Publié le lundi 17 mars 2008 | http://prison.rezo.net/2008-la-telesurveillance-en/ La télésurveillance en question L’analyse présentée ici s’appuie essentiellement sur les résultats du rapport publié en 2005 intitulé Assessing the impact of CCTV [1], rapport commandité par le Home Office (ministère de l’Intérieur britannique) et réalisé par les criminologues M.Gills et A.Spriggs, de l’université de Leicester. La raison en est que ce rapport, qui examine 13 sites et détaille ses résultats sur 176 pages, est de très loin l’étude la plus complète et la plus sérieuse effectuée sur le phénomène de la télésurveillance à ce jour [2]. 1. Effets de la télésurveillance 1.1. Résultats de l’enquête Assessing the impact of CCTV Certains semblent s’alarmer devant la nouvelle “société de surveillance” que nous prépareraient les apologistes de la télésurveillance. Ainsi le très officiel rapport de 2004 produit par le groupe d’étude Urbaneye, commissionné par l’Union Européenne dans le cadre du “Cinquième Programme-cadre de Recherche” (Fifth Framework Programme) s’intitule : “Au seuil du panoptique urbain ?”(On the Threshold to Urban Panopticon ?) [3]. Ben Hayes de l’organisation Statewatch parle quant à lui de “Big Brother qui rencontre le fanatisme du marché” à propos du Programme de Recherche sur la Sécurité de l’Union Européenne (European Security Research Project) [4]. Ceux qui promeuvent la télésurveillance comme la panacée qui résoudra tous les problèmes de délinquance et de troubles à l’ordre public, comme ceux qui voient se profiler le spectre d’une société de surveillance cauchemardesque, partagent un présupposé commun : celui d’attribuer effectivement à la télésurveillance les capacités qu’on lui prête... Ainsi, ils partagent tous les deux une forme naïve de déterminisme technologique : une croyance ingénue au pouvoir de la technologie, que celui-ci soit bénéfique ou maléfique. [5] Le tableau récapitulatif que propose l’étude Assessing the impact of CCTV (p.25) est éloquent à ce sujet. Pour chacun des 13 systèmes de télésurveillance étudiés, le nombre de délits enregistrés avant et après l’installation des caméras a été comparé au nombre de délits enregistrés durant la même période (couvrant deux ans au moins) dans une zone témoin jugée criminologiquement équivalente [6]. Ce tableau présente le rapport de la variation du nombre de délits commis dans la zone sous surveillance sur la variation du nombre de délits commis dans la zone témoin (sans caméra). Le regroupement autour du chiffre d’impact relatif de 1 (Hawkeye exclu) est précisément ce à quoi on devrait s’attendre si l’on supposait que la télésurveillance n’avait aucun effet de réduction de la criminalité et que ces tailles d’impact (y compris pour les résultats qui sont individuellement statistiquement significatifs) provenaient d’erreurs dues au hasard, dans la limite des intervalles de confiance représentés sur le graphique [7]. Le premier cas présenté (Hawkeye), où il semble que les caméras aient permis une réduction significative du nombre de crimes commis, est si particulier qu’il ne peut être comparé aux autres [8] ; nous reviendrons plus tard sur la signification de ce résultat. Ce résultat fut assez largement repris par les médias anglais à l’époque, ainsi par la BBC, qui, sur son site internet, titre le 24 février 2005 : La Télésurveillance “échoue à reduire la criminalité” (CCTV “fails to cut crime”) [9]. This Is London (équivalent du Pariscope) titre le même jour : La Télésurveillance “n’empêche pas le crime”. (CCTV “does not stop crime”) [10]. Cependant, aucune mention ni du rapport, ni des résultats qu’il présente, n’a jamais été faite dans les médias français. 1.2. Des résultats qui confirment la règle Si les médias britanniques font état des résultats de ce rapport, ils les jugent néanmoins presque tous “surprenants” [11]. Or, ces résultats ne font en fait que confirmer ce qui n’est, depuis longtemps semble t-il, qu’un secret de polichinelle pour les criminologues. La première étude aboutie sur les effets des caméras de surveillance fut rédigé en 1995 par un fervent partisan de leur utilisation, Ben Brown, alors membre du Home Office Police Research Group [13]. S’il estime (p. 63) que dans deux centre-villes étudiés sur trois “initialement la présence des caméras a eu un effet dissuasif sur tous les types de délits contre la propriété examinés”, il affirme aussi que “l’effet des caméras sur certains de ces délits a pu diminuer avec le temps”, la dissuasion n’étant durable que si elle est soutenue par des actions de police plus traditionnelles : arrestations et condamnations. Autrement dit, les caméras ne remplacent pas une police qui fonctionne. De plus, continue Brown, “l’effet des caméras sur les crimes contre la personne est moins clair”, puisque “les caméras semblent avoir eu considérablement moins d’impact sur les niveaux globaux de troubles de l’ordre public et de violences contre les personnes” et que “la présence de caméras de télésurveillance dans les zones étudiées a eu peu d’effet global sur les incidences de vols sur les personnes et de pick-pocketage”. Il conclut que “la télésurveillance semble marcher le plus efficacement quand elle est intégrée à un ensemble de mesures”, mais qu’alors “avec un ensemble de mesures il peut être difficile de séparer un élément en particulier pour le désigner comme étant à la source du succès, et donc dans ce cas la simple installation de caméras ne garantit pas une réduction de la criminalité sur le long terme.” Un autre rapport pionnier (Ditton & Short, 1999 [14]) examine l’impact de l’installation de caméras dans le centre-ville de Glasgow et dans le centre-ville d’une petite ville des environs de Glasgow, Airdrie. Airdrie est un cas célèbre de “succès” de la télésurveillance, très médiatisé en Grande-Bretagne, et sur lequel le gouvernement britannique s’est beaucoup appuyé pour justifier les subventions massives qu’il a distribuées aux autorités locales pour qu’elles s’équipent de caméras [15]. Symboliquement, Airdrie est la toute première ville d’Écosse à s’être équipée de caméras (en 1992) [16], et une baisse de 21% des délits enregistrés dans les 24 mois qui ont suivis l’installation des 12 caméras dans son centre-ville, correspondant à “772 délits évités” a permis aux autorités de déclarer que la télésurveillance permettait effectivement de réduire la criminalité. La droite d’ajustement (ligne pleine) indique que, tendanciellement au moins, le nombre de délits commis en août 1994 dans la zone sous télésurveillance se chiffre à 79% du nombre qui aurait été commis (selon la tendance indiquée par la ligne en pointillé) sans télésurveillance. Mais, outre que ces projections varieraient considérablement si l’on choisissait des intervalles de temps différents (par exemple si l’on décidait d’exprimer la tendance des 12 derniers mois avant l’installation des caméras plutôt que des 24 derniers), et ne permettent en tous cas pas de conclusions chiffrées précises, il est visible sur ce graphique que la baisse de criminalité commence bien avant l’installation des caméras (dès le mois de mai 1992) et n’a donc pas directement à voir avec celles-ci. L’inexactitude, voire le caractère fantaisiste, des projections est ici soulignée par le fait que, tandis que le graphique examinant la baisse des délits toutes catégories confondues a permis aux enquêteurs de conclure au chiffre de “772 délits évités”, le graphique qui présente la baisse des seuls délits de type 3 indique quant à lui que 1231 ont été évités - soit qu’il y eu 459 délits de type 3 évités de plus que de délits évités au total. Autant dire que tous ces résultats sont à manier avec prudence. Finalement, le facteur le plus décisif qui explique les résultats obtenus a peut-être été le timing de l’installation des caméras dans les deux centres (...) la télésurveillance a été installée dans le centre ville de Glasgow à un moment où le nombre de délits enregistrés étaient en baisse depuis deux ans. Il est difficile d’expliquer pourquoi les taux de criminalité oscillent sur le long terme. (...) Peu après la publication de ce rapport, le professeur Ditton a publiquement appelé à la création d’un organisme indépendant pour évaluer l’utilité réelle des caméras de surveillance, qui avaient été selon lui “vastement surévaluées” et présentées “au moment de leur introduction” en Grande-Bretagne comme une “solution miracle à tout” [19]. La couverture du territoire par des systèmes de télésurveillance ainsi que les subventions du gouvernement destinées à étendre ces installations ont augmenté de façon spectaculaire au cours de la dernière décennie. Il y a très peu de raisons substantielles de croire, cependant, que la télésurveillance soit efficace. L’inefficacité des caméras de surveillance est donc tout sauf une idée nouvelle, ou même surprenante. Nul besoin d’ailleurs d’être criminologue pour s’en rendre compte, comme le montre ce tableau tiré du rapport annuel de la municipalité de Douvres sur son système de télésurveillance. Malgré l’installation de 4 nouvelles caméras en 2006 (+8%), le nombre de délits commis dans la zone surveillée par les caméras a crû de 29% (397 crimes constatés en 2005) [22] 1.3. Effet sur le “sentiment de sécurité” Des enquêtes d’opinion furent réalisées par Gills & Spriggs pour déterminer si l’installation des caméras avait eu un impact sur “la crainte d’être la victime d’un délit” (worry about being the victim of a crime) et “le sentiment de sécurité” (feeling of safety) des résidents des zones sous surveillance. D’autre part, l’installation des caméras provoque une nette augmentation de “la crainte d’être la victime d’un délit” chez ceux parmi les résidents qui sont conscients de cette installation. Le caractère anxiogène des caméras tient semble t-il au fait que la zone surveillée est perçue comme plus dangereuse qu’auparavant du fait de leur présence. 2. Une inefficacité prévisible 2.1. Difficultés techniques 2.2. Problèmes de gestion du réseau Les problèmes de mise en oeuvre tiennent cependant plus à l’utilisation effective des caméras par les opérateurs, c’est-à-dire aux problèmes de gestion internes à la salle de contrôle. C’est sûr qu’on récupère la plupart des boulots en écoutant les communications de la police. C’est plus motivant... le boulot est transmis par la radio ; si on s’y met tout de suite on peut y être avant la police. On dépend des communications radios, en fait elles nous servent d’yeux et d’oreilles. Ça serait mieux si nous aussi on pouvait parler à la police [27]. Ce sont donc les policiers sur le terrain qui servent d’yeux aux caméras, et non l’inverse. La supposition du caractère automatique des effets de la télésurveillance rend paradoxalement sa mise en place complètement inefficace. Plutôt que de réfléchir précisément aux actes spécifiques que les caméras sont censées prévenir, et à la façon dont cette prévention va opérer, on assigne ainsi à leur installation des objectifs à la fois mal définis et trop ambitieux [28]. Il s’agit typiquement de “réduire la criminalité et les troubles à l’ordre public”, de “détecter et de dissuader les criminels”, de “créer un environnement plus sûr”, en plus de “réduire la crainte d’être la victime d’un délit” et “d’augmenter le sentiment de sécurité”. Les auteurs de Assessing the impact of CCTV préviennent pourtant que : Il ne faut pas en attendre trop de la télésurveillance (...) les problèmes qu’elle aide à traiter sont complexes. (...) il faut être davantage conscient du fait que réduire et prévenir le crime ne sont pas choses faciles, et que des solutions mal conçues échoueront vraisemblablement à le faire, quel que soit l’investissement financier [29]. Nouvelle panacée, on attend de la télésurveillance qu’elle mette fin à une longue liste de désordres : vols, cambriolages, violences contre les personnes, délits contre les véhicules, vandalisme, harcèlements divers, trafic de stupéfiants, jets d’ordures sur la voie publique, troubles de l’ordre public [30]. Mais ces délits ne sont ni commis par les mêmes personnes, ni commis pour les mêmes raisons, ni dans les mêmes circonstances. Présentée comme une solution “tout-en-un” censée faire baisser la criminalité en général, la télésurveillance ne répond en fait adéquatement à aucun désordre en particulier. Les auteurs du rapport sur Airdrie et Glasgow insistent d’ailleurs sur : ...la vaste surévaluation des attentes concernant la télésurveillance en ville. Il ne s’agit finalement que de quelques caméras qui filment une poignée de rues de la ville. Glasgow disposait de 32 caméras, et Airdrie de 12, mais chaque réseau n’était jamais à tout moment surveillé que par deux personnes relativement sans formation, et nos observations à Glasgow montrent qu’en certaines occasions personne ne surveillait quoi que ce soit. [31] Ditton ajoute dans un article de juillet 1999 : Pourquoi les caméras n’ont-elles pas “marché” ? A mon avis, il y avait eu avant leur installation un tel battage autour des caméras, présentées comme un remède miracle avant même d’avoir été branchées, que leurs chances de succès véritables étaient nulles. [32] 2.4. Des objectifs contradictoires Plus problématique encore que le caractère trop ambitieux ou irréfléchi des objectifs assignés à la télésurveillance, le fait que certains d’entre eux soient tout bonnement contradictoires. Un exemple à Glasgow : ...les images les plus célèbres d’un délit filmé par des caméras de surveillance montrent deux jeunes hommes qui en attaquent un troisième, pour finir par lui piétiner la tête. Ces images ont été très largement diffusées à la télévision (à l’étranger aussi), et des clichés tirés de la vidéo paraissent fréquemment dans la presse. Plus généralement, il existe une contradiction directe entre les deux objectifs majeurs de la télésurveillance, “detection” et “deterrence”, c’est-à-dire la détection et la dissuasion. Comme le soulignent Ditton & Short, il est dès lors difficile, voire impossible, d’évaluer l’efficacité des systèmes de télésurveillance, puisqu’on ne sait plus à quelle aune les juger : Une difficulté majeure est ici qu’il existe une confusion, voire une contradiction, concernant ce qu’on attend de la télésurveillance en ville. D’un côté, la capacité des caméras d’être les témoins d’incidents criminels, en l’absence de la présence physique d’officiers de police, devraient logiquement augmenter le nombre de crimes et délits ainsi enregistrés. D’autre autre côté, la simple présence des caméras devraient dissuader les contrevenants d’agir, et devrait diminuer le nombre de crimes et délits enregistrés. Si les caméras se révélaient mieux remplir le premier objectif que le second, alors le nombre de délits enregistrés augmenteraient, et ceci serait compté comme un “succès”. Si, au contraire, elles se révélaient mieux remplir le second objectif que le premier, le taux de criminalité diminuerait, et c’est alors cela qui serait compté comme un “succès” [34]. L’évaluation des effets (si effets il y a) des systèmes de télésurveillance relève ainsi de la pétition de principe. Une baisse du taux de criminalité peut signifier, au choix, soit que les caméras sont un moyen efficace de dissuader les contrevenants de passer à l’acte, soit qu’elles sont un moyen inefficace d’enregistrer les actes délictueux. A l’inverse, et également au choix, une hausse du taux de criminalité peut signifier soit que les caméras sont un moyen efficace d’enregistrer les délits, soit qu’elles sont un moyen inefficace de dissuader les contrevenants. Enfin, il est important de souligner que la société avait choisi de faire du système de télésurveillance un outil de dissuasion, plutôt que de s’en servir pour attraper ou poursuivre les contrevenants. De ce fait, les écrans étaient plus grands que la moyenne (70 cm), avec une bonne qualité d’image, et étaient spécialement positionnés pour être bien en vue (en étant accrochés assez bas dans le magasin). Les images étaient enregistrées sur cassette mais ne faisaient pas toujours l’objet d’un visionnage en temps réel. (...) Pour ces raisons, il faut noter qu’on ne pouvait pas vraiment attendre du système de télésurveillance qu’il permette d’attraper ou de poursuivre les contrevenants, puisque cela n’était le résultat visé ni par l’installation ni par l’utilisation du système [36]. En l’absence d’une détection des délits, donc de poursuites, l’effet des caméras ne repose cependant plus que sur leur hypothétique pouvoir d’intimidation. Autrement dit, il faut espérer que les contrevenants “croient” à la télésurveillance pour que celle-ci marche, alors même qu’en signalant l’emplacement des caméras on leur donne tous les moyens pour déjouer leur surveillance. L’effet dissuasif des caméras n’est par ailleurs durable que si des poursuites effectives viennent “crédibiliser” la dissuasion. A l’inverse de la dissuasion, l’utilisation de la télésurveillance comme instrument de détection ou d’enregistrement suppose que les délits aient lieu pour opérer, donc que les contrevenants ignorent la présence des caméras. Des caméras délibérément dissimulées ont ainsi pu être installées autour des rails de chemin de fer dans le Hertfordshire [37]. La logique d’une telle installation peut sembler paradoxale ; pour citer un lecteur du Daily Telegraph, qui reprend une critique souvent adressée aux systèmes de télésurveillance : “Comment peut-on se sentir rassuré par la présence de caméras ? Tout ce qu’elle veut dire, c’est que quelqu’un pourra vous regarder en train de vous faire agresser, tabasser, violer, ou assassiner.” [38] Ainsi, tandis qu’entre 1996 et 2002 le nombre d’opérateurs passe de 24 à 32, le nombre d’incidents repérés par opérateur passe de 495 à 1496. Tandis que le nombre de caméras installées triple, le nombre d’incidents repérés par caméra passe de 103 à 152. Le moins que l’on puisse dire est que, malgré l’extension massive du réseau de télésurveillance, une baisse de la criminalité n’a pas été au rendez-vous. 2.5. Déplacement plutôt que suppression des délits En tout état de cause, les mesures situationnelles de lutte contre la criminalité (dont la télésurveillance) ne s’attaquent pas aux motifs qui poussent à l’acte délictueux, mais visent simplement à rendre l’effectuation de celui-ci plus difficile. Logiquement donc, dissuasion ou détection n’aboutissent pas à une disparition de la criminalité, mais à son déplacement : selon la formule de Gills & Spriggs, le déplacement est “le talon d’Achille des mesures situationnelles” [40]. Dans la zone où il y a eu une augmentation statistiquement significative du vol à l’étalage, il est peu probable que cela puisse être attribué à une augmentation des signalements (...) il est plus probable que cela soit le résultat du Système de Radio pour Commerces (Radio Retail System) nouvellement mis en place à l’intérieur de la zone témoin, et qui a provoqué un déplacement des vols à l’étalage vers la zone sous surveillance [43]. Si la télésurveillance a un effet sur la criminalité, c’est donc essentiellement qu’elle la déplace. Il serait d’ailleurs irrationnel de croire que l’on puisse supprimer la délinquance sans agir ni sur les habitudes ni sur les besoins matériels réels des contrevenants. 2.6. Pratiques discriminatoires, ennui, voyeurisme La partie la plus déficiente de la formation concerne comment identifier les comportements suspects, quand il est pertinent de suivre des individus ou des groupes, et à quel moment filmer des personnes ou des incidents de plus près. Il est tenu pour acquis que les réponses à ces questions sont évidentes, ou relèvent du bon sens. Dans ces conditions, il n’est pas très surprenant que le visionnage des images se fassent très largement en fonction des préjugés des opérateurs sur le caractère a priori criminel de certaines attitudes ou de certaines populations. Le regard des caméras ne se porte pas de façon égale sur tous les utilisateurs de l’espace urbain, mais davantage sur ceux que les stéréotypes définissent comme des déviants potentiels, ou sur ceux dont l’apparence, ou l’attitude, sont jugées peu recommendables par les opérateurs. De cette façon, les jeunes, et d’abord ceux qui se trouvent déjà socialement et économiquement à la marge, peuvent faire l’objet d’interpellations autoritaires et d’une stigmatisation officielle, et plutôt que de contribuer à la justice sociale par la réduction de la délinquance, la télésurveillance devient simplement un outil d’injustice via l’amplification de pratiques policières différenciées et discriminatoires [45]. Le regard discriminatoire des caméras ne tient pas qu’aux préjugés des opérateurs, il est parfois inscrit dans les directives officielles : ainsi la municipalité de Leicester précise dans son code d’utilisation qu’il “ne sera pas fait usage du réseau de télésurveillance pour poursuivre les auteurs de violations mineures du code de la route” [46]. “De cette manière”, commentent Norris & Armstrong, “la sous-représentation des contrevenants plus vieux et plus aisés est gravé dans les procédures opératoires du système, qui atténuent l’impact sur ceux-ci du scrutement par les caméras” [47]. 3. Coûts de la télésurveillance Le coût des systèmes de télésurveillance varie considérablement en fonction des caractéristiques géographiques et techniques retenues. Les coûts d’installation par caméra, dans le cas des systèmes étudiés dans Assessing the impact of CCTV, vont de 6000 £ environ à 34000 £ environ. Le coût du matériel compte pour 80% du coût total d’installation. Les coûts de maintenance annuelle vont de 1000 £ environ à 8200 £ environ. Le seul système qui ait donné lieu à des effets probants est celui de Hawkeye. Les raisons de ce succès tiennent aux conditions très spécifiques de son installation et aux objectifs très précis qui lui étaient assignés. Il s’agissait d’un ensemble de 646 caméras répartis sur 60 parkings dans la région de Londres. L’objectif de cette installation était uniquement de réduire les atteintes contre les véhicules. De plus, les zones surveillées étaient d’un accès limité et très facilement contrôlable. A raison de 10000 m² par parking (estimation), la densité de couverture était de 1077 caméras par km², soit une densité en moyenne 10 fois supérieure aux autres systèmes. La réduction concerne donc des délits très spécifiques, dans une situation très spécifique, et pour un coût prohibitif. Quant à la rentabilité des systèmes en termes de d’arrestations par caméra, elle est extrêmement faible. Ditton & Short indique qu’en 1995, 290 arrestations furent liées de près ou de loin aux 32 caméras installées à Glasgow. Norris & Armstrong (1999) ont constaté, après avoir passé 592 heures en compagnie d’opérateurs, que sur 900 opérations de surveillance ciblées, les services de police n’étaient intervenus que 45 fois, pour un total de 12 arrestations. Aucune corrélation n’existe non plus entre le taux d’élucidation des délits et le nombre de caméras installées. Ainsi, un rapport récent indique que, tandis que le borough londonien de Wandsworth compte 993 caméras, celui de Tower Hamlets, 824, celui de Greenwich, 747 et celui de Lewisham, 730, les taux d’élucidation respectifs de ces boroughs n’atteint pas la moyenne londonienne de 21% ; le borough de Brent, qui possède le meilleur taux d’élucidation du Grand Londres (25,9%), ne dispose que de 164 caméras [48].
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