INTRODUCTION
Rappel historique
L’organisation des soins en prison a connu une évolution importante au cours des deux dernières décennies. Dans le passé, les soins aux détenus étaient dispensés par les services infirmiers et médicaux de l’administration pénitentiaire. Le ministère de la justice assurait et gérait l’ensemble de ces services situés au sein des établissements de détention : installation et aménagement des locaux ; achat des équipements médicaux ; recrutement, rémunération et gestion des personnels médicaux et auxiliaires médicaux.
Les services du ministère chargé de la santé n’avaient pas compétence pour intervenir en milieu carcéral, à l’exception des actions de prévention et de dépistage de certaines maladies infectieuses comme la tuberculose ou les maladies sexuellement transmissibles. Les détenus ne bénéficiaient pas, sous certaines exceptions, de la prise en charge des soins par les régimes de sécurité sociale.
La loi du 18 janvier 1994 [1] et le décret du 27 octobre 1994 [2] introduisent une profonde rupture par :
• le rattachement automatique des détenus au régime général d’assurance maladie et maternité de la sécurité sociale ;
• la mise en place dans les établissements pénitentiaires d’unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA [3]), confiées aux hôpitaux publics pour y assurer les soins de médecine ambulatoire ;
• la prise en charge sanitaire des détenus nécessitant une hospitalisation par le service public hospitalier, dans le cadre d’un schéma national d’hospitalisation des détenus.
A y regarder de plus près, la promulgation de la loi du 18 janvier 1994 et la publication de ses textes d’application sont l’aboutissement d’une évolution récente mais relativement rapide tendant à assurer aux personnes incarcérées une qualité et une continuité des soins équivalentes à celles dont dispose l’ensemble de la population. Cet objectif sanitaire s’inscrit lui-même dans la politique de décloisonnement menée, depuis une quinzaine d’années, par l’administration pénitentiaire.
Le rapprochement et le développement du partenariat entre le ministère de la justice et le ministère de la santé ont ainsi connu plusieurs étapes, dont les principales méritent d’être rappelées :
• 1984 : le contrôle sanitaire des établissements pénitentiaires est confié à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et aux services déconcentrés du ministère chargé de la santé ;
• 1985 : l’infirmerie centrale des prisons de Fresnes devient établissement hospitalier public national (EHPNF), puis établissement public de santé national de Fresnes (EPSNF) en 1995 ;
• 1986 : des services de psychiatrie, les services médico-psychologiques régionaux (SMPR), sont créés en milieu pénitentiaire par des établissements hospitaliers, dans le cadre de la sectorisation psychiatrique ;
• 1987 [4] : la fonction santé est confiée à des opérateurs privés dans les établissements pénitentiaires du programme 13 000 ;
• 1989 : des conventions sont signées entre les établissements pénitentiaires les plus touchés par le sida et des structures hospitalières spécialisées, les centres d’information et de soins de l’immunodéficience humaine (CISIH), aux fins d’assurer des consultations de dépistage du VIH à l’intérieur des prisons ;
• 1992 : des conventions expérimentales sont conclues entre trois établissements pénitentiaires et les établissements de santé de proximité ;
• 1993 : le Haut comité de la santé publique publie un rapport sur la santé en milieu carcéral, qui souligne la gravité des problèmes de santé en prison.
Globalement, la réforme induite par la loi du 18 janvier 1994 a concerné établissements pénitentiaires (hors ceux du programme 13 000). Des accords ont été passés avec 206 établissements de santé (131 centres hospitaliers dont 31 centres hospitaliers régionaux et 75 établissements hospitaliers à vocation principalement psychiatrique).
Une réforme d’une telle ampleur se devait d’être évaluée après quelques années de mise en œuvre. Le principe en avait été retenu par les administrations concernées.
Les travaux de commissions de réflexion et groupes de travail spécifiques, les divers rapports et notamment celui de Pierre Pradier [5] ont enrichi la réflexion sur ces thèmes. Plus récemment, les rapports des commissions d’enquête parlementaires [6], précédés de la publication du livre de Mme Véronique Vasseur « Médecin-chef à la Santé » ainsi que la mise en place d’un conseil d’orientation stratégique de la réforme pénitentiaire ont constitué la toile de fond des investigations de la présente mission.
La mission
Par note du 20 juin 2000, la garde des sceaux, ministre de la justice et la secrétaire d’Etat à la santé et aux handicapés ont demandé conjointement à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l’inspection générale des services judiciaires (IGSJ) d’évaluer l’organisation des soins et de l’hygiène des détenus (Annexe 1).
La lettre de mission rappelait tout d’abord les dispositions des articles 2 à 7 de la loi du 18 janvier 1994 qui prévoient l’affiliation des détenus au régime général de l’assurance maladie et confient aux établissements publics de santé leur prise en charge sanitaire dans l’ensemble des établissements pénitentiaires, à l’exception de ceux qui relèvent du « programme 13000 ».
Elle évoquait ensuite le dispositif mis en place pour les soins psychiatriques qui relèvent principalement des SMPR rattachés aux établissements publics spécialisés, en application du décret du 14 mars 1986 et de l’arrêté du 16 décembre 1986 relatifs à la sectorisation psychiatrique.
Etait enfin cité le contenu d’un rapport émanant du ministère de l’emploi et de la solidarité (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) faisant état, en 1997, des progrès réalisés dans les premières années d’application de la loi, tout en soulignant leur caractère inégal selon les domaines concernés.
Il était demandé aux inspections générales de procéder à une mission commune d’évaluation de l’ensemble des dispositifs de soins et d’hygiène des détenus et, en ce qui concerne les soins délivrés à l’intérieur des établissements, de porter une attention particulière à leur mode d’organisation et à leur permanence. La continuité des soins entre milieu pénitentiaire et milieu hospitalier figurait également parmi les thèmes à étudier. Enfin, il était souhaité que la mission s’attache plus particulièrement à l’analyse des problèmes spécifiques liés :
- aux traitements psychologiques et psychiatriques ;
- au mode de signalement par les personnels médicaux, paramédicaux et de surveillance des attitudes suicidaires, aux précautions prises à la suite de ces signalements et aux initiatives déjà engagées pour enrayer le phénomène ;
- à la toxicomanie et à l’accès aux traitements de substitution ;
- à la séropositivité et à l’accès aux traitements nouveaux comme à la confidentialité de la prise en charge ;
- à la mise en œuvre des suivis socio-judiciaires avec injonction de soins psychiatriques et au suivi de ceux-ci au cours des modifications du statut des détenus ;
- à la distribution des médicaments ;
- à la prise en charge du handicap ;
- à la prise en charge des pathologies lourdes, telles que l’insuffisance rénale ;
- à la situation des détenus en fin de vie ;
- à la prise en compte des soins dentaires.
Le champ des investigations prescrites aux inspections générales dans la lettre de mission s’étendait initialement à l’ensemble des établissements pénitentiaires, y compris ceux appartenant au « programme 13000 ». Toutefois, à la suite de la décision prise en décembre 2000 par la ministre de la justice de ne plus déléguer la fonction santé aux opérateurs privés, il a été décidé que la présente évaluation se limiterait, au moins dans un premier temps, aux seuls établissements de gestion directe, ce qui n’interdirait nullement aux inspecteurs d’enrichir leurs réflexions par des informations obtenues lors de visites ponctuelles menées dans des établissements du « programme 13000 ».
La mission, composée de Mme le docteur Françoise Lalande, de M. le docteur Michel Vernerey et de M. Thomas Fatome pour l’IGAS, de Mme Blandine Froment, de Mme Martine Valdès-Boulouque et de M. Jean-Michel Cailliau (ce dernier ayant toutefois été appelé à d’autres fonctions au cours des travaux) pour l’IGSJ, a travaillé avec le concours des administrations centrales des ministères de la justice et de la santé, plus spécialement la direction de l’administration pénitentiaire, la direction générale de la santé et la direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins.
Elle a visité quatorze sites et vingt-quatre établissements pénitentiaires (annexe 2) qui ont été sélectionnés pour constituer un échantillon représentatif de la situation nationale ou parce qu’ils accueillent des détenus nécessitant une prise en charge sanitaire spécifique et répondent donc plus directement à la problématique exposée dans la lettre de mission. Ont en particulier été privilégiées les visites d’établissements dotés d’un SMPR. Les inspecteurs se sont également déplacés à l’établissement d’hospitalisation public national de Fresnes, au centre national d’orientation et dans trois unités pour malades difficiles.
Lors de leurs déplacements, les membres de la mission ont rencontré les équipes médicales, les responsables de l’administration pénitentiaire, du service pénitentiaire d’insertion et de probation et certains détenus. Ils ont également dialogué avec les représentants de l’autorité judiciaire dans le cadre de réunions organisées, selon les cas, au tribunal de grande instance et/ou à la cour d’appel. Enfin, lorsque cela a été possible, ils ont eu des échanges de vue avec les directions des hôpitaux concernés.
La mission a par ailleurs entendu de nombreuses personnalités, médicales ou non, qui lui ont apporté des informations et fait part de leurs réflexions sur certains des thèmes de son étude (annexe 3), en particulier sur celui de la prise en charge des malades mentaux et des délinquants sexuels. Elle a aussi rencontré divers professionnels ainsi que des représentants du monde associatif.
A l’issue de leurs investigations, les inspecteurs ont dressé un constat : celui de l’ampleur du besoin de santé dans les prisons. Ainsi que le démontrait déjà l’enquête sur la santé des entrants dressée en 1997 par le ministère de l’emploi et de la solidarité, la situation sanitaire des personnes placées sous main de justice est, au jour de leur incarcération, globalement dégradée si on la compare à celle de la population générale d’âge comparable. Les résultats de cette enquête ont été largement corroborés par les divers éléments rassemblés dans le cadre de la mission.
Face à cet important besoin de santé, la loi du 18 janvier 1994 a incontestablement marqué des progrès décisifs, en termes d’accroissement des moyens, d’amélioration de la qualité des soins et de clarification des rôles des différents intervenants. (chapitre 1).
Néanmoins, ces progrès sont souvent entravés par un certain nombre d’obstacles liés soit à des blocages organisationnels, soit à des divergences de cultures professionnelles (chapitre 2). Les difficultés de coopération entre les différents acteurs ainsi que le problème récurrent de la gestion des gardes et escortes sont à cet égard très significatives.
Enfin et surtout, le dispositif de soins présente des lacunes importantes dans trois domaines qui s’avèrent aujourd’hui essentiels : la mise en œuvre d’une politique de santé publique, le traitement des détenus présentant des troubles mentaux et la prise en charge du vieillissement et du handicap (chapitre 3).
Pour tenter d’apporter une réponse aux obstacles et aux lacunes constatés, la mission a élaboré plusieurs recommandations (chapitre 4). Elle est consciente que si certaines de ses propositions peuvent être mises en œuvre à bref délai et sans investissement majeur, d’autres - et peut-être les plus importantes- nécessitent la rénovation du parc des établissements et la création de structures plus adaptées aux besoins de la population pénale tels qu’ils apparaissent aujourd’hui et apparaîtront demain.