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52 Sort-on jamais de prison ?

Publié le samedi 24 novembre 2007 | http://prison.rezo.net/52-sort-on-jamais-de-prison/

DEUXIEME CHAPITRE :
SORT-ON JAMAIS DE PRISON ?

« A celles qui m’ont remplacée aux parloirs de La Santé et d’ailleurs, je ne saurais trop rappeler que plus longue et pénible est l’attente, plus grande est la confiance qu’on mérite et le bonheur qui en découle. »
Annie LIVROZET, Femme de voyou, Paris, Les lettres libres, 1983, 154

Les individus ne sortent pas indemnes d’une incarcération, même brève : on emporte souvent la prison avec soi, comme l’exprime parfaitement la formule « avoir les barreaux dans la tête ».
L’incarcération a des effets sur la vie affective et sexuelle, au niveau des pratiques et des représentations, avec le sentiment fréquent que l’incarcération ampute des « capacités à s’émouvoir ». Aux effets de l’incarcération sur la personne détenue, s’ajoutent ceux sur ses proches et le système familial. Il n’y a pas de loi : les liens dénoués ou distendus par la prison peuvent se renouer ou se retendre à la sortie, ceux que la prison avait renforcés peuvent pâtir de la sortie.
La sortie de la prison est attendue comme un évènement dont on « doit » se réjouir : c’est la fin d’une privation de libertés. Pourtant, beaucoup de détenus considèrent que la liberté s’éprouve intérieurement : on peut, dehors, se sentir en « prison » (dans ses relations quotidiennes, dans son couple, dans son milieu social, etc.). Nous ne sommes pas dupe du renversement de stigmate parfois à l’œuvre dans de tels propos (« Vous savez, je suis peut être plus libre que vous... »). On doit néanmoins prendre en considération le sentiment - souvent ressenti par les ex-détenus - que, lorsque s’ouvrent les portes d’une prison, se referment celles de la société.

A. LES « BARREAUX DANS LA TETE »
« Il n’y a pas de courte peine. » Même après quelques mois d’une détention provisoire, beaucoup d’ex-détenus continuent à se lever et à se coucher à la même heure qu’en prison. Bien évidemment, les effets diffèrent selon la durée de la peine et les conditions d’incarcération. L’ampleur de la perturbation subie par un individu soumis à l’isolement est bizarrement similaire à celle consécutive à la promiscuité. Le viol de l’intimité a pour conséquence générale une perte de l’estime de soi, qui s’ajoute à celle de l’autonomie. L’impossibilité de tenir les autres à « bonne distance » (et donc de rester seul) est, à proprement parler, insupportable. Yvon, qui purge une peine de 23 années, a été rencontré dans le Q.I. de la maison centrale de Clairvaux :
Je ne supporte plus la promiscuité, les conversations inutiles, stériles. On est là, on est des couillons, on s’est fait prendre. Surtout avec les jeunes qui font que la fumette... C’est dur de les sortir de là, de discuter de l’actualité. [...] Je ne lis plus... En trois, quatre ans, j’ai lu peut-être six, sept, huit bouquins... Je n’arrive plus à me concentrer. J’ai demandé des journaux, les articles, c’est plus court... Même ça, j’ai du mal à me concentrer... Je pense tout le temps au dehors. Je regarde tous les scénarios possibles pour en finir avec D*** [la sous-directrice] et pour ne pas les faire.

1. Les conséquences physiques et psychologiques de l’incarcération
L’incarcération bouleverse les représentations de celui qui la subit, notamment de ceux issus de milieux sociaux privilégiés, confrontés à des rencontres et à la découverte de situations difficiles. Ainsi, Marie-Françoise, 51 ans, incarcérée à la maison d’arrêt de Pau, pour une peine de trois mois, affirme (à la veille de sa sortie) : « Ça m’a permis de voir autre chose, de rencontrer des personnes que j’aurais jamais rencontrées... » Jena, plus jeune, aussi incarcérée à la maison d’arrêt de Pau, déclare : « J’ai grave changée. J’ai appris beaucoup de choses : la patience, la tolérance, l’économie... à pas avoir les yeux fermés sur le monde. » Pourtant, à ces bénéfices secondaires qu’ils accordent à leur incarcération, beaucoup de détenus y ajoutent l’impression que la prison ampute l’individu de ses sentiments et même de sa capacité à s’émouvoir. Jean-François, incarcéré aux Baumettes, raconte ainsi :
Quand je suis sorti de ma première peine, j’avais plus de sentiment... Je sais pas quel est le mot exact... Plus personne ne comptait pour moi. Je suis redevenu comme avant grâce à ma petite amie.
Les frustrations accumulées durant la peine engendreraient l’agressivité extra-carcérale. La « parano », le « vice » et le « calcul » nécessaires à la vie en prison hantent le sortant. Fishman (1996, 197) avait noté, au retour des prisonniers de guerre, des symptômes de dépression et d’anxiété, similaires à ceux de l’incarcération. Celle-ci, y compris en détention ordinaire, atteint aussi les sens. Les détenus évoquent leur amoindrissement (notamment de la vue et de l’odorat, pouvant aller jusqu’à l’anosmie) ou l’hyperesthésie (l’exacerbation douloureuse de la sensibilité).
Gonin écrit ainsi, à propos de la perte de l’odorat, qu’elle n’est « que le premier des renoncements aux sens dont la plupart deviennent inutiles dans un environnement qui distille l’anonymat » (1991, 87).
La sociologie carcérale s’est d’abord intéressée à la socialisation dans l’institution. L’attention sur les effets psychopathologiques, à long terme, de l’emprisonnement est née de l’intérêt de la psychiatrie militaire pour les rescapés des camps de concentration nazis, qui transmettraient leur « syndrome post-KZ » à leurs enfants (Voir Première partie, p. 14).
Glaser (1964) a été le premier à observer la fréquence du « syndrome de Ganser » [1] parmi les sortants de prison. Ce type de recherche a été approfondi, notamment par Ericson et al. (1973).
Par la suite, des études ont été menées au Canada (Waller, 1974), en Angleterre (Martin, Webster, 1971), aux Pays-Bas (Moerings, 1977), en Allemagne (Albrecht, 1977) et en Belgique (Verrijdt, 1978 ; Depreeuw, 1978). Si un certain nombre d’auteurs, comme Irwin (1970) ou Peper et Kramer (1978), ont évoqué des phénomènes de transition, seuls les travaux d’Albrecht (1977) se sont concentrés sur eux. Tandis que les autres recherches se contentaient de décrire la première année de libération, Albrecht a enquêté auprès de personnes libérées depuis six ans. Il a distingué trois groupes de symptômes : la stigmatisation (caractérisée par un sentiment d’anxiété et d’incertitude à l’égard des personnes rencontrées), la modification de la personnalité (problèmes sexuels, sentiment d’infériorité, indifférence, etc.) et l’impossibilité à répondre adéquatement aux exigences de la vie en liberté (« Eingewohnungs Schwierigkeiten »). La description de Boukovski (1978, 19) donne la mesure des conséquences possibles de la solitude :
Vous avez eu tant de discussions, tant d’entretiens, tant de querelles avec les surveillants dans votre vie qu’il est impossible d’en faire le compte. Pourtant, vous ressasserez, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, ce que l’on vous a dit, ce que vous avez répondu, ce que vous auriez pu dire et que vous n’avez pas dit parce que vous n’avez pas eu l’esprit d’à propos. Et vous imaginerez de quelle manière vous auriez pu piper votre interlocuteur ou lui river son clou, lui répondre d’une manière plus caustique ou plus convaincante. Comme un disque rayé, cette conversation continue à tourner, tourner dans votre cervelle, et vous n’avez pas la force de l’arrêter. Ou encore, vous recevez de chez vous une carte postale toute bariolée et vous la regardez, vous la regardez comme un idiot : c’est tellement inattendu de voir toutes ces couleurs insolites que vous ne pouvez en détacher vos yeux.

L’isolement et la promiscuité
Les effets dévastateurs sur la vie affective de la personne détenue de la privation sensorielle - notamment des expériences de « camera silens » (Collectif, 1977, 228-233) - sont connus (et utilisés) depuis longtemps. Ils provoquent en particulier le phénomène neurophysiologique d’« habitation », c’est-à-dire la moindre perception des stimulations. Ainsi, après un an de placement en isolement, Joëlle Aubron écrivait, en 1988 (in Collectif, 2000b, 188) :
Tu « vis » le jour ou la nuit sans vraiment les distinguer l’un de l’autre. Tu perds le temps, tu perds l’envie et finalement, tu te perds toi-même. C’est cela, l’isolement total, l’extermination de ton comportement social, humain, et de ton être interne, visant à la division du corps et de l’esprit par la mort de ton unité réflexive, de ton identité.
La perte de la sensibilité, causée par le placement à l’isolement, a bien évidemment des conséquences sur la sexualité, comme le raconte Abbot (1982, 70) :
Vous ne faites plus de tractions ni autres exercices physiques dans votre petite cellule, vous ne faites plus les « quatre pas » de long en large dans votre cellule. Vous ne vous masturbez plus, vous ne pouvez imaginer aucune vision érotique d’aucune forme ; et vos organes génitaux, comme vos membres, ne fonctionnent que pour garder votre corps en vie. [...] L’isolement cellulaire peut modifier les composantes ontologiques d’une pierre.
L’isolement a évidemment des conséquences sur la vie affective de la personne détenue. L’isolement, comme l’incarcération, fait « prendre un coup de vieux », mais il prive de certaines sensations et émotions. Beaucoup de détenus ne se sentent plus « de leur âge » : ils ont, à la fois, trop mûri à cause de leurs expériences carcérales et sont immatures affectivement, comme le raconte Philippe Maurice (in Porcher-Le Bras, 1988, 102) :
Psychologiquement, le prisonnier vieillit très vite ; toutefois, cela ne signifie pas qu’il mûrisse ! Au contraire, voir les années passer sans les vivre, permet de rester jeune ! L’expérience de la vie n’est pas la même ici que dehors. Nous vivons des choses que peu de gens ont vécues et nous ne vivons guère ce que tout le monde vit.
Le sentiment de manque de maturation affective ou d’amputation est exprimé ainsi par Abbot (1982, 32), qui a passé toute sa jeunesse dans des structures carcérales :
Il y a des émotions - toute une gamme d’émotions - que je ne connais que par les mots, par la lecture et mon imagination immature. Je peux imaginer que je ressens ces émotions (et donc je sais ce qu’elles sont) mais je ne les ressens pas. A l’âge de trente-sept ans, je suis à peine un enfant précoce.
Dans sa précieuse recherche sur les conséquences médicales de l’isolement (1999, 14-18), le docteur Faucher, attachée à l’Unité de Consultation et de Soins Ambulatoires (UCSA) du centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne), écrivait : « Etre isolé, c’est n’avoir personne à regarder et personne qui vous regarde. [...] Certains éprouvent des difficultés à soutenir le regard pendant un entretien. » Le 13 octobre 1999, témoignant à Troyes (Aube), au procès des « évadés de Clairvaux » (voir Annexes, Chronologie, p. 451), qui fut aussi celui des quartiers d’isolement, elle déclarait :
La vie affective s’étiole, tellement monotone que les prisonniers n’ont finalement plus rien à dire aux familles et leur demandent de ne plus venir. [...] Ils n’ont plus aucun contact physique avec personne. J’insiste pour leur donner une poignée de main, j’ai vu des gens sursauter parce que je leur examinais l’abdomen. Ça fait des années que personne ne m’a touché, m’a dit l’un d’eux. Un autre m’a avoué qu’il y avait cinq ans qu’il n’avait pas serré la main de quelqu’un. (in Collectif, 2000b, 55)
Certes le décret de décembre 1972 a supprimé la règle du silence, mais certains établissements, comme Fresnes ou Clairvaux, continuent d’imposer aux détenus des pratiques disciplinaires et infantilisantes. Si Gonin (1991, 88) estime que « l’enfermement signe l’arrêt de mort des regards échangés, articulés à une parole », ce phénomène est plus aigu lors d’un placement à l’isolement. Cela explique sans doute, dans ces situations d’extrême solitude, la fréquente domestication par les détenus d’animaux parasitaires : les fourmis et les araignées de Pellico (1990, 55), les araignées du couloir de la mort à Huntsville, au Texas (Jackson, Christian, 1986, 269-270), etc. Citons le cas de Robert Stroud, au pénitencier d’Alcatraz, passionné par les oiseaux, au point de devenir un spécialiste reconnu, qui inspira l’ouvrage de Gaddis (Birdman of Alcatraz, 1956), puis un film (Frankenheimer, 1962). Plus modestement, Thibault (1989, 57-58) rapporte quelques cas de domestication d’animaux (comme les rats) et Koehl (2002, 87) évoque son « amitié » avec une souris. Ainsi, Nathalie Ménigon avait réclamé, en vain, au ministre de la Justice (Libération, 18 janvier 2001), le droit de s’occuper de petits animaux domestiques en détention :
En prison, il existe certes une certaine socialité, mais elle est, en quelque sorte, pervertie par le confinement et par le télescopage d’histoires personnelles souvent difficiles... L’animal peut contribuer à maintenir le lien entre la société et l’individu incarcéré... L’animal peut aussi être un lien pour le retour dans la société, pour reprendre pied dans ses responsabilités.
Les comportements visant à s’extraire de l’emprise des conséquences de l’isolement passent parfois par les automutilations. Comme le racontait également son épouse, Nadine (1989, 136), Michel Vaujour les utilisait fréquemment. Il en faisait ainsi part dans un texte lu lors d’une émission de radio (in Collectif, 2000b, 200) :
Il fut un temps où je « m’amusais » à me pendre, allant jusqu’aux limites de la perte de conscience... goût froid sur la langue. C’était le truc qui me permettait d’arrêter la spirale des pensées délirantes qui te rongent le cerveau, l’impression que ta tête va exploser. Silence. Cris dans la tête... acide qui te becquette la cervelle, doucement, lentement... Mais aujourd’hui, j’ai une autre technique que j’ai découvert par hasard (coupure accidentelle) ; lorsque le cerveau déconne trop, lorsque j’entre dans un monde autre derrière lui, alors je me fais des coupures sur le corps ; les petites brûlures, des coupures, la vue du sang, ça fixe l’attention dessus... et calme, stoppe un peu l’enfer dans la tête.
Certains chercheurs, comme De Feudis (1976), estiment que la violence, postérieure à l’incarcération, peut être considérée comme une conséquence de l’isolement : « La plupart des individus réagissent à la solitude par un état dépressif, mais lorsqu’ils sont de nouveau en contact avec des gens, ils deviennent généralement agressifs. » La promiscuité, comme l’isolement, est une violence à l’encontre de l’espace personnel dont l’individu a besoin. Cet espace personnel qui a été si souvent violé dedans, on ne sait plus comment le protéger dehors. Georges Cipriani l’exprimait dans une lettre de 1985 (in collectif, 2000b, 180) :
C’est hypercompréhensible que les mecs qui sortent de prison veuillent se retrouver seuls, car ici tu ne peux jamais être seul, avoir ton rythme, avoir tes pensées, il y a toujours cette présence ennemie.
Les récits de la sortie des quartiers d’isolement se ressemblent tous. En outre, la sortie de cette « prison dans la prison » ressemble également, d’une certaine façon, à la sortie de la prison elle-même.
Je suis comme en convalescence... Je sors de deux ans d’isolement... Mais j’ai enfin déposé mes valises. Je veux qu’on m’ouvre la grande porte, légalement. La vraie vie, enfin... Mais je ne pourrais pas oublier ceux qui restent dans les Q.I. (Frédéric, maison centrale de Clairvaux)
J’ai fait vingt-cinq mois au quartier d’isolement de F***. Je croyais que c’était ça la prison. Quand je suis arrivé dans la détention normale, là, j’ai eu un choc. Y avait une cour immense, et la foule des détenus. Pour moi, c’était la liberté. Y avait aussi le soleil... Ça m’a fait mal à la tête. (Philippe, maison centrale de Clairvaux)

Les fouilles et les atteintes à l’intégrité humaine
Les fouilles des personnes ou des établissements ne sont pas toutes justifiées par le maintien de l’ordre et de la sécurité. Elles participent à l’humiliation, comme les mises à nu, régulièrement employées comme punition. Valladares (1986, 114) explique : « il n’y a rien de plus humiliant pour un homme et qui le mette dans un tel état d’infériorité, face à un ennemi surtout, que de devoir se déshabiller et rester nu. »
Les communistes le savent, et c’est pour eux une arme psychologique. La Police politique s’en sert systématiquement dans les interrogatoires : les prisonniers sont nus, sans distinction de sexe. Si l’humiliation et la honte d’un homme sont grandes quand il lui faut comparaître ainsi devant un groupe de policiers, que dire de ce que ressent une femme ? Chez les prisonnières, de nombreux suicides et tentatives de suicide ont lieu pour échapper à cette avanie.
Ainsi, lors de la répression de la mutinerie du pénitencier national d’Haïti, le 15 novembre 2001, une mise à nu des détenus s’est effectuée en présence du directeur de l’Administration pénitentiaire. La presse avait été également convoquée. Cela évoque, bien sûr, la répression de la mutinerie d’Attica (New York State), en septembre 1971. En France, l’usage punitif de la mise à nu a été régulièrement dénoncé, comme récemment par un collectif de détenus de Bois-d’Arcy (Yvelines), suite à des violences commises au sein du quartier d’isolement (voir doc. 9.c). Chez les femmes détenues, comme le montre Hamelin (1989, 130-134), les fouilles vaginales et rectales servent principalement à humilier. Elle note aussi (ibid., 135) que plus les femmes sont anciennes dans l’institution, moins elles évoquent les fouilles. Elle impute une « perte de pudeur » à ces fouilles répétitives, qui « atteignent à ce point les personnes dans leur dignité que, pour passer à travers, il leur faut s’anesthésier. »
Je suis très pudique. J’ai été choquée quand il y a une surveillante qui m’a demandé de me baisser et puis quoi... de tousser ! J’en ai pleuré, j’étais dégoûtée... La surveillante m’a détruite en cinq minutes. (Dany, centre de détention de Bapaume)
Les fouilles des cellules, inopinées et répétitives, peuvent être similairement qualifiées de pratiques dégradantes et inutiles. Certains pays les réduisent au minimum. Ainsi, en Finlande, à la prison de sécurité maximale Hämeenlinna, les hommes et les femmes qui y purgent de longues peines peuvent signaler au personnel, par un voyant lumineux à l’extérieur de la cellule, ne pas vouloir être dérangés. D’ailleurs, les surveillants frappent à la porte avant d’entrer dans une cellule et les fouilles se font toujours en présence du détenu (Albrecht, Guyard, 2001, 73).
De plus, la cellule est, par définition, un lieu impersonnel : c’est un lieu de passage, exhalant les odeurs des autres. Elle est en ce sens comparable à la cabine pour les marins, d’après ce que décrit Duval (1998, 36). À cela s’ajoute l’absence de déférence que manifestent toutes les violations de l’intimité, caractéristiques des institutions totales (Goffman, 1974, 59-62). Similairement, Gonin (1991, 116) analyse ainsi l’absence, dans la plupart des prisons, d’intimité des toilettes :
Cette défécation publique crée sans cesse des tourments et des conflits dans le groupe des occupants d’une même cellule. [...] Garder et rendre - les vomissements sont courants - est l’alternative de l’enfermé dans sa coque assiégée.
Cette violation de l’intimité, notamment par son caractère constant (l’œilleton de la porte de cellule), participe d’une déshumanisation, comme l’écrit Lucas (Suerte, 1996, 437) :
Oui, tout voir jusqu’à l’infamie. Si l’Autre est celui qui me regarde, qui me tient sous son regard et m’interpelle, comme l’affirme Levinas, alors le détenu, regardable à merci sans réciprocité, réduit à la visibilité d’un corps-objet, perd tout caractère de personne, c’est-à-dire de ce qui fait l’essence de son humanité.

La stigmatisation
Les personnes détenues et celles qui sortent de prison ont souvent l’impression que l’incarcération les stigmatise de façon durable, voire définitive. En outre, les femmes seraient davantage stigmatisées par le « moment prison » que les hommes : ceux-ci sont d’ailleurs plus souvent attendus et soutenus par une compagne que les femmes le sont par un compagnon. La stigmatisation est en partie un phénomène d’autosuggestion : les ex-détenu(e)s pensent que, évidemment, les autres « savent », puisque « nous, on se renifle de loin, alors... » Jena (maison d’arrêt de Pau) confie ainsi : « J’ai peur du regard des autres quand je sortirai. Mais une surveillante m’a dit : “C’est pas écrit sur le front !” » De plus, la conscience que la sortie nécessite souvent un moment de réadaptation fait craindre que toutes les maladresses permettront d’être « retapissé » (« repéré »).
Ce sentiment de stigmatisation est notamment perceptible lorsqu’on demande au détenu avec qui il évoquera son incarcération. Ahmed (centre de détention de Bapaume) considère le stigmate de l’incarcération comme un obstacle rédhibitoire à une rencontre amoureuse :
Des fois, je me dis que jamais une meuf voudra de moi... Imagine ! Quand elle saura que j’ai passé douze ans au placard... C’est même pas la peine... Ma mère, elle essaie de me marier avec une cousine qu’est au bled. Elle est d’accord, parce qu’elle veut venir en France, mais j’ai pas vraiment envie...
Le délit ou le crime est souvent plus indicible que la prison elle-même. Les criminels n’imaginent notamment pas de raconter les faits à la personne qui prend (symboliquement) la place de la victime. Sonia (maison d’arrêt de Pau), incarcérée pour le meurtre de son petit ami, déclare ainsi : « Je ne sais pas si je le dirais un jour. C’est hard... Je crois pas... Ni à mes enfants, ou alors quand ils sont grands ? Ni à mon mec... »
Je ne pense pas pour l’instant me retrouver un compagnon, ou alors à très, très long terme... D’abord un travail, retrouver mes petits-enfants, et rattraper le temps perdu. (Patricia, maison d’arrêt de Pau)
Le problème est identique dans le cas d’un infanticide, notamment commis par une femme. Ainsi, Louise (maison d’arrêt de Pau) ne conçoit pas raconter à ses futurs enfants son incarcération, ni - a fortiori - les faits qui lui ont été reprochés :
Je pourrais pas raconter... Sauf à mon mari avant le mariage... Mais pas aux enfants, même aux filles. J’aurais pas la force. J’aurais pas voulu qu’ils se mettent ça dans la tête.
Le délit/crime qui a conduit la personne en prison détermine ainsi en partie les choix de vie à la libération. C’est notamment le cas de Jean-Marie, détenu à Caen :
Pour l’instant, y a un litige. Je sais pas quoi faire... Vous pourrez me donner votre avis, d’ailleurs, ça m’intéresse... C’est P*** [un détenu avec qui il est en couple] ou une femme et avoir un enfant. Mais, est-ce que j’ai le droit d’avoir un enfant avec ce que j’ai fait ?
Paradoxalement, la longueur de la peine ne détermine pas nécessairement la stigmatisation sociale des ex-détenu(e)s. Une peine relativement courte, mais effectuée sans soutien, puis une sortie où la personne n’est pas attendue, peuvent ainsi marquer les étapes d’un processus de désocialisation. Au Royaume-Uni, au début des années 1980, le ministre de l’Intérieur Whitelaw avait instauré le recours croissant aux courtes peines (la stratégie du « short sharp shock » [2]) dans le cadre d’une politique dite de « tolérance zéro ». Or les effets de cette politique ont été très discutables et ont surtout soulignés les coûts sociaux prohibitifs de l’incarcération pendant une courte durée. Au contraire, certaines personnes purgeant de longues peines - il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour l’allongement des peines... - réussissent à se créer, en prison, de nouveaux liens de solidarité, parfois même une « nouvelle famille ». La sortie paraît alors rétrospectivement comme un renouveau, un accès tant attendu à un rôle social valorisé. Cette particularité s’explique sans doute par les ressources sociales et intellectuelles propres aux personnes incarcérées, ainsi que par la nature de l’acte qui a conduit à leur incarcération : vingt années passées en prison pour un braquage stigmatisent moins que dix années d’incarcération pour viol.

2. La sexualité à la sortie

Marqué par un milieu non mixte, l’ex-détenu appréhende souvent la reprise des rapports avec les personnes de l’autre sexe. Si l’un nous dit sa confiance (« c’est comme le vélo, ça s’oublie pas »), on a davantage entendu l’angoisse ne plus « savoir faire avec les femmes ». Dans notre propre expérience de visiteuse de prison, nous avions remarqué la rudesse des poignées de main de certains détenus. D’ailleurs, quelques uns confiaient n’être plus habitués à serrer la main à une femme (que dire de la bise ?) et le trouble que cela leur procurait. Ceux qui ont déjà l’expérience d’une libération connaissent pertinemment les difficultés d’une reprise d’une sexualité « normale ». C’est par exemple le cas d’Antoine, incarcéré à la maison d’arrêt des Baumettes, et de sa compagne, rencontrée, il y a une quinzaine d’années, à sa première sortie de prison :
J’ai peur, même si la plupart des gens veulent pas admettre. Mais, sexuellement, les problèmes commencent dès le jour où on franchit la porte. Sexuellement, y a un blocage. La moindre caresse, y a une éjaculation précoce. Ma femme est consciente de ce qui l’attend... Vu qu’elle a connu ça quand elle m’a rencontré, elle connaît le problème... Il faut se réhabituer... Je pense qu’au bout d’un mois, ce sera normal... La plupart se cachent : « Tout va bien. » Ils ont un masque.
Pour les femmes détenues, on peut sans doute formuler des remarques similaires, comme le suggère la lecture d’Albertine Sarrazin (1965, 36) :
Je déteste les hommes. Non, même pas, je les ai oubliés. Regarde, Julien, comme même en caressant ta poitrine mes mains s’arrondissent, comme tu me sembles dur, comme je suis sans force...
L’anxiété provoquée par le manque de rapports sexuels est loin d’être anecdotique. Ainsi, Bettelheim (1972, 222-224) et Herling (1985, 120) évoquent, dans les camps de concentration, la peur des prisonniers de devenir impuissant. Fishman (1996, 106) a également évoqué les problèmes sexuels rencontrés par les prisonniers de guerre à leur retour. Matsakis (1988) ou Segal et al. (1976, 594-597) ont réalisé des observations similaires concernant les ex-prisonniers de la guerre du Vietnam. D’ailleurs, le suicide, évoqué par Agret (1998, 103), d’un homme à quelques heures de sa libération, après huit ans de détention, par peur de son impuissance, n’est pas un cas isolé.
Les difficultés de la reprise d’une vie sexuelle à la sortie sont souvent moins liées aux « performances » qu’à une économie du désir : ces ardeurs qu’il a fallu sublimer dedans, on les retrouve, dehors, inhibées. Lesage de La Haye évoque, dans son roman en partie autobiographique, L’Homme de métal (1995), la « réinsertion sexuelle ». Il lui consacre, dans La Guillotine du sexe (1998, 205-218), un chapitre. Il pointe essentiellement le problème de la confrontation des fantasmes (notamment homosexuels) avec la réalité :
Tout va bien lorsqu’il s’agit du désir, mais c’est le fiasco, quand il s’agit de le réaliser. Je suis encore enfermé dans mes fantasmes, les rêves, le cinéma du taulard, les photos pornographiques et la masturbation en solitaire. (Ibid., 69)
La sortie génère une accumulation de stress. L’ex-détenu, à nouveau en présence de partenaires accessibles, est également confronté, lors de premières relations, dehors, à l’impossibilité de réaliser les fantasmes de dedans. Selon Lacombe (1997, 19), certains exdétenus ne dépassent leurs difficultés sexuelles que lors d’activités orales, anales ou de simulacres de sodomie. Cette hypothèse est confirmée par certains témoignages d’ex-détenus, comme Lesage de La Haye (1998, 217) : « Ce qui l’a sauvé, lorsque Marie-Laure s’est mise à quatre pattes, c’est l’image des copains aux douches, les fesses, l’obsession perpétuelle, la souffrance et la frustration à mort. » Cependant, les appréhensions de la reprise d’une sexualité « normale » ne sont pas étrangères aux préoccupations des sortants de prison, comme le raconte Dubrieu (1993, 196) :
Au taulard alimenté d’illusions, la rencontre soudaine du réel remet du rif dans la gamberge... Ces histoires de déphasés, ce n’était pas du mélo à colporter sur les coursives mais la triste vérité de ses restes au sortir du laminoir à délinquants. [...] Avoir contemplé des femmes fantastiques, s’être masturbé devant leurs poses des centaines ou des milliers de nuits durant, et se retrouver les mains pleines de chair docile, c’était une secousse à vous démolir !
Beaucoup de détenus évoquent, à l’instar de Renald (centrale de Clairvaux) la tendance à l’éjaculation précoce provoquée par des années de masturbation :
La sexualité, ça me fait peur pour la sortie. J’ai peur de plus savoir faire. De plus savoir contenter une femme. Après tant d’années, surtout ! [...] Avec la veuve poignée pendant des années, on devient précoce. On se met à éjaculer à une vitesse inquiétante...
La difficulté, pour l’ex-détenu, est souvent d’avoir à surmonter des problèmes liés à la sortie de prison (recherche de logement, travail, etc.), simultanément à la rencontre de partenaires avec lesquels il n’arrive pas à s’investir. Les problèmes, de tous ordres, l’accaparent, rendant la situation frustrante comparée à ce qui avait pu être fantasmé antérieurement. Mohamed, sorti depuis trois mois de prison, raconte ainsi :
Moi, le problème, quand je suis sorti, c’est que je pensais que j’allais me taper les plus belles femmes du monde... Je déconne, mais c’est un peu ça, je m’imaginais faire des trucs de dingue, être un peu le Casanova des temps modernes. Ben, ça pas trop été ça... J’avais des emmerdes pour trouver du boulot, le logement... Pfft, en plus, dès que je parlais à une meuf, j’avais l’impression qu’elle voyait sur mon front « ancien taulard » d’inscrit. Y a un truc qu’il faut que je vous dise aussi, c’est que souvent on dit que le mec qui sort, il baise tout ce qui passe... Moi, je serais plutôt devenu exigeant, je trouve toujours un défaut physique.
Le récit de Serge Coutel (1985, 204) de sa libération souligne des difficultés similaires :
Naturellement doué pour l’enthousiasme, je m’étais attendu à éprouver des foudroiements d’amour et de faunesques accès de rut à tous les coins de rue. J’en guettais les signes avant-coureurs, sinon pour les réprimer, du moins pour les maîtriser, et voilà que je me découvrais au contraire d’une froideur totale ! Non pas que je n’aurais pu manifester le symptôme du désir le plus élémentaire... Mais, comme on dit, « le cœur n’y était pas »...
Beaucoup d’ex-détenus disent vouloir « rattraper le temps perdu », en multipliant les aventures. Hocine, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, évoque ainsi cette attitude : « La frustration, ça me fait péter les plombs... Quand je suis sorti, j’y allais au culot. Fallait rattraper le temps perdu... » Ces aventures sont néanmoins souvent décrites comme insatisfaisantes.
J’ai été déçu par plein de monde dehors... Mais surtout par les nanas. 80% des nanas vous quittent quand vous êtes en prison. Je fais plus confiance aux nanas. Plus elles vous traitent comme ça, plus on les prend pour des connasses, des salopes. Maintenant, excusez-moi, mais ça va être : je te prends, je te baise, casse-toi ! (Charles, maison d’arrêt des Baumettes)
Pour les personnes incarcérées pour des délits/crimes à caractère sexuel et lorsque la détention s’est accompagnée d’un cheminement thérapeutique, la sexualité à la sortie est souvent envisagée comme complètement nouvelle (et, du reste, comme se devant de l’être). Cela pourra impliquer, notamment, l’abandon de la violence lors des rapports. De son côté, Stéphane (centre de détention de Caen), qui antérieurement à son incarcération n’avait eu de rapports sexuels qu’avec des « jeunes », reconnaît désormais son orientation homosexuelle et découvrira, à sa sortie, une sexualité inédite :
A ma sortie, ma sexualité sera quelque chose de nouveau, je bosse encore dessus... Ce qui va arriver, je ne l’ai pas encore vécu, je ne sais pas encore comment ça va se passer. J’appréhende pas, je l’attends, avec une part d’angoisse, mais surtout avec impatience. L’avantage que j’ai, c’est que je peux en parler, avec mon psy, mon entourage.
Nos interlocuteurs, à l’instar de ceux de Lacombe (1997, 125 sqq.), ont évoqué leurs premières relations sexuelles à l’extérieur comme des réponses aux frustrations ressenties lors de l’incarcération : la satisfaction personnelle prime sur celle des partenaires. Pourtant, très vite, les sortant(e)s de prison font souvent le constat de François (ex-détenu) :
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la prison, ça prive pendant plein d’années de chaleur, de relations affectives, de tout ce qui est humain, en fait... et ça, on s’en rend compte en sortant, et le pire, c’est qu’on pourra jamais le rattraper.
Dans les cas de couples constitués en détention ou lorsque le détenu a déjà été incarcéré, les partenaires affrontent ensemble les difficultés sexuelles à la sortie. Souvent, ils s’y préparent et parviennent à les dédramatiser.
Je n’ai pas de crainte pour ma sexualité à la sortie. C’est pas un sujet tabou, de toute façon, on s’est pas imposé de tabou avec mon amie. Je lui ai dit : « Faut pas t’attendre, après quinze ans d’abstinence, à des exploits. » Parce qu’on a que la masturbation, à moins d’être homosexuel, et c’est une sexualité à sens unique, c’est impersonnel, il n’y a pas de partage. (Alain, centre de détention de Caen)
Malgré la connaissance des problèmes que provoque inévitablement une longue incarcération sur les capacités sexuelles, leur amoindrissement entraîne fréquemment chez la partenaire des angoisses, notamment en raison de leur caractère parfois définitif. La vie du couple peut s’en trouver fortement perturbée lorsque s’insinue, chez la femme, l’idée qu’elle n’est plus désirée.
J’en ai parlé avec le médecin qui suit E*** à la prison. Il m’a dit, de toute façon, à la sortie, faudra voir un sexologue. Il m’a dit que c’est normal, après vingt ans... Mais des fois, j’ai peur de ne pas lui plaire, tout simplement. (Madeleine, épouse de détenu)
Enfin, il faut noter que les détenus n’ont pas le monopole des problèmes sexuels : l’abstinence vécue par les compagnes peut leur faire craindre, également, des difficultés. La compagne d’un détenu, Adeline, nous confie justement :
A un moment, je n’arrêtais pas de penser à sa sortie, comment on ferait l’amour la première fois. A force d’y penser, ça devenait de plus en plus hard ! Et bien sûr que ça va pas se passer comme ça ! Mais à force d’y penser, tu imagines des trucs de plus en plus hard... Le plus con, c’est que si ça se trouve, on ne saura pas trop comment s’y prendre au début... à force d’y avoir rêvé !

B. VIVRE, REVIVRE ET SURVIVRE DEHORS
Nous avons évoqué les changements induits par l’incarcération d’un proche. Mais, à sa sortie, la famille subit un nouveau bouleversement : non seulement il faut réapprendre à vivre ensemble, mais la détention a fréquemment modifié la nature des rapports des uns aux autres et la personnalité de chacun. Le temps passé en prison est généralement considéré comme un « temps perdu ». Les détenus disent souvent « ne pas se voir vieillir » : « Je me sens le même âge que quand je suis rentré. » Mais si les années de prison « ne comptent pas », à la sortie, tout le monde prend un « coup de vieux ». Les détenus expriment fréquemment le regret de ne pas avoir profité de la vie ou des êtres chers (en particulier des enfants) et se disent saisi de « vertige » en « contemplant leur vie ». « Tu ne connais plus les gens dehors, tes gosses ont grandi sans toi » : c’est ainsi que Pascal (ex-détenu) résume sa sortie, après deux années passées en prison lorsque ses enfants étaient en bas âge. Les détenus expriment souvent le désir de « commencer leur vie » à leur sortie : une vie comme « celle de tout le monde », avec une famille et un travail comme gages de normalité. L’incarcération peut alors parfois être conçue comme l’occasion d’échapper à son sort : « J’ai eu de la chance d’aller au placard, je suis devenu quelqu’un d’autre, quelqu’un de mieux. » (Emma, ex-détenue)

1. Retrouver ses proches, reprendre son rôle
Avoir un conjoint, un fils, etc. incarcéré, entraîne souvent des changements dans la personnalité, de même façon que d’autres épreuves de l’existence (perte d’emploi, maladie, décès d’un proche, etc.). Les détenus sont souvent conscients qu’ils retrouveront, à leur sortie, leurs proches changés, comme l’exprime Guy, incarcéré à Bapaume :
A ma sortie, je sais que je vais retrouver ma femme beaucoup plus forte. L’autre jour, elle m’a dit : « Je suis blindée. » Vous savez, après tout ce qu’elle a subi, et ce qu’elle continue de subir, à part la mort, il n’y a plus grand chose de pire ! Surtout, ma femme, mais aussi mon fils, ils ont changé parce qu’ils ont tenu le coup. [...] A ma sortie, je vais revivre comme avant. Enfin, essayer... Dans la maison qu’on a achetée, avec les mêmes amis... Je ne changerais pas de trottoir.
Les changements de leurs proches peuvent être ressentis par les sortants comme radicaux, au point d’avoir l’impression de ne plus le connaître. Jean-François, actuellement détenu à la maison d’arrêt des Baumettes, en a fait l’expérience à la sortie d’une précédente peine :
Lorsque je suis tombé la première fois, j’avais dix-sept ans et mon frère quinze ans. [...] Moi, je comptais énormément pour lui, et lui comptait énormément pour moi... Et quand je suis sorti, on était comme deux étrangers. C’était de la folie. Et là, ça va me faire la même chose, mais multipliée... Ça me fait très peur.
Dehors, il peut être difficile de reprendre sa place ou de trouver « une » place. Comment reprendre son rôle de père alors que, pendant des années, on n’a vu ses enfants qu’au parloir ? Comment reprendre celui de pater familias lorsque que, pendant la détention, l’épouse s’est occupée de « tout » ? Comment adapter à dehors des relations qui fonctionnaient dedans ?
On distingue deux types de discours : l’un associe l’incarcération à une prise de conscience de l’importance du lien (« avant, on ne prenait jamais un après-midi pour se retrouver tous les deux, maintenant, on sait ce qu’est le bon temps »), l’autre nourrit une nostalgie pour une situation, certes difficile, mais emplie d’affection (« on s’est jamais parlés aussi profondément et sincèrement que lors d’un parloir »). En ce sens, la solidarité paraît parfois aux compagnes « chèrement payée ». D’ailleurs, Fishman notait déjà, à propos des Femmes de prisonniers de guerre (1996), pendant le second conflit mondial, le sentiment (ou le ressentiment ?) de certaines d’avoir perdu les plus belles années de leur vie.

Retrouver ses enfants
Les enfants sont souvent objets d’angoisse lorsque la sortie est évoquée. Les années d’incarcération n’ont pas forcément permis le maintien du lien parental et les futurs ex-détenus craignent principalement un rejet de la part de leur(s) enfant(s).
Ce que je vis là, c’est rien à coté de ce qui m’attend dehors. J’ai peur de le perdre. Là, ça fait pas aussi mal. Y a que lui qui me tienne. Je ne veux pas finir tout seul. Je veux voir d’abord avec le gosse. Mon fils, c’est ce qui me fait le plus peur, c’est qu’il ait une réaction de rejet. J’ai peur qu’on lui ait monté la tête (Dominique, maison d’arrêt de Pau)
J’ai peur de ne pas retrouver [mes enfants] à la sortie. Parce que mon ex, elle veut me retirer l’autorité. J’ai peur qu’ils me repoussent à ma sortie, quand ils seront majeurs... Je s’rais capable du pire, j’pourrais m’en prendre à la terre entière. (Patrice, centre de détention de Bapaume)
Les parents sont souvent inquiets lorsque les enfants ont été élevés durablement par une autre personne (même de la proche famille) : peur de n’être plus reconnu par ses « propres enfants » et peur de reprendre son « rôle ». Jena (maison d’arrêt de Pau) nous confie ainsi : « Mes enfants, ils s’attachent plus à ma mère. J’ai peur d’être dépassée par les événements à ma sortie. Je ferais trop attention... » Jean-Marc, détenu à Pau, est confronté au même problème : « Ma copine m’a dit : “Faut que je fasse le Papa et la Maman.” Alors quand je vais revenir, il va falloir faire doucement. »

Lorsque la prison resserre les liens..
Certaines incarcérations ressemblent à un ultime appel au secours (notamment dans le cas de mineurs) : à la libération, les sortants retrouvent (ou pensent retrouver) des proches plus conformes à leurs aspirations (plus affectueux, moins violents, etc.). Ainsi, Michael, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, déclare : « A cause de la prison, [ma mère] s’occupera peut-être plus de moi, et moi je l’aime encore plus. » Ce type de raisonnement est souvent tenu par les plus jeunes détenus vis-à-vis de leurs parents, à l’instar de Bakary, incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, âgé de 16 ans, qui explique :
[Mes parents] vont être différents quand je serais dehors, ils vont être plus stricts. C’est mieux. [...] Je vais avoir une explication avec mon père et ma mère pour qu’ils me pardonnent, je leur dois quelque chose.
Bien plus souvent qu’elle change réellement l’économie de la famille, la prison, peut également libérer la parole et permettre (enfin) l’expression de sentiments. Nadir, un mineur détenu à la maison d’arrêt de Pau, décrit ainsi le changement survenu dans ses rapports avec ses parents depuis son incarcération et leurs possibles évolutions futures :
La relation avec mes parents a changé. Elle est mieux. Avant, je leur parlais pas. Ils ne m’aiment pas plus, mais ils me le diront plus qu’ils m’aiment. Et mes grands frères vont plus me surveiller.
L’épreuve de l’incarcération a un rôle de « révélateur » et de « ciment » pour beaucoup de couples. Comme le dit Jena, détenue à la maison d’arrêt de Pau et dont la famille « s’est rapprochée » : « c’est dans le malheur que tout apparaît ». Hélène, compagne de détenu, a une vision analogue :
 Ça a renforcé les liens, on a compris qu’on s’aimait vraiment. Avant, on se prenait la tête pour rien du tout. Maintenant, on sait qu’on s’aime. La taule, pour nous, ça a été comme une preuve.

L’habitude de vivre seul
Si les proches du détenu ont appris à faire « sans lui », celui-ci a également vécu seul et a réussi (bon gré, mal gré) à s’en accommoder. Mikaël (centre de détention de Bapaume) constate ainsi : « On va reprendre une relation de couple. Mais être l’un sur l’autre, ça va être difficile. Ça va pas être évident de revivre ensemble.
De même, alors qu’il attend sa libération, Julien Sarrazin (1975, 208) exprime son angoisse de revivre avec quelqu’un :
Les bonnes femmes, les épouses fidèles, sages à la maison, hum ! [...] En vérité, aussi, l’horizon était si noir encore que je ne voyais pas du tout comment je pourrais « fonder un foyer » comme on dit si banalement. Et je m’en étais passé, de bonnes femmes, pendant treize ans, je n’avais pas l’envie d’en avoir une dans les bras, et sur les bras, tous les jours.
Beaucoup de détenus savent que, dehors, ils auront à s’adapter à un système familial qui, en leur absence, s’est modifié. Roselyne, centre de détention de Bapaume ; compare son époux au héros - bien connu pour ses qualités d’homme d’intérieur - de la série télévisuelle américaine « Who’s the boss ? » (diffusée en France sous le titre « Madame est servie »), l’acteur Tony Danza :
Il faudra réapprendre à vivre avec les enfants, ce sera un nouveau départ... Mon mari, c’est devenu un vrai homme de ménage, un « Tony Micceli » ! Il faudra surtout apprendre à vivre avec le dernier... J’ai peur de paniquer, de ne pas être à la hauteur. C’est pour cela que j’ai demandé un suivi par un psy pour dehors.
Si la sortie signifie la reprise de la vie commune et/ou familiale crée forcément une appréhension, c’est encore davantage le cas lorsque la vie de couple est une nouvelle expérience pour les partenaires (notamment pour les couples constitués en détention) :
Ma sortie, je l’envisage bien, malgré l’appréhension. Je veux vivre avec ma femme, mais je sais que ça la perturbe. Mais je lui ai dit qu’elle aura le temps de s’habituer, avec les perms. Et puis je lui dis qu’elle ne m’aura pas tout le temps sur le dos. Pour qu’elle s’habitue à mon odeur, je lui ai sorti ma robe de chambre récemment... [...] Comme je lui dis, elle a pris des habitudes de vieille fille, quelque part. (Pierre, maison centrale de Clairvaux)
La sortie, c’est une vaste question... C’est un petit peu à l’image de ce que nous avons mis en place. On a réussi à reconstruire une relation, on veut la préserver... J’aimerais vivre avec elle, mais je sais pas bien si ce sera possible. On est habitué à vivre seul. J’ai peur que ça ne nous convienne pas finalement (Christophe, centre de détention de Caen)
On nous a souvent rapporté le cas de détenus qui rompent avec la « femme de parloir », celle qui est venue pendant des années les voir. Beaucoup de femmes qui attendent, pendant des années, leur conjoint craignent une telle issue. D’ailleurs, les proches en brandissent la menace pour décourager son attente, d’autres s’en gaussent. Ces ruptures ne sont pas que le fait de « salauds », qui auraient profité et abusé de la gentillesse d’une femme. D’abord, dedans, on est plus facilement amoureux : on embellit une histoire qui, dehors, aurait tourné court. Alors, certains couples qui tenaient « par la prison » se séparent à la libération, sur un constat d’échec de la vie commune.
 
2. Changer de vie, refaire sa vie
Certains délits/crimes, par leur gravité et/ou leur victime (enfant, personne dont l’entourage est prêt à se venger), obligent leurs auteurs à changer de lieu de résidence lors de leur libération. Ainsi, Mounia, incarcérée au centre de détention de Bapaume, explique : « Je veux quitter la région. J’ai tué un arabe, alors ça serait jouer à la roulette russe que de rester. » Pour certain(e)s, la sortie de prison implique le retour au pays d’origine, où la stigmatisation sera moins forte qu’en France. Faouzi (maison centrale de Clairvaux) est, par exemple, dans cette situation :
J’ai demandé une conditionnelle-expulsion vers mon pays. Là-bas, je pourrais recommencer quelque chose de nouveau. Je voudrais ouvrir un atelier de poterie-céramique. Si je sors en France, je pourrais jamais avoir une vie normale.
De même, Ali, détenu aux Baumettes, originaire du Surinam, décrit une France « repoussoir », la « France-prison » :
Pour moi, la France, c’est pas bon. Regarde, je viens en Guyane, après, je prends la prison pour huit ans... Moi, après, fini la France ! [Il rit.] Ah non ! La France, pas bon pour moi...
Le projet de « changer de vie » s’impose souvent par le constat que les mêmes fréquentations aboutiront aux mêmes impasses et finalement à la prison. Hugo, détenu à la centrale de Clairvaux, approche de sa libération conditionnelle dont il résume ainsi l’enjeu :
J’ai pas le choix. Soit je rentre dans une petite boite, je me trouve un p’tit appart... Soit je refais des conneries. Je retourne au charbon, mais dans le mauvais sens du terme... Soit je vis de ma musique.
Ce dilemme résumé par Hugo est d’autant plus aigu pour les personnes qui ont été (ou sont encore) toxicomanes et pour lesquelles la consommation est très souvent liée aux personnes fréquentées, comme Estelle (maison d’arrêt de Pau) l’évoque :
Après, je veux repartir à T***, reprendre la Fac, recommencer sur des bonnes bases. Je veux tuer l’ancien destin, je veux renaître. En sortant d’ici, je crois que t’as envie d’oublier... Peut-être que je penserais un peu plus à moi... Quand je sors, je fais un resto, un bain, je m’occupe de moi, et surtout, je déménage, sinon je vais retomber.
« Changer de vie » n’est pas obligatoirement synonyme de la « refaire », c’est-à-dire de trouver, lorsqu’on est célibataire, un nouveau partenaire. Du reste, les détenus qui considèrent que leur incarcération est le résultat, plus ou moins direct, de mésaventures féminines, veulent surtout se préserver de rencontres amoureuses.
Je ne veux plus être avec quelqu’un. Je veux rester tout seul, j’ai trop souffert. Mais mes sœurs, elles m’en parlent souvent. J’leur dis : « Arrêtez de me casser la tête avec ça ! » C’est vrai, on est des hommes, ça manque, on se pose des questions. Mais pour moi, la souffrance l’a emporté sur la sexualité... Je veux surtout voir mes petits-enfants quand je vais sortir, ils seront déjà grands... (Dominique, centre de détention de Bapaume)
J’ai pas envie de trouver quelqu’un d’autre. Peut-être que je suis dégoûté. J’ai été trop déçu... Toutes les filles que j’ai connues, c’étaient des dragons. J’ai mal tombé, ou c’est moi qu’ai mal choisi. J’ai été trop déçu par l’amour. J’irais plus vers une femme, ça sera à elle de venir vers moi. Mais si je trouvais la bonne, je lui donnerais tout le bonheur que j’ai pas donné aux autres. Si je suis vraiment amoureux, j’suis prêt à me battre jusqu’à la mort. (Patrice, centre de détention de Bapaume)
Dans le cas de Patrice, il s’agit certainement moins d’un réel dégoût des femmes que d’une déception générale à l’égard des êtres humains :
J’ai pas eu une belle vie... Maintenant, je voudrais vivre dans la nature, tout seul, qu’on me foute la paix après... Que la société me foute la paix, j’ai payé, qu’on me foute la paix.
La considération de l’incarcération comme du « temps perdu » peut avoir été combattue par une rationalisation du temps passé en détention, par les études ou le travail notamment. Ceux-ci peuvent permettre de trouver, à la libération, un travail dont l’honnêteté s’oppose aux « conneries » antérieures. L’incarcération peut également, à l’instar de Louise (maison d’arrêt de Pau), marquer véritablement le début d’une nouvelle vie en raison des décisions prises pendant la peine, résultat d’une réflexion sur soi-même :
Je veux trouver quelqu’un quand je serais dehors. Mais j’attends d’être dehors. Je changerais ma vie, je veux sortir partout. Même si je reste proche de ma famille... Je veux passer le permis et travailler, même si je continue à vivre avec mes parents. [...] J’ai changé en prison, je fais plus attention à moi, les habits, le maquillage. Dans la tête, j’ai plus les pensées d’avant. C’est surtout grâce aux deux sœurs qui sont dans ma cellule, on parle beaucoup, elles m’ont ouvert les yeux.
Mon mari, il a neuf diplômes. Il les a tous passés en prison. C’est un travailleur... Il m’a fait plein de cadeaux de choses qu’il fait à l’intérieur. Il dessine aussi... Quand il sortira, y a pas de souci, il trouvera du travail, même si c’est pas très bien payé. Ah ça, il le dit toujours : « Les conneries, c’est fini ! » Vous imaginez, il a été condamné à perpétuité quand même... Alors il a vraiment envie de s’en sortir...
(Sandrine, compagne de détenu)
Certain(e)s, à leur sortie, commencent réellement une nouvelle vie, conséquence de leur changement, au cours de leur détention, d’orientation sexuelle. Il s’agit, parmi celles que nous avons rencontrées dans cette situation, exclusivement de personnes (hommes et femmes) devenues homosexuelles. Certains couples homosexuels, constitués en prison, conçoivent ainsi la constitution d’une véritable famille à leur libération, à l’instar de Valéry (centre de détention de Bapaume) et de sa compagne :
Ma famille a eu une très bonne réaction, ils la considèrent comme leur « bellefille ». Je l’ai annoncé au parloir tout de suite. J’ai jamais eu peur de dire quelque chose à mes grands-parents. Elle fait vraiment partie de la famille. Ma fille, elle a trouvé ça chouette, elle a dit : « Comme ça, j’aurais deux mamans ! » Elle l’appelle « môman K*** » !

C. LA REINSERTION ET LES LIENS FAMILIAUX
Sur le mur d’une prison, à la fin du XIXe siècle, Lombroso, relevait ce graffiti : « Si Dieu nous a donné les instincts de voler et que nous leur obéissons, il y en a d’autres qui ont les instincts de nous emprisonner ; alors ce monde est un théâtre fait pour divertir sempiternellement ! » (Vivent les voleurs !, 2002, 25). Chaque retour « à la case prison » souligne l’échec d’une institution dont la fonction serait l’amendement des délinquants. Alors sont brandis des symboles de réinsertion, comme Philippe Maurice, et à l’inverse, les échecs - ceux de Patrick Henry ou de Jean-Claude Bonnal (dit « le Chinois »), par exemple - sont agités par les tenants d’une répression accrue. Écrivain, animateur d’un atelier d’écriture aux Baumettes, René Frégni dresse un sombre pronostic pour les libérés : « Quand ils sortent, ils reprennent leur vie nocturne, violente et la relation avorte. Il y a une conduite d’échec. » (L’Humanité, 6 novembre 1999).
Toutefois, il est pertinent de poser la question de la récidive et du retour en prison dans la perspective de la solidarité familiale. À la libération, les « proches de détenu » deviennent des « proches d’un sortant de prison ». Albertine Sarrazin (1966, 22) compatissait ainsi à sa mère adoptive qui n’avait « décidément pas de chance : à l’instant précis où elle cess[ait] d’être mère de taularde, voilà qu’elle devient mère de tricarde [3] ». Or la sortie de prison est tellement compliquée et les obstacles à la réinsertion tellement évidents que le sortant est souvent tenté de relativiser son bonheur d’être libre :
A cela près qu’on s’y crève la paillasse pour pas grand-chose, l’honnêteté c’est comme les vacances, il faut bien en revenir un jour : la route sociale nous est barrée une fois pour toutes par le rideau de fer du casier judiciaire, nous ne grimperons jamais - le voudrions-nous - à l’échelles des caves : c’est trop tard, trop indélébile, ce n’est pas pour rien qu’on appelle « tatouages » les condamnations ; et ceux qui nous acceptent avec nos tatouages, c’est parce qu’ils ne les ont pas encore vus. (Sarrazin, 1966, 227)
Certes, la vie carcérale est contre-nature. Néanmoins, les difficultés rencontrées par les exdétenu(e)s sont parfois telles que certain(e)s trouvent la vie dehors plus pénible que dedans. Ainsi, 15% des ex-détenus interrogés par Waller (1974, 77) reconnaissent que, de temps à autre, ils se sentaient mieux en prison. Souligner les obstacles auxquels l’ancien détenu est confronté ne signifie pas prôner le crime, contrairement à ce que laissent souvent entendre les débats publics actuels sur les violences urbaines [4].

1. Les obstacles à la réinsertion
L’évocation de « la sortie de prison » est souvent liée à la question de la « réinsertion ». Le terme de « réinsertion » n’est pas étranger à un stéréotype faisant de la personne incarcérée un(e) asocial(e). Pourtant, en détention, personne ne peut échapper à une socialisation forcée : de fait, les détenu(e)s sont inséré(e)s. Par nature, la structure intègre : dehors, la tessiture de l’échange peut décevoir (« on s’occupait plus de moi quand je suis dedans »), voire enclencher une clochardisation.
Le statut de sortant de prison, à laquelle s’ajoute parfois la privation des droits, est un obstacle à l’embauche. Ainsi, la fonction publique - ne devrait-elle pas donner l’exemple ? - réclame un B2 vierge. En outre, les mesures de contrôle en cas de libération conditionnelle sont parfois très lourdes et rappelle régulièrement à l’ex-détenu son statut : elles peuvent du reste durer pendant dix ans (en cas de condamnation à la R.C.P.). De plus, les procédures de relèvement et de réhabilitation sont rarement connues des intéressés, donc peu utilisées.
Beaucoup de détenus sont confrontés, à leur sortie, à un paradoxe : incarcérés, ils ont accepté la détention pour « payer leur dette » (« être fair play » en gardant l’estime de soi). Libérés, les multiples difficultés auxquelles ils se confrontent (perte de logement, problèmes de papiers, recherche d’emploi, etc.) les induisent à penser que « tu commences vraiment à payer dehors » (Bernard, ex-détenu). D’ailleurs, comme le remarquait Hugues, âgé de 23 ans et habitué des allers-retours en prison : « Le blème, c’est pas dedans, c’est dehors que les emmerdes commencent. De toute façon, ça commence toujours dehors les emmerdes. »
La sortie de prison paraît souvent aux intéressé(e)s accaparée par les impératifs de réinsertion : trouver du travail et un logement, payer les parties civiles, etc. La vie personnelle est reléguée au second plan et est contaminée par ces soucis pratiques, comme le raconte Alain (centre de détention de Caen) :
Ça m’angoisse la question des parties civiles... Je ne veux pas que mes enfants en héritent. Déjà, j’ai dû vendre la maison que j’avais. Mais je ne voudrais pas qu’ils aient à payer ça après ma mort... Il faut que je trouve une solution, parce qu’en plus, même si je me suicide, le problème reste là !
Les enfants, moi, je ne me vois plus en faire maintenant. Mais elle en veut... Alors, un, ça ne me gêne pas. Mais avant, y a pas mal de trucs à mettre en place. Moi, quand je sors, c’est Manpower... Les vacances, ce sera pour après. (Pierre, maison centrale de Clairvaux)

Assumer versus oublier
Pour certains détenus, la sortie s’accompagne de la volonté de « tout oublier ». Moktar (incarcéré aux Baumettes) déclare ainsi : « La première heure que je passe le portail, j’oublie. C’était un rêve... Je prends des vacances, et puis après, on se serre la ceinture... »
C’est comme si j’avais été à l’étranger. J’ai des cousins qui sont venus en Europe et qui envoient de l’argent à la famille. Moi, c’est pareil. Tous les mois j’envoie un mandat... (Dennis, maison centrale de Clairvaux)
L’incarcération est souvent conçue, a priori, comme une simple « parenthèse » (mot qui revient fréquemment dans les propos des détenus), comme le dit Marie-Françoise (maison d’arrêt de Pau) : « En sortant, je n’aurais pas de haine, je ne serais pas aigrie non plus. Comme’je le dis souvent dans mes lettres, je me suis mise entre parenthèses. » Cathy (centre de détention de Bapaume) exprime des sentiments similaires : « Ma vie, j’ai essayé de la laisser à l’extérieur. Quand je sortirais, je laisserais le carcéral de côté, comme une parenthèse. » Pourtant, à moins que la peine ait été très courte et sans conséquences sociales ou familiales, la conception de l’incarcération comme une « simple » parenthèse est généralement une forme de rationalisation de ce temps irrémédiablement perdu.
Lorsqu’ils sont soutenus par leurs proches, ceux qui se proclament victimes d’une erreur judiciaire, comme Guy (centre de détention de Bapaume), souhaitent reprendre leur vie antérieure, comme une manière de continuer à clamer son innocence : « A ma sortie, je vais revivre comme avant... Enfin, essayer... Dans la maison qu’on a achetée, avec les mêmes amis... Je ne changerais pas de trottoir. » A l’inverse, la difficulté d’un certain nombre de vrais coupables n’est pas d’oublier la prison : comparée au crime/délit qui a conduit en prison, elle est anecdotique. C’est notamment avéré lorsqu’il s’agit d’un acte « passionnel », accompagné nécessairement d’un fort sentiment de culpabilité.
Tu peux pas oublier. C’est pas possible. Quand tu as fait ce que moi j’ai fait, c’est pas possible. Les images du crime, je les aurais tout le temps dans la tête. Je me demande encore pourquoi j’ai fait ça, alors je ne peux pas oublier... (Stéphane, ex-détenu)
Jacques Lerouge est un ancien condamné à mort, qui a purgé près de vingt années de prison, après la commutation de sa peine. Il est également fondateur et responsable de l’Association d’aide aux Personnes En voie de Réinsertion (APERI), qui s’occupe de personnes sortant de prison après une « longue peine ». Lors de son audition par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les prisons (Mermaz, Floch, 2000), il a déclaré :
La véritable prison, celle dont on ne parle pas, commence lorsque vous êtes libéré. C’est la pire ! Enfermé entre quatre murs, vous idéalisez la liberté, mais après dix, vingt ou trente ans de prison, la sortie est le moment le plus difficile. La société n’a pas envie de vous revoir. Le citoyen n’a pas envie de vous revoir. Il a caché ses peurs en vous mettant derrière les murs. Il ne fait que reculer l’échéance.
Le cas est forcément très différent pour les couples, constitués en détention, pour qui « ces années-là » ne peuvent pas être oubliées, voire, comme le dit Micha, pour qui leur souvenir est « parmi les plus belles choses de [s]a vie ». Duszka Maksymowicz a ainsi répondu à ma question sur ce qu’il restait, aujourd’hui, pour elle de « ces années-là » :
Un ensemble de souvenirs qui sont plus précis que pour le commun des couples : par l’écrit quotidien. Les plus de mille lettres sont archivées et toujours à portée de main. Relues parfois, surtout les premières années, mais elles sont là, à côté de moi et passeront aux enfants après notre disparition : après tout, elles ont bien été lues pas les matons ! Pour ma part, j’ai exorcisé ce temps par l’écriture et publié le témoignage non pas de mon parcours en tant que tel mais pour mettre un peu en lumière le fidèle dévouement de toutes ces femmes qui vivent une vie de galère sur toutes les routes de France et piétinent obstinément aux portes des prisons.
De son côté, son époux, Micha, répond ainsi à notre question sur la place qu’il laisse à son incarcération dans ses souvenirs :
Lorsque nous en parlons, je suis plongé dans une douceur dont je sais qu’elle ne me quittera jamais. Elle ne m’aurait jamais quitté même si nous nous étions séparés. Parloirs, courriers, absence, lettres échanges, mariage, photos... tout s’y dilue et s’y rassemble.

Dire et taire, cacher et montrer
Après un drame, les victimes disent souvent qu’elles veulent « au moins » que cela « serve ». Beaucoup de parents espèrent « au moins » que leur incarcération serve de contre-exemple à leurs enfants, ainsi que l’exprime Jean-François (incarcéré aux Baumettes) : « Si j’ai des enfants, je leur dirais tout... Je voudrais pas qu’ils fassent le même trajet que moi. Ça me fait très peur qu’ils aillent en prison... » Mais si la personne n’est pas ancrée dans une culture délinquante, évoquer l’incarcération et ses raisons implique l’intimité et la confiance. Il y a alors ceux « à qui faut le dire » et ceux « à qui ce n’est pas la peine de le dire ».
Quand je rencontrerais une femme, je serais franc dès le début avec elle. Je ne voudrais pas la perdre parce qu’elle l’a appris de la bouche d’un autre. Pareil, pour mes enfants... Je leur dirais de ne pas faire la même erreur que moi, vers dix, douze ans... (Nordine, centre de détention de Bapaume)
La question est souvent celle du niveau d’intimité de la relation amoureuse (de son « sérieux ») à partir duquel l’incarcération est dite :
Je ne sais pas si je le dirais que j’ai été en prison. Ça, c’est intéressant comme question. Surtout, à partir de quel moment, de quel degré d’intimité le dire ? Jusqu’où on peut le masquer ? (Ronan, maison centrale de Clairvaux)
Je suis en concubinage depuis quinze ans... Je l’ai rencontré quinze jours après ma sortie [de sa première peine]... Je l’ai dit tout de suite à mon amie que jesortais de prison. C’est important de le dire, mais ça se voit quelqu’un qui sort.
On est vachement déstabilisé. Vous pouvez plus affronter la vie. Elle a reçu toute mon affection.
(Antoine, maison d’arrêt des Baumettes)
J’le dirais pas à une petite amie... Non, qu’à la mère de mes gosses. Sinon, elles vont me prendre pour un j’chais pas quoi, ce serait bidon, ce serait pas à la mode... (Nadir, maison d’arrêt de Pau)
Les personnes qui sortaient de prison ont longtemps été « reléguées », ce qui limitait de fait toute possibilité de réinsertion et matérialisait leur stigmatisation. Les « interdictions de territoire » (la « trique », en argot) étiquetaient durablement les sortants de prison. Tout cela constituait l’héritage du bagne, où, sa peine finie, l’ancien bagnard devait « doubler », c’est-à-dire demeurer « relégué », pour la même durée que sa peine principale, en Guyane. Cette relégation était particulièrement cruelle, puisqu’elle signifiait une mise au ban définitive de la société pour ces personnes. Ainsi, Dieudonné, dans La Vie des forçats (1930) raconte :
Que faire, après tant d’années, de sa liberté ? Gendarme [surnom d’un forçat] demanda à conserver sa place de sonneur. C’était impossible. De force, on le libéra. Il fallut le porter au bateau qui l’emmena à Saint-Laurent. Désespéré, de faim et de tristesse, le pauvre Gendarme y trépassa. Il ne savait plus qu’être forçat.
Le sentiment d’être stigmatisé est fortement ressenti par beaucoup de sortants de prison. Il ne faut toutefois pas sous-estimer le phénomène qui permet à un certain nombre d’exdétenu(e)s de retrouver, à l’inverse, un statut en s’appuyant sur leurs « états de services ».
Portés par la nécessité de témoigner et/ou de lutter contre le système carcéral, ils transforment leur stigmate en label, simplement par leur changement de fréquentations et de milieu social. Ainsi, Albert, ex-détenu, porté à témoigner dès que l’occasion s’en présente, explique ainsi son comportement :
On ne sort jamais réellement de la prison, surtout quand on s’est pris une longue peine, des vingt ans, des perpettes... C’est important de dire que pour beaucoup d’entre nous, en fait, on sort avec la prison. C’est pas qu’on arrive pas à sortir, c’est plutôt qu’elle nous colle à la peau.
La prison peut rendre humble, repentant ou arrogant, voire convaincre d’être désormais un caïd ou un héros. Il n’y a pas de règle. D’ailleurs, le propre du stigmate, c’est qu’on peut jouer avec (selon les situations et les interlocuteurs) et le transformer, au besoin, en « prise de galon » : il devient alors un « label », qui distingue du « cave ». Combien d’ex-détenus ai-je entendu avouer que « pour se faire des filles », la prison, ça vous pose « en homme » : « un dur, un vrai, un tatoué », comme le chante Fernandel, dans Raphaël le Tatoué (Christian-Jaque, 1938). Après tout, comme le dit un proverbe russe : « L’homme accompli doit avoir passé trois ans au collège, un an à l’université et deux ans en prison. » Si l’incarcération discrédite généralement (en disqualifiant l’ex-détenu d’une vie sociale « normale », par exemple auprès d’employeurs), elle peut avoir des « bénéfices secondaires ».

2. « Amitiés de prison, amitiés de carton »
Un autre dicton renchérit : « Paroles de prison, paroles bidon. » Cela dit davantage que la difficulté à maintenir, une fois dehors, des liens constitués dedans, alors que l’amitié a pu être vécue authentiquement. Beaucoup se disent confrontés au dilemme suivant : les revoir, au risque de retourner en prison, ou « refaire leur vie », au prix d’un reniement des pairs. Ainsi, Nordine, incarcéré à Bapaume, déclare : « A ma sortie, je ne vais revoir personne. Y a une sale mentalité, chacun pour soi, marche ou crève ! Je veux tirer un trait. » De même, Hocine (maison d’arrêt de Pau) affirme ses intentions : « A ma sortie, soit je quitte la ville et je quitte tout le monde, soit je reste là et je finis ici, en prison. Je veux recommencer à zéro. »
On m’a souvent demandé si l’on peut avoir de vrais amis en prison. Oui, c’est possible. Mais, ces vrais amis, vous devez les rencontrer en prison et les laisser en prison. Moi, je faisais l’erreur de les revoir à l’extérieur. (Thibault, 1989, 82)
En outre, le délit, passible de dix ans de prison ferme, d’« association de malfaiteurs », effraie plus d’un futur ex-détenu : parmi eux, beaucoup pensent que la réunion de trois « repris de justice » est automatiquement assimilable à une « association de malfaiteurs ». La crainte que provoque une telle perspective contribue fortement à détourner certains, comme Pierre (maison centrale de Clairvaux) de leurs fréquentations carcérales :
J’veux pas garder les contacts avec les autres détenus. Se revoir dehors, c’est dangereux. S’ils bougent de leur côté, j’vais galérer. Et puis, trois sortants de prison ensemble, c’est « association de malfaiteurs », tu peux faire dix ans pour ça !
Bernard, un ex-détenu qui a été incarcéré à trois reprises, nous confiait : « On sort toujours seul. » C’est effectivement l’expérience que font la plupart des détenus, à l’instar de Charles, incarcéré aux Baumettes : « En prison, on rentre seul et on sort seul. Je l’ai appris à mes dépens. Parce que j’avais fait un peu de Légion, et je croyais que c’était le même esprit de camaraderie. » Pendant sa peine, la personne incarcérée a vu des codétenus sortir et lui promettre d’envoyer une lettre, un mandat, voire de payer un « ténor du barreau » pour obtenir sa libération au plus vite. Autant dire que ces promesses sont rarement tenues [5] et ne servent, au moment où elles sont prononcées, qu’à dédouaner le sortant de sa culpabilité d’abandonner les autres à ce qui était, l’instant d’avant, son sort. Il arrive cependant, parfois, au parloir (surtout dans les établissements pour peines) de voir d’anciens détenus rendre visite à une personne rencontrée lors de l’incarcération.

3. La famille et la prévention de la récidive
Les chiffres de la récidive peuvent être l’objet de bien des manipulations : selon la période considérée, la catégorie de crime ou de délit. La production de statistique est d’autant plus difficile que les études sont longitudinales. Réalisée sur un échantillon représentatif de condamnés libérés entre le 1er mai 1996 et le 30 avril 1997, une étude a établi que, cinq ans après la libération, 48% des individus n’ont pas eu de nouvelle infraction constatée, jugée et inscrite au casier, mais 41% ont été condamnés à une peine d’emprisonnement (Administration pénitentiaire, 2004a). Les détenus libérés après un homicide volontaire et après une agression (ou autre atteinte) sexuelle sur mineur (crime ou délit) sont ceux qui récidivent le moins (entre 23 et 30%). A l’inverse, les personnes condamnées pour vol (avec ou sans violence) et pour recel ont les taux de récidive les plus élevés (entre 57 et 75%).
Cette approche statistique est certainement simpliste, puisque la réinsertion et la récidive ne sont ni les deux faces d’un même problème, ni un dilemme : contrairement à Cusson (1981, 192), nous ne pensons pas que les sortants de prison aient forcément à choisir entre le travail et le crime. Quand l’impunité zéro n’existe pas, il ne faut pas poser la question de l’après prison en termes de récidive, mais de non-réitération. Une moindre récidive pourrait être l’indice de l’excellence de la prison comme « école du crime ».

Traiter la délinquance ou prévoir la récidive ?
Le retour en prison marque l’échec de l’institution carcérale et la réitération du délit/crime signale sa faillite à rééduquer les délinquants. L’attention du public se porte régulièrement sur la récidive des auteurs de délits/crimes portant atteinte aux personnes : les politiques pénales visant à réduire la récidive se multiplient. Le durcissement des mesures à l’encontre des récidivistes (comme la restriction de l’accès à la libération conditionnelle) inquiètent une partie de la population carcérale. En prison, on entend souvent dire : « Je préfère crever que de retomber au placard. » Aux plus virulents qui jurent de se tuer plutôt que de « se laisser attraper », beaucoup se joignent en assurant « mettre toutes les chances de leur côté », à l’instar de Gilbert, détenu au centre de détention de Caen : « Je ne veux pas revenir, j’ai mis toutes les chances de mon côté... Et puis, la prochaine fois, je prends perpette la galette ! »
Pourtant, comme l’explique Cusson (1983, 247-256), les « bonnes résolutions » ne sont pas suffisantes pour « se ranger » effectivement. La volonté de réussir dans autre chose est déterminante, y compris au regard du « prix du crime » (le mode de vie impliqué par la délinquance) ou les années passées en prison. Mais pour beaucoup, ce « retour à la case prison » - pour reprendre le titre d’un livre de Perego (1990) - a quelque chose d’inéluctable, comparable en cela avec les marins qui, s’engageant sur les navires de guerre, promettaient, à chaque fois, de ne plus revenir (Melville, 1992, 354-356).
La récidive, ça c’est un gros problème. Oui, c’est possible. Il se pourrait que je récidive. Je l’ai déjà évoqué avec le psy. [...] Ça serait bien que ça me fasse peur. Ça m’éviterait de récidiver... (Ronan, maison centrale de Clairvaux)
Depuis une vingtaine d’années, et spécialement depuis la loi du 18 juin 1998 sur l’obligation de soins, s’est mis en place un vrai « régime pénal spécial » pour les délinquants sexuels (Casile-Hugues, 2001, Lameyre, 2002) : il détermine autant l’exécution que l’application des peines. En prison, on raconte l’histoire suivante : un violeur récidiviste, à qui un juge demandait de promettre de ne plus recommencer, aurait répondu à celui-ci : « Mais, monsieur le juge, si vous demandez à quelqu’un qui n’a pas d’appétit de ne pas manger, c’est facile, le problème, c’est que moi, j’ai de l’appétit ! » Le problème de la gestion des pulsions sexuelles et des états psychiques pervers pose un problème pour l’instant insoluble aux psychiatres : ils admettent ne pas savoir les soigner et parviennent, au mieux, à les juguler grâce aux méthodes comportementales (notamment mises en oeuvre au Canada). Le thème de la castration des délinquants sexuels revient donc régulièrement en débat. Aux Etats-Unis, le cas de Larry Don Mac Quay avait suscité une polémique nationale. Condamné pour des violences sexuelles sur enfant, incarcéré au pénitencier de Lovelady (Texas), il avait publié, dans le Washington Monthly, un article, où il demandait à être privé de ses testicules afin de ne pas récidiver. Sa démarche a finalement abouti (Le Nouvel Observateur, 9 mai 1996, 1644). D’autres pays pratiquent la castration volontaire des délinquants sexuels. Ainsi, l’Allemagne a adopté en 1969 une loi l’autorisant pour les condamnés âgés d’au moins 25 ans. Ils doivent se porter volontaires, à la suite de quoi le gouvernement du Land se tourne vers une commission d’évaluation qui explique au candidat les implications médicales et psychologiques de l’acte. Si toutes les conditions sont réunies, la commission - et non le gouvernement - autorise l’opération. Entre 1970 et 1980, 440 castrations volontaires ont été autorisées. Le suivi de 104 hommes opérés a montré un risque de récidive quasi nul : une seule condamnation à neuf mois de prison pour un délit mineur. Mais la castration a des effets secondaires notables (engraissement, dégénération osseuse précoce, etc.).
Souvent pendant des décennies, l’opéré doit régulièrement recevoir des injections médicamenteuses, sans lesquelles il ne peut mener une vie normale. Le débat sur la castration volontaire a culminé en 1976, avec le décès de Jürgen Bartsch (meurtrier de quatre enfants) au cours de l’opération de castration qu’il avait acceptée. Elle est depuis tombée en désuétude : 27 cas en 1977, 22 en 1978, 6 en 1979. En moyenne, deux castrations sont désormais pratiquées annuellement et le traitement anti-hormonal permanent (« castration chimique ») est préféré, malgré l’existence d’effets secondaires.

La famille comme instrument de prévention ou indice de prédiction
Les recherches nord-américaines ont démontré la forte corrélation entre « famille stable » et « réhabilitation » ou moindre récidive. Cusson (1983, 58), distingue quatre variables prédictives de la récidive pour un homme sortant de prison : passer sa première nuit de liberté hors de son foyer ou de sa famille, se disputer avec les personnes avec qui il vit (et en particulier avec son épouse), ne pas voir ses enfants et enfin ne pas avoir une amie fréquentée régulièrement (s’il est célibataire). Selon le Home Office Statistical Bulletin (1999), les sortants privés de liens familiaux récidiveraient six fois plus dans l’année de libération. Ainsi, suite au programme mené par le Department of Correctional Services de l’état de New York, intitulé Family Reunion Program (F.R.P.), qui permet des visites familiales et/ou sexuelles de 48 heures, les auteurs ont noté une incitation au bon comportement et une moindre récidive (Howser, Grossman, Mac Donald, 1983, 27-36). De nombreuses recherches (Holt, Miller, 1972 ; Freedman, Rice, 1977, 175-183 ; Glaser, 1964) ont montré la différence significative dans le taux de récidive des détenus qui ont des visites régulières des membres de leur famille, différence expliquée par le « rôle inhibiteur de la récidive des relations familiales fortes » (Carlson, Cervera, 1991b, 330 sqq.).
À leur sortie de prison, les femmes sont rarement attendues par un compagnon. Selon Hamelin (1989, 156-157), leur réinsertion sociale serait facilitée par la présence d’enfants, conformément au schéma traditionnel et patriarcal :
Comme plusieurs de ces femmes sont issues de milieux défavorisés, ont peu de formation scolaire et sont souvent sans compétence spécifique pour marchander un statut dans le mode de production marchande, ce sont leurs enfants qui leur procurent un statut social. [...] Lorsque l’identité des femmes passe par la maternité, lorsque l’autonomie, donc les pouvoirs décisionnels leur sont enlevés, cela ne peut mener qu’à une plus grande dévalorisation et, à la longue, à une plus grande installation dans la dépendance.
En fait, cela s’explique par le rôle même attribué aux femmes en détention, comme Groman et Faugeron (1998, 368) le constatent :
Le rôle de la femme se perpétue même derrière les barreaux ; la
« resocialisation » a, chez la détenue, une signification simple : il faut lui inculquer certains standards de moralité (surtout sexuelle) et la préparer à reprendre son rôle de mère de famille dans la société.

À l’instrumentalisation des familles pendant l’incarcération et dans la perspective de la sortie (décision des libérations conditionnelles et autres aménagements de peine), se superpose le fait que la rencontre d’une femme et l’établissement d’un foyer signifient fréquemment une rupture biographique dans une carrière délinquante (Chantraine, 2004, 65). Lesage de La Haye (2002) l’explique par la fonction « responsabilisante » de l’enfant, contribuant à la réinsertion. La moindre récidive des sortants de prison vivant en couple n’est pas uniquement due au contrôle social exercé par le conjoint : le couple catalyse également les tensions. Ainsi, Jean (centrale de Clairvaux) explique : « Une compagne, ça pourrait peut-être me calmer. Parce qu’en prison, c’est toujours la tension. J’ai jamais eu de problèmes de violence quand j’étais avec quelqu’un. »
Ces dernières années, le débat sur la délinquance des mineurs a souvent été l’occasion pour les « experts » de prôner une plus grande responsabilisation de leurs parents (pour ne pas dire leur culpabilisation et leur pénalisation). D’ailleurs, selon Tissot et Tevanian (2001, 82-83), les discours des hommes politiques et des médias sur la sécurité présentent souvent les jeunes comme des « individus décivilisés » (le « sauvageon ») et utilisent même régulièrement l’image de l’enfant-loup. Ainsi, Lazerges et Balduyck (1998) ont proposé, dans leur rapport au Premier ministre, de « responsabiliser les parents de délinquants » par la suppression des allocations familiales. Cette suggestion a été reprise par le manifeste « Républicains, n’ayons plus peur ! » (septembre 1998, Le Monde). L’article L. 552-6 du Code de la sécurité sociale prévoit pourtant déjà la mise sous tutelle des allocations familiales lorsque l’éducation de l’enfant est « manifestement défectueuse ». Cet appel à la responsabilité des proches pour réduire la délinquance est souvent entendu par l’entourage des personnes incarcérées. Certaines compagnes de détenus, parfois récidivistes, nous ont assuré qu’une fois celui-ci libéré, « il aura à intérêt à filer droit ».
Ces femmes semblent parfois vouloir « faire payer » à leurs compagnons leur absence : « Avec tout ce que j’ai fait pour lui, mais s’il fait une connerie, je le tue ! » (Brigitte, épouse de détenu).
Mon mari, à la première connerie, c’est moi qui le dénonce. Ben ouais ! Parce qu’il y a des femmes, moi je les qualifie de « femmes de voyou ». Moi, c’est pas ma mentalité. Et puis, c’est pas leur rendre service. La juge [de l’application des peines], elle le sait de toute façon. Moi, je suis fille de gendarme, alors comme je lui ai écrit : « Je me porte garante d’E***. D’ailleurs, s’il est libéré, je vous donnerai des nouvelles tous les ans. » (Madeleine, épouse de détenu)
Tous les proches ne revendiquent pas une position de garants comme Madeleine : certains refusent même franchement d’assumer un quelconque rôle de contrôle sur l’ex-détenu. Ils distinguent définitivement la personne (qu’ils aiment) des délits/crimes (qu’il commet). D’ailleurs, ces proches critiquent généralement violemment les « femmes rédemptrices », qui aimeraient, pour de mauvaises raisons, un délinquant. Sans souhaiter la récidive et aspirant généralement à une vie paisible, ces femmes justifient leur attitude au nom de la liberté de leur proche qui en est, justement, si privée. Sylvie, une compagne de détenu, déclare ainsi : « Le juge, il fait son boulot, moi, je l’aime et c’est aussi un travail à plein temps ».
Je me suis un peu pris la tête avec l’un de ses frangins qui a un discours très moralisateur. Ses conneries, il les a fait tout seul, il a appelé personne, et personne l’a obligé. Alors, ça ne sert à rien que je lui tienne le discours de la réinsertion. D’ailleurs, j’y crois pas. On va pas dire à un mec qui a passé dix ans en taule : « Super, tu vas sortir et aller bosser quarante heures par semaine pour un salaire de misère, rembourser les parties civiles et mettre de l’argent de coté pour ta retraite parce que t’as un sacré retard ! » Sérieux ! Non, je peux pas ! La seule chose que je vois, c’est que je veux vivre avec lui et qu’on construira un projet de vie ensemble... Mais je ne vais pas lui fournir un projet clé en mains ! (Adeline, compagne de détenu)
La délinquance de certains est du reste un véritable choix, réfléchi et assumé, accessible ni à la sanction pénale, ni aux liens familiaux : la conjointe se doit d’être, également, une « associée » et une « guerrière ». Assurant ne rien regretter et se refusant à envisager un changement de mode de vie, Pascal (maison centrale de Clairvaux), incarcéré depuis dix-sept ans, prévient : « Avec les voleurs, on peut rien construire. J’ai mis en garde mes enfants. »

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Alors, sort-on jamais de prison ? Non, définitivement. La prison est une « mangeuse d’hommes et de femmes », dont les rares miraculés - méticuleusement sélectionnés, savamment soignés et sciemment exhibés - légitiment davantage encore son existence en dissimulant sa véritable fonction sociale.

[1] En 1897, le psychiatre allemand Ganser caractérisait le syndrome auquel on a donné son nom par trois symptômes : « Vorbeireden » (« répondre à côté »), « Vorbeihandeln » (« travailler ou actionner à côté ») et « Nichtwissenwollen » (« vouloir ne pas savoir »)

[2] Expression tirée de l’opérette The Mikado, de A. Sullivan et W. S. Gilbert (1885)

[3] Jusqu’à la loi du 17 juillet 1970 supprimant la relégation, beaucoup de sortants de prison subissaient cette autre peine

[4] Lionel Jospin (Le Monde, 7 janvier 1999 ) : « Chacun reste responsable de ses actes. Tant qu’on admettra des excuses sociologiques et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle, on ne résoudra pas ces questions. »

[5] Une « amitié de prison » comme celle qui décida Karim Khalki à tenter de libérer (à la cour d’assises de Nantes, le 19 décembre 1985) Georges Courtois, son ancien compagnon de cellule, est rarissime.