Saisine n°2007-24
AVIS ET RECOMMANDATIONS
de la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité
à la suite de sa saisine, le 12 mars 2007,
par Mme Nicole BORVO, sénatrice de Paris
La Commission nationale de déontologie de la sécurité a été saisie, le 12 mars 2007, par Mme Nicole BORVO, sénatrice de Paris, des conditions dans lesquelles se sont déroulées les extractions médicales vers le centre hospitalier de Creil de MM. R.F. et T.K., détenus au centre pénitentiaire de Liancourt.
La Commission a pris connaissance de l’enquête de l’Inspection de l’administration pénitentiaire.
La Commission a entendu MM. R.F. et T.K., détenus, ainsi que M. H., surveillant brigadier, M. G.P., directeur du centre pénitentiaire de Liancourt, et le Dr S., de l’hôpital de Creil.
> LES FAITS
- M. R.F., détenu, est dans sa quatre-vingt-deuxième année. Après une chute ancienne ayant provoqué une fracture du bras, il porte encore le bras gauche en bandoulière.
Atteint d’une longue maladie, il subit des examens réguliers tous les trois mois.
Selon lui, le 20 juillet 2006, il a été transporté vers l’hôpital de Creil. Durant son transport, il n’a été ni menotté ni entravé. A l’arrivée à l’hôpital, un surveillant lui a mis une menotte à la main droite qui était reliée à une « laisse ». Il a traversé le service des urgences pour se rendre à sa consultation ; dans le cabinet médical, sa menotte a été enlevée et la consultation a eu lieu en présence de deux surveillants. En partant, il a été à nouveau menotté dans les mêmes conditions.
Auditionné par la Commission, M. H., surveillant brigadier, a indiqué que la fiche d’extraction médicale de ce détenu mentionne : « Port de menottes et d’entraves ». Il a précisé qu’affecté avec trois autres surveillants au transfert ou à l’extraction des détenus, c’est à eux de juger en dernier ressort de quelle manière les mesures de sécurité mentionnées sur la fiche sont appliquées ponctuellement.
Dans le cas de M. R.F., il assure que celui-ci n’a pas été menotté.
- M. T.K., détenu, doit, sur la recommandation d’un médecin de l’UCSA de Liancourt, se faire examiner à l’hôpital de Creil, dans le service ORL, car il « perd la voix ».
D’après lui, après que cette consultation prévue en novembre 2006 a été annulée au dernier moment, elle a été reprogrammée le 4 janvier 2007.
Ayant fait l’objet d’une fouille corporelle avant le départ, il a été menotté devant et entravé dans le fourgon. Alors qu’il protestait contre la mise des entraves, un surveillant lui aurait répondu : « Soit c’est comme ça, soit vous retournez d’où vous venez ! ».
Arrivé à l’hôpital de Creil, il a été désentravé, tout en restant menotté avec la « laisse ». Il a traversé un couloir où il y avait beaucoup de monde et est resté sur un banc pendant vingt-cinq minutes, se sentant « très humilié d’être ainsi montré à des personnes qu’[il] ne connaissait pas ».
Reçu dans le cabinet de consultation, il indique avoir subi une fibroscopie, menotté en présence de trois surveillants. Lorsque l’examen a commencé, stressé, il a bougé. Selon lui, le médecin aurait demandé à un surveillant de le tenir. Celui-ci aurait mis un genou sur ses jambes pour l’empêcher de bouger, pendant qu’une infirmière, assistant le médecin, lui tirait la langue.
Selon M. T.K., le médecin aurait dit à un surveillant, tout en rédigeant son certificat médical :
« Aspect tumoral sur les cordes vocales ». M. T.K. indique n’avoir pris connaissance du diagnostic qu’un mois après la consultation, le médecin ne lui ayant donné aucune indication après l’examen.
Reconduit dans le fourgon, il a à nouveau été entravé. D’après lui, au cours du trajet, demandant à un surveillant ce que le médecin avait constaté, l’un des surveillants lui avait répondu qu’il avait un cancer, alors qu’un autre aurait dit : « Non, non, on ne sait pas encore, il a une tumeur ».
Le lendemain, M. T.K. a demandé au médecin généraliste de l’UCSA de lui remettre le certificat médical relatant le diagnostic réalisé la veille, ce qui lui aurait été refusé. D’après lui, ce certificat lui a été remis le jour où l’Inspection de l’administration pénitentiaire est venue à Liancourt à la demande de la CNDS.
- M. H., surveillant brigadier, en charge à l’époque des faits de l’exécution des extractions des détenus vers l’hôpital, a indiqué à la Commission que les moyens de contrainte applicables à un détenu lors de son extraction sont inscrits sur une fiche d’extraction médicale, établie par le personnel d’encadrement, du directeur jusqu’au premier surveillant, en cas d’urgence. Elle est remplie en fonction de la dangerosité du détenu, de sa pathologie et des interdictions du territoire français.
Il a précisé que dans le cas de M. R.F., sa fiche de suivi mentionnait : « Port des menottes et entraves ». En l’occurrence, c’est « à nous (quatre personnes affectées au transfert ou à l’extraction, qui travaillent de jour, hormis les week-end et la nuit) de juger de quelle manière on applique ponctuellement ces prescriptions ». Il indique que M. R.F. n’a pas été menotté à une chaîne d’accompagnement lors de cette consultation.
En ce qui concerne la consultation de M. T.K., le surveillant brigadier confirme que celui-ci était menotté et entravé dans le fourgon. Il justifie ces mesures par le fait que M. T.K. était interdit du territoire français.
Interrogé par la Commission sur la contradiction entre le fait que M. T.K. ait bénéficié d’une permission de sortie du 24 au 27 décembre 2006 et le fait qu’il ait été menotté et entravé lors d’une extraction médicale le 4 janvier 2007, M. H. a indiqué qu’il n’avait pas connaissance des permissions de sortie de M. T.K.
Interrogé par la Commission sur la présence de plusieurs surveillants pendant les consultations de MM. R.F. et T.K., M. H. a indiqué qu’il s’agissait d’une pratique habituelle lorsque la porte de la salle d’examen n’est pas munie d’un hublot, précisant qu’à l’hôpital de Creil, seules les portes des urgences en sont munies. Il a ajouté que cela faisait environ dix ans qu’il demandait la pose de hublots sur les portes, afin de préserver la confidentialité tout en assurant la sécurité.
M. H. a indiqué que le 4 janvier 2007, M. T.K n’avait pas subi de fibroscopie, qu’il ne l’avait pas maintenu avec son genou, et qu’il n’avait jamais parlé d’un éventuel diagnostic avec ce détenu ou avec les autres surveillants présents.
Le Dr S., médecin depuis 25 ans à Creil a indiqué à la Commission que la prise des rendez-vous des détenus était toujours anonyme, qu’il ne connaissait l’identité du patient qu’au moment de la consultation, en consultant le dossier médical qui lui est remis scellé.
Il a précisé : « Depuis 25 ans, dans 99 % des cas, les détenus arrivent avec des entraves aux mains et une chaîne d’accompagnement. Il ne m’appartient pas de demander au personnel pénitentiaire d’enlever les menottes, sauf si le geste médical que je dois faire le nécessite. »
Dans le cas de M. T.K., le Dr S. confirme que trois surveillants étaient présents dans la salle d’examen, qu’il a subi une fibroscopie avec une anesthésie locale et qu’un membre du personnel de l’administration pénitentiaire a posé sa main sur le détenu, comme cela se pratique dans le cas d’examen un peu stressant, sans préciser si la main était posée sur M. T.K. ou si elle le maintenait immobile, ajoutant toutefois qu’il était sûr qu’il n’y avait eu aucune violence sur ce détenu.
Le Dr S. a ajouté : « Tant que nous n’aurons pas les moyens d’avoir une information qui nous permette de juger de la dangerosité d’un détenu, le principe de précaution imposera de se fier aux mesures prises par le personnel pénitentiaire. »
Au sujet du respect de la confidentialité de l’examen, il a souligné qu’elle avait été respectée, car « toutes les personnes présentes, de l’infirmière aux trois surveillants, étaient toutes soumises au secret professionnel, et moi-même au secret médical. »
> AVIS
La circulaire du 18 novembre 2004, relative à l’organisation des escortes pénitentiaires, précise qu’« il appartient au chef d’établissement, en considération de la dangerosité du détenu pour autrui ou pour lui-même, des risques d’évasion et de son état de santé, de définir si le détenu doit ou non faire l’objet de moyens de contrainte, et d’en préciser la nature, soit des menottes, soit des entraves, soit les deux moyens en même temps, lorsque la personnalité du détenu le justifie et son état de santé le permet (...) » ; « dans tous les cas, le personnel pénitentiaire doit garder à l’esprit que l’usage des menottes ou entraves est décidé par le chef d’établissement ou la personne qu’il désigne et doit faire l’objet d’une appréciation individualisée ».
Bien que condamné à une longue peine, la situation de M. R.F., tant par ses difficultés de motricité qu’en raison de son âge, n’aurait pas due être analysée comme comportant un risque plausible d’évasion en cas d’extraction.
Si le brigadier surveillant ne lui a, de sa propre initiative, pas fait poser des entraves lors du trajet, comme prévu sur sa fiche d’extraction, exerçant ainsi un début d’appréciation individualisée bienvenue, il reste qu’il a été menotté et que sa consultation ne s’est pas déroulée dans la confidentialité requise.
En ce qui concerne M. T.K., interdit du territoire français, sa situation pénitentiaire ayant cependant autorisé une permission de sortie de plusieurs jours, très peu de temps avant sa consultation, cette mesure a du être mentionnée sur sa fiche pénale. Si le surveillant brigadier avait pris la peine de vérifier la totalité des éléments de la fiche, il aurait pu réévaluer la mention « menottes et entraves » portée sur sa fiche d’extraction.
La Commission relève que les deux détenus ont qualifié de « laisse » la chaîne d’accompagnement fixée à leurs menottes, par laquelle les surveillants les conduisaient à travers l’hôpital ; cette expression reflète le sentiment d’humiliation souligné par M. T.K.
La Commission estime qu’à l’occasion des extractions des deux détenus précédemment mentionnés, l’appréciation individualisée des mesures de sécurité à mettre en place n’a pas eu lieu.
Elle n’en fait pas porter la responsabilité première à M. H., car celui-ci n’appartenant pas à l’encadrement de l’établissement, la lourde tâche d’appréciation individualisée de chaque détenu aurait dû revenir au chef d’établissement ou à la personne de l’encadrement qu’il désigne, conformément à la circulaire du 18 novembre 2004.
En ce qui concerne la présence des surveillants pendant les consultations, la Commission note que la circulaire du 18 novembre 2004 distingue trois niveaux de surveillance : au vu de la dangerosité du détenu, le déroulement de la consultation se fera « sous la surveillance constante du personnel pénitentiaire », tout en précisant que « quel que soit le niveau de sécurité retenu, le chef d’escorte devra veiller à ce que les mesures de sécurité mises en œuvre n’entravent pas la confidentialité de l’entretien médical. »
Si le Dr S. a précisé que lors du diagnostic, il avait dit à M. T.K., qu’il avait une lésion à la corde vocale, il a indiqué qu’il ne lui en avait pas dit plus, en précisant que le terme de « lésion » est un terme générique qui n’est pas témoin de la gravité d’un des diagnostics supposés.
La Commission estime que pour les deux détenus mentionnés, la confidentialité de l’entretien médical n’a pas été respectée.
De plus, M. T.K. a subi un examen stressant en restant menotté. Sans que les versions du détenu et de M. H. soient concordantes sur le fait que le surveillant soit intervenu à la demande du médecin en l’immobilisant pendant l’examen, la Commission tient pour acquis que M. H. est intervenu.
Entendu par la Commission, M. G.P., directeur du centre pénitentiaire de Liancourt, a pris ses fonctions le 11 décembre 2006. Il a indiqué que le « vieux Liancourt », bâtiment où sont détenus MM. R.F. et T.K., accueille, en octobre 2007, 160 détenus, qui sont des condamnés définitifs pour la plupart âgés, et pour nombre d’entre eux malades ou handicapés.
Il a précisé qu’en avril 2007, compte tenu qu’il pensait que par le passé, il n’y avait pas d’étude suffisamment approfondie et complète de la situation de chaque détenu, il avait crée le bureau de gestion de la détention (BGD), en y affectant deux surveillants. Parmi les missions du BGD, il y a l’organisation et la supervision des extractions médicales. Ces deux surveillants proposent au cas par cas, au chef de détention ou à son adjoint, le niveau de sécurité qui sera retenu, menottage et/ou entraves. Cependant, il a indiqué que l’équipe des escorteurs garde en dernier lieu le pouvoir d’appréciation des mesures de sécurité à mettre en place, aussi bien pendant le trajet que lors des consultations.
Interrogé sur la mauvaise appréciation de M. H. pour les deux détenus en question, il ne put apporter de réponse, notant que la circulaire de 2004 n’avait pas été respectée dans les deux cas, et que cette lacune avait été signifiée à M. H. et à son équipe.
> RECOMMANDATIONS
La Commission, alertée par plusieurs saisines relatives aux mesures de sécurité lors des extractions pour des consultations médicales, recommande la stricte application de la circulaire du 18 novembre 2004, complétée par la note du directeur de l’administration pénitentiaire en date du 24 septembre 2007, qui précisent les trois niveaux de sécurité en fonction de la dangerosité du détenu. Cette note rappelle au personnel de l’administration pénitentiaire qu’« en aucun cas, le port de menotte et/ou d’entraves ne saurait constituer une règle générale uniformément appliquée à l’ensemble de la population pénale. »
La Commission rappelle qu’en avril 2007, le garde des Sceaux, en réponse à plusieurs avis de la CNDS concernant l’établissement de Liancourt, avait indiqué que le centre pénitentiaire de Liancourt ferait partie des établissements pilotes retenus pour l’expérimentation de la mise en œuvre des règles pénitentiaires européennes.
La Commission recommande que les mesures de sécurité individualisées décidées en dernier lieu lors des extractions soient de la seule responsabilité de gradés de l’escorte désignés par le chef d’établissement.
La Commission transmet l’avis au ministre de la Santé, afin qu’il puisse rappeler à l’ensemble des médecins hospitaliers qu’il existe un niveau 1 de surveillance des détenus, mentionnant que « la consultation peut s’effectuer hors de la présence du personnel pénitentiaire avec ou sans moyen de contrainte ».
Compte tenu de la pathologie de nombre de détenus ou de leur âge, la mise en œuvre de cette disposition répondrait d’une manière appropriée à la nécessaire confidentialité des examens, au respect du secret professionnel et de la dignité.
Adopté le 26 novembre 2007
Conformément à l’article 7 de la loi du 6 juin 2000, la Commission a adressé cet avis au garde des Sceaux, ministre de la Justice, dont la réponse a été la suivante :
Conformément à l’article 7 de la loi du 6 juin 2000, la Commission a adressé cet avis au ministre de la Santé, de la Jeunesse et des Sports, dont la réponse n’est pas encore parvenue à la CNDS à la date d’édition du rapport.