avec sa compagne en détention, évoque ainsi sa sortie : « Sa libération, ça était un soulagement, mais c’était dur. Elle espérait une peine plus longue pour qu’on reste ensemble. » Cette situation est similaire à celle des couples hétérosexuels dont les deux partenaires sont détenus : la sortie de l’un permet néanmoins à l’autre d’envisager (plus facilement) sa sortie. Lucette (centre de détention de Bapaume) est ainsi dans ce cas de figure :
Mon mari va tout préparer. Il sort en février en chantier extérieur. Moi, il me reste cinq ans à faire pour finir ma peine de sûreté, mais on va essayer de la faire modifier. Il va tout préparer, le foyer, le travail, tout...
Avec la perspective de la sortie, le problème du retour au pays d’origine se pose aux étrangers résidants pourtant régulièrement en France, mais soumis à la « double peine ». C’est, pour ces personnes, un véritable drame que les films de Tavernier (2001) et de Rabah Amour Zaïmeche (2002) ont bien illustré. En effet, un étranger, présent régulièrement en France, peut être expulsé à sa sortie de prison, soit par une Interdiction du Territoire Français (I.T.F.), éventuellement définitive, prononcée par une décision de Justice, soit par un Arrêté Ministériel d’Expulsion (A.M.E.), par nature définitif, prononcé par une décision de police. Suite à la « Campagne nationale contre la double peine », entreprise à la fin de novembre 2001, à l’initiative d’associations comme la CIMADE, l’Assemblée nationale a adopté, le 10 juillet 2003, un projet de loi tendant à supprimer la « double peine ». Elle permettrait de cesser les expulsions de personnes dont toutes les relations familiales et amicales sont en France : demeure toutefois le problème de l’expulsion des sans-papiers. La question se pose aussi des étrangers qui, condamnés très jeunes à une longue peine, ont davantage, à leur sortie, vécu en France que dans leur pays d’origine. Certains espèrent alors une (improbable) autorisation de rester en France. Facteurs d’incertitudes, ces situations empêchent les individus de construire un projet de sortie. Mourad (détenu à Caen), d’origine tunisienne, est dans cette situation :
Ici, les détenus ont des projets de sortie, pas moi... Quand je suis devant le JAP, j’ai aucune perspective d’avenir, je ne sais pas où on va me jeter, où on va me mettre... chais pas quoi faire à part de voir quand je serais dehors.
Ces situations judiciaires qui détournent les personnes de toutes pensées d’avenir ressemblent à celles des personnes placées en liberté provisoire (en l’attente de leur jugement et éventuellement de leur ré-incarcération). Nous avons assisté, lors d’un stage dans un service de contrôle judiciaire, à des entretiens de personnes bénéficiant d’une libération provisoire avec leur « contrôleur ». Nous avons alors invariablement constaté leur grande détresse liée à leur impossibilité de construire des projets (professionnels ou personnels).
Goffman, citant notamment le récit de Hulme (1957), évoque la « bombe » qui précède la sortie (comme l’entrée) de la plupart des institutions totales (le couvent, l’armée, les navires, le mariage, etc.) Cette pratique n’existe pas en prison. Le contraste entre le dedans et le dehors, souvent associés à la mort et à la vie, explique la douleur associée à la sortie, qui évoquerait celle de la naissance. On parle souvent de « renaître », à l’instar de Koehl (2002, 211), qui s’exclame : « Maman, il faudrait que tu me remettes au monde ! » Même proche, la sortie semble donc irréelle aux détenu(e)s, comme le décrit Victor Serge (1967) :
Je serai libre dans quelques heures. [...] L’extérieur est irréel. Je vais rentrer dans l’irréel. Ainsi, le dormeur qui rêve, s’il dit : « Je vais me réveiller » ne se croit pas. Je pense aux dernières heures des condamnés à mort : ils ne peuvent pas se figurer la mort. Je ne peux plus me figurer la vie.

3. L’attente et les angoisses des proches
L’angoisse de la sortie n’épargne pas les proches, notamment les femmes qui ont rencontré leur compagnon alors que celui-ci était déjà incarcéré. L’angoisse et sa traduction psychosomatique se révèlent dans les propos de Pierre, incarcéré à Clairvaux, lorsqu’il dit, à propos de sa compagne : « Depuis un an et demi, elle a des angoisses pour ma sortie... Elle a des douleurs dans le ventre. » Albertine Sarrazin (1965, 221-222) évoque ainsi, alors qu’elle attend la sortie de prison de Julien, sa crainte :
Julien de taule n’est pas Julien que je connais, ni celui que je vais
reconnaître ; même s’il persiste à se vêtir de brouillard, celui-ci aura une densité différente. Peut-être, comme les filles de la Centrale qu’on accompagnait à la cellule des partantes la veille de leur libération, Julien aura-t-il cette expression étrangère, dépouillée, le visage de qui a posé les armes parce qu’il a fini par vaincre.
Joëlle, dont le mari, qui purge une peine de perpétuité, devrait être libéré, en conditionnelle, dans quelques mois, reconnaît : « C’est vrai qu’ils sont nerveux quand ils sentent que la sortie approche »). Beaucoup de compagnes connaissent (et appréhendent) les conséquences de l’incarcération :
En plus, il paraît qu’on les récupère fainéants ! Tu vois le cadeau ! Il paraît qu’il y a des conséquences... Sur la vue, pour conduire, traverser la rue... Bah, faut être aux petits soins avec eux quand ils sortent, ils sont déboussolés... Ça va pas être de la tarte ! (Sandrine, compagne de détenu)
La socialisation carcérale et la nécessité, pour beaucoup de personnes, de se construire différentes personnalités (pour dedans et dehors) nourrissent l’inquiétude des proches. Ils craignent que le détenu, une fois libéré, ne soit différent de ce qu’il était avant sa peine ou de ce qu’il était pendant (dans le cas des couples constitués en détention). Il arrive que l’incarcération ait été un soulagement pour les proches (personnes violentes avec leur entourage, consommatrices d’alcool ou de stupéfiants, etc.) : ceux-ci espèrent quelquefois même qu’elle aura servira à « améliorer » le détenu.
Les proches craignent donc généralement que les évolutions dont il a pu faire montre pendant sa peine ne survivent pas à la libération.
Le pire, c’est qu’ils sont pareils dedans qu’ils étaient dehors. Et ouais, ça les rend pas moins cons d’être au placard, ce serait même plutôt le contraire... Alors il va falloir se le fader quand il va ressortir ! (Brigitte, épouse de détenu)
Les conséquences de l’incarcération, à la sortie, semblent généralement connues des proches. Claire, dont le mari et le frère sont incarcérés, fait part des propos échangés en famille au sujet des deux hommes :
Des fois, avec mes autres frères et sœurs, et même avec la frangine de mon mari, on se dit que dès qu’ils seront à nouveau ici, c’est pas d’être allé en taule qui les empêchera de nous prendre la tête ! On rigole, mais c’est vrai... L’autre fois, en délirant, on se disait qu’à la moindre prise de tête, on demande à l’A.P. de nous les reprendre. Parce qu’en vrai, ils sont pas tous les jours cool...
Malgré leur connaissance théorique des conséquences de l’incarcération, les proches, selon Annie Livrozet (1983, 30), auraient tendance à idéaliser la sortie :
Imaginer « l’après », cet après tant espéré, idéalisé à en faire mal, où tout recommencera comme avant ; admettre et comprendre qu’il y aura plus de chances de le retrouver voyou à la sortie qu’ouvrier à la chaîne, découvrir qu’en fin de compte il a toujours été comme ça et qu’au fond c’est cette certitude qui donne la force d’attendre.

B. SORTIE ET LIBERATION
Les procédures de réduction de peine (grâces, R.P.O. et R.P.S., commutations et confusions de peine) et d’aménagement (libération conditionnelle, semi-liberté, chantier extérieur) sont multiples et complexes. Elles nécessitent généralement un investissement des proches et l’acceptation du détenu d’être, de nouveau, jugé (sur son délit/crime et sa gestion de sa peine).
En fait, comme le préconisait Beccaria : « Le juge ne cherche plus la vérité dans le fait, mais le délit dans le prisonnier. » L’enjeu est donc davantage le vivant que le délit : situation d’autant plus insupportable pour le « corps du délit » (le détenu) que, notamment dans le cas d’une longue peine, il a pu se protéger d’une reconsidération de son acte qui contribuerait à un éclatement du Moi (« être, Moi, en prison à cause d’un autre Moi »).

1. Les stratégies de sortie
L’obtention d’un aménagement de peine (en particulier pour les longues peines) nécessite la mise en place d’une stratégie par le détenu. Elles sont effectivement rares : à peine 4% des sorties (Kensey, 2003). L’attribution des aménagements de peine dépend de la direction de l’établissement où le détenu est affecté et du juge de l’application des peines dont son établissement, voire son quartier de détention, relève. Ainsi, les deux quartiers du centre de détention de Val-de-Reuil ont longtemps ressorti à deux juges de l’application des peines dont les réputations différaient totalement. Les détenus doivent donc prendre en compte, dans leurs demandes d’affectation, le type d’établissement (on sort plus facile d’un centre de détention que d’une centrale), la réputation de la direction et du juge de l’application des peines, mais aussi la possibilité des proches de se rendre ou non régulièrement au parloir.
Le 2 avril 2005, le Service de l’application des peines, dans une note à l’attention des détenus du centre de détention de Melun (Seine-et-Marne), indiquait ses trois critères d’appréciation pour l’attribution des R.P.S. : le travail et la formation, l’indemnisation des victimes (au moins 10% des ressources) et le « sens donné à la peine par le détenu » (notamment le suivi psychologique). La satisfaction de chacun de ces critères donnait annuellement droit, pour les primaires, à 30 jours de remise de peine. Ces critères sont représentatifs de ceux de la plupart des JAP, même s’ils font rarement l’objet, comme à Melun, d’une énonciation claire.
Tous ces critères sont très rarement remplis par les détenus. À l’approche du moment à partir duquel ils seront conditionnables, certains détenus demandent leur « classement » (comme « auxi », « gamelleur », etc.), alors qu’ils n’avaient auparavant jamais travaillé et qu’ils sont toujours « soutenus » par leurs proches. Néanmoins, le travail est rare en prison et les formations plus encore. D’autre part, notons que le pourcentage des ressources consacrées à l’indemnisation des victimes est très élevé, en particulier au vu des faibles revenus moyens des personnes incarcérées. Du reste, interrogeant, à l’occasion d’une autre recherche, un juge de l’application des peines, j’avais été déconcertée de son ignorance revendiquée (« Ce n’est pas mon problème ! ») du coût de la vie quotidienne (prix de location de la télévision, d’un réfrigérateur, des cantines, etc.) en détention.
Les compagnes de détenus font figure, dans les dossiers de réinsertion, d’élément favorable. Elle-même Juge de l’Application des Peines (JAP), Barral (2004, 61) fait dire à celle qu’elle met en scène et qui rencontre des femmes de détenus « admirables » : « Il faudrait beaucoup d’“Eliane” et de “Claire” pour que les hommes ne retournent pas en prison. » On retrouve cette image de la femme « salvatrice » dans les propos de Roumajon (1977, 123). Un détenu nous a confié son dossier de demande de liberté conditionnelle. Les rapports établis par les travailleurs sociaux, les experts et le personnel pénitentiaire y sont éloquents du rôle attribué aux compagnes de détenues. Ainsi, le directeur d’un établissement évoque une « compagne très présente et “structurante” » et un expert médico-psychologique et psychiatrique dit : « A la lecture de leurs courriers, cette femme semble exercer sur M. A*** une influence très maternelle et très sécurisante. » D’ailleurs, un second expert médico-psychologique déclare : « Il a voulu rompre avec sa famille, et il a trouvé grâce à son amie un soutien extérieur. Celle-ci peut représenter un facteur stabilisateur. » Et pourtant, le procureur général s’oppose à libération conditionnelle en estimant que le projet d’insertion...
[...] ne paraît pas de nature à structurer suffisamment sa personnalité puisqu’il serait hébergé par des amis - mais qu’il ne connaît pas vraiment - et avec sa compagne qu’il ne connaît pas vraiment plus puisqu’il l’a rencontrée il y a cinq ans par l’intermédiaire de petites annonces et n’a donc jamais vécu avec elle de relations intégrant un environnement normal.
Il faut nécessairement du cynisme pour reprocher à une personne incarcérée une rencontre par annonce et l’absence de vie commune antérieure, alors que la prison ne fait rien pour préserver les liens conjugaux, familiaux et amicaux. Le récit de Koehl (2002, 199-200) souligne également la perversité de demander au détenu de prouver sa « normalité sexuelle », après des années d’incarcération, alors que tout est conçu pour induire l’a-normalité. À l’assistante sociale qui lui demande s’il a eu, en prison, des relations (homo)sexuelles, il répond :
- Ça s’appelle de l’impudeur !
- Oui, mais il faut en parler !
- Oui, parce qu’on est des détenus ?
Paradoxalement encore, après de longues années de prison, voire de placement à l’isolement, le détenu, pour bénéficier d’aménagements de peine, doit donner des gages de travail, de sociabilité, etc. Beaucoup de détenus se trouvent alors dans une impasse. Leur incarcération les a coupés de nombreux liens. De plus, la pénurie de travail et la misère en détention les disqualifient lors des demandes de liberté conditionnelle. Lorsque nous l’avons rencontré, Yvon (maison centrale de Clairvaux) venait de quitter le quartier d’isolement pour le « mitard ». Il résume ainsi l’impasse dans laquelle il se trouve à l’approche d’une demande de libération conditionnelle : pour l’obtenir, il faudrait qu’il travaille en détention, mais, pour cela, il doit d’abord sortir du quartier d’isolement - et avant du quartier disciplinaire.
Je veux redemander du boulot et tenter ma chance. Mes seules garanties, c’est de déjà travailler en prison. Montrer que socialement, je peux communiquer, payer les parties civiles.
En outre, on demande souvent aux détenus (notamment si leur condamnation fait état d’une « dangerosité ») de prouver leur normalité psychique ou leur évolution. Pourtant, la prison n’est ni un milieu normal (elle est même plutôt pathogène), ni thérapeutique. Avoir déjà purgé une peine rend souvent davantage vigilant aux conséquences de la détention. Ainsi, Jean-François, actuellement incarcéré à la maison d’arrêt des Baumettes, a déjà eu l’expérience de sortir d’une peine de plusieurs années d’incarcération :
A la fin, quand j’étais en C.D., j’étais plus le même, on ne me reconnaissait plus.
J’étais plus distant, plus hargneux, j’étais plus moi-même. C’est la prison qui fait ça. Moi, j’y étais entre 17 et 26 ans, alors comment être normal ?
Pour les condamnés à de longues peines, la sortie implique généralement de se soumettre à un parcours carcéral balisé, qui passe par l’affectation dans un établissement pour peines moins sécuritaire et des permissions de sortir. Il arrive que des détenus vivent relativement mal la détention dans un CD : la proportion de « pointeurs » dépasserait leur « seuil de tolérance » et les relations gardés - gardiens ont la réputation d’être empreintes d’une bienveillance mutuelle insupportable à d’aucuns. La soumission aux contraintes des permissions (à commencer par le retour à l’établissement) n’est également pas toujours simple. Les retours de permission deviennent généralement de plus en plus difficiles avec le temps. Notons ici que la famille du détenu a souvent un rôle important pour éviter sa non-réintégration de l’établissement [3]. Ainsi, Mikaël, incarcéré au centre de détention de Bapaume, raconte : « J’ai eu ma première perm en juillet 2001. C’est très, très, très dur de rentrer... J’avais oublié ici. Et c’est de plus en plus dur de rentrer. » Samir (centre de détention de Bapaume) tient des propos similaires : « Quand je suis sorti en perm, ça m’a vachement torturé : si je rentre, c’est comme si je reconnaissais les faits... » La principale difficulté à laquelle est confronté le détenu au cours de ces aménagements de peine est la conciliation de deux identités (« taulard » et homme/femme « libre ») et deux appartenances (à dedans et à dehors).
Je ne veux pas sortir en perm, car les parloirs, c’est déjà pénible... Je ne veux pas les voir tous sur moi pendant une journée, et j’imagine la crise de nerfs en repartant... Ils vont tous vouloir me raccompagner... Ah non ! (Dominique, centre de détention de Bapaume)
Au « supplice » (au sens religieux) qu’est le retour - volontaire - en prison, se superposent les difficultés propres à ce court temps passé dehors durant lequel il faudrait rattraper toutes les privations de dedans. Pendant ces permissions, le détenu et ses proches disent souvent « vouloir arrêter le temps » : outre les démarches à effectuer (et pour lesquelles le détenu a obtenu la permission), il faut « profiter » (de son entourage, de la bonne chère, etc.). En outre, des désirs que l’on réfrénait ou des plaisirs que l’on avait oubliés ressurgissent. C’est un phénomène semblable à celui que relève Duval (1998) à propos de la sexualité des marins. Son problème se poserait essentiellement lorsque celle-ci est de nouveau envisageable, voire possible : « Ce n’est pas la durée de l’embarquement, mais le moment où le navire fait route de retour, quels qu’en soient le moment et le lieu. »
A ce sujet, les permissions sont, pour beaucoup, l’occasion d’avoir des rapports sexuels, « à tout prix ». Cela semble d’ailleurs si naturel à tous qu’un chef de détention nous a affirmé veiller à ce que les détenus qui sortent en permissions « aient assez pour se payer une fille plutôt qu’ils en coincent une contre un mur ». Cette sortie, synonyme d’accès aux femmes, « distingue » définitivement le détenu du « lot de tous ».
La libido, ça travaille, mais j’ai bientôt une perm. Je vais la passer dans un hôtel, avec ma copine, avec sur la porte la pancarte : « Ne pas déranger. » Mais qu’avec ma copine, désormais... On a envie d’être sérieux. (Bertrand, maison d’arrêt de Pau)
Quand je dis que je suis atypique, c’est parce que, par exemple... J’ai pas eu de rapports sexuels depuis treize ans. Quand je suis sorti en perm, en général, les mecs te disent : « Dès que je sors, j’vais voir les putes. » Eh bien moi, pas du tout... Je suis allé voir ma famille, c’était ça l’important. Mais ça, c’est parce que je fais du sport, j’ai des activités saines... Bon, j’aurais pu aller à Pigalle. Mais moi, je me suis occupé de trouver une corde à une vieille guitare que j’avais pas vue depuis treize ans... (Hugo, maison centrale de Clairvaux)

2. Quand la porte s’ouvre...
La sortie implique de réapprendre son autonomie quand pendant des années on a été assisté, déresponsabilisé dans tous les domaines, réapprendre les façons du dehors, quand pendant longtemps on a vécu les lois particulières de l’univers carcéral : réapprendre jusqu’à ouvrir les portes. La libération signifie aussi (re)trouver une place et un rôle parmi ses proches (famille et amis). Or cette transition est d’autant plus difficile à effectuer que, pour beaucoup de détenus, « quelqu’un de dehors ne peut pas comprendre ce que veut dire être en prison pendant des années ».
Il suffit de se rendre, un matin, devant une prison, à l’heure où sortent les détenus libérés et les bénéficiaires d’une permission, pour mesurer la violence de cette sortie et le peu de personnes à les attendre. C’est plus souvent lugubre que joyeux. D’aucuns n’ont pas de quoi prévenir un proche, d’autres ne savent même pas où aller. A force d’attendre, devant les prisons, son mari, condamné à une longue peine, une femme m’avait confiée son idée de déployer un tapis rouge le jour de sa sortie : « Attends, plus de vingt piges, mais bien sûr que je vais lui sortir un vrai tapis rouge... Il manquerait plus qu’il sorte comme un chien ! »

La violence et l’irréalité de la sortie
Le constat de Martine Willoquet (in De, 1980, 47), femme de détenu, est lapidaire : « Une libération, c’est dur, très dur... » Celui de Bauer (1990, 416) l’est tout autant : « Je sais que l’on ne sort jamais vraiment de prison après y avoir tant vécu. On sort avec la prison. » Être déjà sorti de prison est loin de donner de l’assurance : on ne sait pas si on va savoir « rester dehors » et combien de temps on va « tenir ».
La plupart des ancien(ne)s détenu(e)s associent la sortie à une « violence ». Les personnes ayant purgé de longues peines expriment souvent leur impression que le monde a, depuis leur incarcération, changé (ou plutôt qu’il s’est dégradé). Hugo, toujours incarcéré à la maison centrale de Clairvaux, a bénéficié d’une permission :
Quand je suis sorti, je n’ai pas reconnu la physionomie de la France. C’est pas par racisme que je dis ça. Non, les gens sont plus pareils, ils n’ont plus de goût les gens, et surtout, c’est la féminité qui n’existe plus. Les gens n’ont plus de charme, de gentillesse. Les gens, maintenant, on dirait The Hole... D’ailleurs, je l’avais vu à l’actualité, y a beaucoup d’agressions, de violence... Et puis surtout, y a le portable... Du matin au soir, les gens sont avec leur portable, et les messages... C’est consternant : il y en a qui ont deux portables sur eux, trois portables dans la maison...
La sortie est souvent l’expérience de la désintégration : dedans, on possède les « ficelles », par des relations plus personnelles avec les surveillants ou par un statut de travailleur, parce qu’on connaît les autres détenus, etc. Dehors, « on n’est plus personne ». Cet extrait d’un texte de Woô Manh (in Collectif, 2000b, 263) évoque parfaitement la violence, à proprement parler insupportable, de la sortie :
Alors t’es sorti dans la rue et t’as gueulé et chialé... Ouais, tu voulais les descendre ces salauds, leur montrer la haine, leur montrer ce que c’était, être bousillé... Tu courais comme un cinglé, avec ton flingue dans la main. Tu hurlais j’veux pas j’veux pas et t’as tiré sur le premier uniforme venu, c’était pas possible, trop fort pour toi et quand t’as tiré, t’as senti les miradors exploser dans ta tête, t’as vu le flot péter dans tes neurones, la dernière giclée, le dernier obstacle du canasson avant l’abattoir... T’as appuyé, appuyé jusqu’à vider le chargeur.
Un sentiment d’irréalité marque souvent les premiers instants de liberté, même pour les plus courtes peines. La sensation est d’abord physique, liée à l’espace. Certains de nos interlocuteurs, condamnés à de longues peines, à Caen, qui avaient bénéficié d’une permission de sortir, ont évoqué leur trouble à la porte de l’établissement, situé sur une large avenue. Ensuite, l’ex-détenu affronte de multiples difficultés pratiques, qui sont loin d’être anecdotiques. Thibault (J’ai passé 42 ans en prison, 1989, 124, 126) raconte sa difficulté à téléphoner, à faire ses courses dans un supermarché ou à traverser la route. Il évoque aussi « cette impression que tout le monde vous regarde... », durant ces premiers jours où il se sentait « comme un animal de cirque remis en liberté dans un labyrinthe rempli d’ennemis » (ibid., 123, 126). Dedans, la vie en cellule nécessite peu de mouvements. Dehors, l’ex-détenu a souvent le sentiment que son espace vital est constamment envahi : il se sent « à vif ». Cette sensation est exacerbée au milieu des foules, perçues généralement comme « hostiles ». La violence des émotions, leur simultanéité étourdissante, exprimée par Woô Manh, se trouve aussi chez Abbot (1982, 78). Lorsqu’il est sorti de prison, à l’âge de 37 ans, il avait vécu neuf mois en liberté depuis l’âge de 12 ans.
Quand on me libéra, je ne pouvais m’orienter. Les chemises d’un bleu neutre de l’uniforme des prisons me frappèrent et m’éblouirent par une beauté qu’elles n’avaient jamais eue. Toutes les couleurs m’éblouissaient. Un bout de bois me fascinait par son toucher, sa texture. Le mouvement des choses, les nombreux prisonniers déambulant, et la multitude de leurs voix [...] m’étonnaient. J’étais lent, béat et égaré.

Ce qu’on fait en sortant
Parmi les premières choses que souhaitent faire les sortants de prison, sont souvent cités le fait de se laver (« enlever les odeurs de la prison ») et de se promener dans la nature. Sandrine exprime la soif de nature, opposée au dégoût des « murs », de son compagnon :
On ira s’installer à la montagne. Ça fait six ans qu’on en rêve... Mon mari, il dit toujours que le béton, c’est pas fait pour lui... Après quinze ans de prison, il ne veut plus en voir !
À la sortie (longtemps imaginée dans ses moindres détails et qui se déroule rarement comme prévue), les uns (se) promettent de se lâcher, les autres, à l’inverse, de se contenir. Les uns s’engagent à arrêter la boisson ou les « conneries », à être un « mari exemplaire »... Les autres jurent de s’octroyer « une cuite royale » ou « un bon joint » le premier soir... Plus âgé, Gérard, 56 ans (incarcéré à Pau), promet lui d’accomplir un pèlerinage religieux :
Quand je sors, j’embrasse la première personne que je croise ! Sinon, après, je fais un pèlerinage à Lourdes. Je suis croyant, mais pas pratiquant, mais j’ai décidé de faire ce pèlerinage.
Souvent, en sortant, les auteurs de crimes passionnels ou les mères infanticides veulent, d’abord, se recueillir sur la tombe de leur victime, afin de pouvoir, réellement, commencer le deuil. Valéry (centre de détention de Bapaume), incarcérée pour infanticide, explique ainsi :
Si j’ai eu une grosse peine, je dois la faire en la mémoire de ma fille. Je me sens très culpabilisée. J’y repense tous les soirs. J’ai pas fait le deuil de ma fille. J’ai pas eu le droit d’aller à l’enterrement de ma fille. Ça a été un double choc. La première chose que je fais en sortant, c’est d’aller sur sa tombe, j’en ai besoin. Après, le deuil se fera petit à petit.
C’est également le cas de Dominique, incarcéré au centre de détention de Bapaume, condamné pour un crime passionnel particulièrement tragique (puisqu’il a été commis lors d’une hospitalisation psychiatrique d’office) :
En sortant, je veux aller sur la tombe de mon frère et de ma soeur. Et puis sur celle de ma femme... Mettre des fleurs sur sa tombe. C’est la première chose que je veux faire en sortant
.
Être accueilli dehors
Même si la sortie a été ardemment souhaitée par les proches, il y a généralement un décalage entre ceux-ci et le sortant. La séparation crée en effet des attentes différentes de part et d’autre. Boukovski (1978, 214) décrit ainsi sa libération de l’hôpital psychiatrique :
Mais ce monde, qu’il est gentil ! Quel féroce désir il porte en lui de vous sauver. Il prend le visage des amis et des proches, avec leur affairement empressé, leurs conseils et leur aide assommante. On vous trimballe par la peau du cou, d’un endroit à l’autre [...] et il ne vous reste plus qu’à sourire bêtement : il faut bien montrer de la gratitude. De quoi parler, avec eux ; que répondre, pour n’avoir pas l’air d’un parfait crétin... Ils sont tous devenus si intelligents ; ils attendent de vous des remarques lourdes de sens et vous, vous n’avez absolument rien à dire, c’est le vide. Nous ne sommes pas dans la même dimension, dans le même rythme. Je me sentais tellement à l’aise avec mes jeunes idiots tout simples. Pourquoi m’avoir éjecté ici ?
Certains détenus refusent que leurs proches assistent à la sortie elle-même, car ils préfèrent se présenter à eux « purifiés de la prison ». Ainsi, Nicole Gérard (1972, 7) écrit :
Je n’avais pas voulu qu’ils me retrouvent devant la prison. Mon fils Marc, surtout. Combien de fois, déjà, avait-il dû, pour me revoir, pénétrer dans ces enceintes sévères, emprunter ces couloirs à l’angoissante netteté ? Nous ne pouvions, sous le regard obstiné de la surveillante, échanger que des paroles anodines et contraintes... Maintenant, je sortais du silence, j’étais, à nouveau, du côté de la vie. Il fallait effacer jusqu’à l’ombre de la geôle. Nous ferions comme si je rentrais d’un long, d’un très long voyage.
Selon l’expression de Goffman (1968, 191), le « reclus » pense souvent (et parfois à juste raison) être en présence d’une « conspiration du silence » de son entourage. La sortie signifie alors la confrontation à une réalité dissimulée, comme la maladie d’un parent qui ne venait plus au parloir, un déménagement suite à des difficultés financières, etc. La sortie n’est donc pas le moment où « tout devient simple ». Crumley et Blumenthal (1973, 778-882) soulignaient la fréquence de crises familiales à la libération du détenu. En outre, l’ex-détenu est souvent paradoxalement obligé d’afficher sa joie d’être dehors (pour les proches), malgré le bouleversement intérieur (sa « lassitude du monde ») qu’il ressent. D’ailleurs, les autres, devant qui il faut faire « bonne figure », agacent forcément, à l’instar de ce que raconte Semprun (1996, 179) à sa sortie des camps de concentration :
Les uns évitaient de vous questionner, vous traitant comme si vous reveniez d’un banal voyage à l’étranger. Vous voilà donc de retour ! [...] Les autres posaient des tas de questions superficielles, stupides - dans le genre : c’était dur, hein ? -, mais si on leur répondait, même succinctement, au plus vrai, au plus profond, opaque, indicible, de l’expérience vécue, ils devenaient muets, s’inquiétaient, agitaient les mains.
Si les autres posent les mauvaises questions, c’est, comme Semprun (ibid., 159) le concède, que « pour poser les bonnes questions, peut-être fallait-il déjà connaître les réponses ». Les exdétenus évoquent souvent leur obligation de « faire bonne figure », comme Emma le constate :
« J’ai l’impression que sous prétexte que je suis sortie, faut que j’aie l’air heureuse. » En fait, les sortants disent penser très fréquemment aux « autres », ceux qu’ils ont « laissé dedans ». Ces pensées sont à la fois empreintes de culpabilité, mais signalent également la présence « des barreaux dans la tête ». « À cette heure-ci, c’est la gamelle. Maintenant, c’est la fermeture des portes pour la nuit... Forcément que t’y penses, même longtemps après... », convient Sarah, sortie depuis cinq ans.

[1] Ce genre de peine est pratiqué aux Etats-Unis (par exemple : « de deux ans à perpétuité »)

[2] Lucien Léger, le « plus ancien prisonnier de France » (il aura effectué, à sa libération, le 3 octobre 2005, 41 ans de prison), était libérable depuis 1979

[3] Les non-retours de permissions sont comptabilisés par l’Administration dans la même catégorie que les évasions