Publié le mardi 22 juillet 2008 | http://prison.rezo.net/discours-religieux-et-medical-au/ Cet article présente l’évolution de deux discours dominants (le médical et le religieux) qui ont interféré avec le système de droit pénal dans sa conceptualisation et sa gestion des mœurs homoérotiques au Québec de la création du premier code criminel canadien en 1892 à l’adoption du projet de loi Omnibus en 1969. L’analyse des interactions entre ces formations discursives et le système de droit pénal montre que même si droit et religion, droit et « science » s’opposent à l’occasion pour imposer leur compréhension du « phénomène homosexuel », ils ne s’excluent pas toujours mutuellement. Au contraire, ils se renforcent souvent les uns les autres. Abstract : This paper presents the evolution of two dominant discourses (medical and religious) that interfered with the conception of homosexuality in the Quebec penal justice system. From the creation of the Canadian criminal code in 1892 to the Omnibus Bill of 1969, this research shows that, although often opposed in their understanding of homosexuality as a social problem, the two discourses actually reinforce each other. L’histoire de la répression pénale des mœurs homoérotiques [1] au Québec constitue un exemple probant de la (dé)construction sociale de la déviance [2]. Cette histoire montre comment un comportement punissable de la peine de mort peut, en moins de deux siècles, devenir normalisé par le même droit pénal. Alors qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, le système de droit pénal condamne au bûcher les gens qui s’adonnent à la sodomie, aujourd’hui, le Code criminel canadien incrimine, non plus les comportements homoérotiques, mais les actes homophobes (articles 318 et 319). Au Québec, il y a donc eu un renversement complet de la logique pénale en matière de gestion des mœurs homoérotiques, qui va de la condamnation à mort à la protection spécifique des « homosexuels » (Corriveau, 2006). Ce renversement de la logique pénale est instructif car il oblige le chercheur à se questionner sur les raisons qui font qu’un comportement cesse d’être identifié institutionnellement comme un crime, les mœurs homoérotiques dans ce cas-ci [3]. Des études historico-juridiques suggèrent que c’est la rationalité du droit pénal à l’égard de la « problématique homoérotique » qui s’est modifiée au fil de l’histoire, passant d’une rationalité pénale largement influencée par le discours religieux, à une autre dominée par le discours médical (Hurteau, 1991 ; Hekma, 1994 ; Leroy-Forgeot, 1997 ; Tamagne, 2001 ; Corriveau, 2006). Cependant, le système de droit pénal ne doit pas être conçu comme une coquille vide, qui ne demande qu’à être « remplie » par un discours qui le transcende, qui est au-dessus de lui. Comme le suggère Pires (1998), le système de droit pénal n’est jamais passif face aux formulations discursives [4] des autres systèmes sociaux qui viennent le parasiter : ici le médical et le religieux dans sa gestion des mœurs homoérotiques. Au contraire, il interagit avec eux : parfois en s’y référant comme source de légitimation, parfois en s’en éloignant pour mieux affirmer son autonomie. En somme, selon cette perspective, la gestion pénale des mœurs homoérotiques découle d’interactions entre les divers systèmes discursifs, lesquels cherchent à faire prévaloir leur conception de la « normalité » et du bien commun (Debuyst, 1973, 159). En d’autres termes, le système de droit pénal, parce qu’il définit le crime et offre une certaine représentation du monde social (Becker, 1985, 229), se veut un endroit privilégié de pouvoir où les différents discours dominants tentent d’imposer leur définition des mœurs homoérotiques, et la prise en charge adéquate pour y faire face. En revanche, privilégier une telle approche présente quelques limites qui méritent d’être soulevées d’entrée de jeu. Il s’agit d’abord d’une analyse centrée autour du seul discours pénal (ce qui exclut d’autres formes de contrôle, formels ou informels). Ajoutons également que si le discours pénal est une chose, la pratique répressive en est une autre. Ce n’est pas parce qu’un comportement est défini comme criminel dans le Code pénal que cela aura un effet immédiat sur la pratique répressive à son égard. L’objectif central de cet article consiste donc à présenter l’évolution de ces discours dominants qui ont interféré avec le système de droit pénal dans sa gestion des mœurs homoérotiques au Québec durant les trois premiers quarts du XXe siècle. Nous nous attarderons plus précisément à la période allant de la création du Code criminel canadien en 1892 à l’adoption du projet de loi Omnibus en 1969, qui décriminalise les relations sexuelles en privé et entre adultes consentants. Cette période historique est particulièrement intéressante car elle se caractérise par une conjonction inédite entre la science médicale, la religion et le droit pénal dans la définition et l’explication de ce qui est et n’est pas déviant, où la réprobation (ou non) de ce qui est anormal participe à l’institution sociale de la déviance en tant que crime (Clain, 2005, 10) : l’homosexualité, en ce qui nous concerne. En effet, d’une légitimation de la répression pénale qui était jusque-là fondée quasi exclusivement sur le discours religieux, un changement s’opère dans la perception et la compréhension des mœurs homoérotiques avec l’émergence de nouveaux discours dominants que sont la médecine et la psychiatrie. Du criminel devant Dieu qu’il était, l’individu aux comportements homoérotiques devient progressivement un « déviant/malade » qu’il faut isoler et prendre en charge afin d’éviter que sa maladie ne se répande. En ce sens, il s’agit pour nous de présenter les interactions entre le système de droit pénal et deux autres types de discours (médical et religieux) dans la conceptualisation et la gestion des mœurs homoérotiques en examinant l’évolution de la pratique pénale et du discours légitimant qui l’appuie. Une attention particulière sera portée aux affinités électives [5] respectives que chacun de ces deux discours entretiendront avec le système de droit pénal. Ainsi, nous verrons que même si droit et religion, droit et « science » s’opposent à l’occasion pour imposer leur compréhension du « phénomène homosexuel », ils ne s’excluent pas toujours mutuellement. Au contraire même, puisque nous verrons qu’au delà de leurs divergences, ils pourront se renforcer l’un l’autre. Aussi, outre les différentes versions du Code criminel canadien depuis sa création en 1892, certaines jurisprudences, les statistiques pénales des Annuaires du Québec et quelques publications médicales (par exemple, l’American Psychiatric Association et le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Diseases) nous serviront d’assises empiriques. Tout d’abord, nous verrons que le premier Code criminel canadien est principalement influencé par un discours religieux dominant depuis la fondation de la colonie, mais qu’un discours médical pathologisant à l’égard des mœurs homoérotiques émerge au début du XXe siècle. Ensuite, nous constaterons que ce discours médical n’arrive pas immédiatement à influer fortement sur le système de droit pénal, les lendemains de la Seconde Guerre mondiale étant surtout caractérisés au Québec par un retour au puritanisme. Il faut attendre les années 1950 pour voir le discours médical pathologisant prendre une place de choix dans la légitimation et la prise en charge du système de droit pénal à l’égard des mœurs homoérotiques. Enfin, ce chassé-croisé entre la médecine et le droit pénal débouchera sur un scénario autre que celui auquel on pourrait s’attendre. La pathologisation de l’homosexualité par le discours médical semble en effet avoir facilité sa « dépathologisation » dans le droit pénal en tant que crime, avoir aidé à sa décriminalisation. 1. le premier Code criminel canadien (1892) : quand le discours médical est encore inféodé au discours clérical C’est ainsi que dès son institution en 1892, le Code criminel canadien incorpore le crime de sodomie, terme à consonance religieuse rappelant la destruction de la ville de Sodome par le feu dans la bible, sous l’intitulé « unnatural offence », qui est placé dans la rubrique des crimes contre la moralité [6]. L’influence du discours religieux se fait également ressentir par l’utilisation de la terminologie « indictable offence » dans la formulation de la loi, sa dénomination en tant que « crime contre-nature » et une « non-distinction » entre la sodomie et la bestialité dans le Code criminel. Cette confusion législative entre deux comportements pourtant distincts perdure en français [7] jusqu’en 1953-1954 [8] et le crime de sodomie ne sera laïcisé dans le Code criminel canadien qu’en 1988 par l’utilisation de l’expression « relations sexuelles anales » (article 159). D’autres articles du Code criminel canadien ont aussi été adoptés afin de contrôler spécifiquement les mœurs homoérotiques autres que la sodomie et la tentative de sodomie. D’une part, il y a le délit d’attentat à la pudeur, qui distingue les attentats à la pudeur sur les femmes (article 259) de ceux sur les hommes (article 260) [9]. Alors qu’un attentat à la pudeur sur une personne de sexe féminin est punissable de cinq ans d’emprisonnement et nécessite la corroboration d’un témoin, ce dernier n’est pas nécessaire pour un attentat perpétré sur un homme, passible dans ce cas-là de dix ans d’emprisonnement et de la peine du fouet, peine représentant une mesure exceptionnelle dans le droit canadien [10]. D’autre part, l’infraction de grossière indécence (article 178) ne peut être commise que par « un individu du sexe masculin qui, en public ou privément, commet avec un autre individu du même sexe » l’acte reproché. Ce qui souligne que le droit pénal porte une attention particulière aux mœurs homoérotiques. Les enquêtes statistiques de Hurteau (1993, 47) révèlent l’impact de l’entrée en vigueur de cette loi sur la répression pénale des homosexuels en montrant que désormais, des pratiques sexuelles, autres que la sodomie ou la tentative de commettre la sodomie, constituent des motifs de condamnations. Par ailleurs, selon toute vraisemblance, la majorité des condamnations en vertu de l’article sur les grossières indécences vise les indécences publiques qui mettent en cause un mineur (Demers, 1984, 793 ; Hurteau, 1991, 158). Pour Hurteau, cela signifie « un revirement de la tolérance sociale, particulièrement familiale, vis-à-vis de la sexualité des adolescents », où la peur du siècle passé à l’égard de la masturbation, qui est associée à l’homosexualité et à la folie, est bien présente. Plus globalement, le discours médical met en garde la société contre une dépravation possible des mœurs de la jeunesse, qui risque de conduire au déclin des valeurs familiales et de la nation. Chauncey (1998) et Jenkins (1998) remarquent en ce sens la progression dans les médias de l’image du psychopathe mise en avant par le discours psychiatrique : la presse entretenant cette idée de l’homosexuel invisible, difficile à détecter. L’homosexuel, souligne Chauncey (1998, 100), est présenté comme un individu « capable de commettre les crimes les plus horribles contre les enfants ». De surcroît, toutes les recherches médicales sur l’inverti ou l’homosexuel au début du siècle débordent de la simple compréhension de ce personnage et de ses pulsions. Comme le soutient Bonello (2000, 72, 78), la médecine cherche à s’affirmer de plus en plus en tant que contrôle social pour éviter une quelconque propagation de cet état contagieux. Cependant, il est pertinent de noter que la kyrielle de théories médicales qui portent sur l’explication de l’homosexualité ne gagnent leurs lettres de noblesse qu’après la Première Guerre mondiale. À juste titre, Tamagne (2000, 310) rappelle que durant l’entre-deux-guerres, « l’image de l’homosexuel se construisit, mêlant curieusement anciens préjugés, nouvelles définitions médicales et clichés visuels ». Au Canada français, la médecine émergente se présente surtout comme le défenseur des valeurs traditionnelles prônées par l’Église. La maladie est en outre définie davantage comme un problème d’ordre religieux que d’ordre biologique (Corriveau, 2006, 98). Le discours médical est, pour ainsi dire, au service de la doctrine religieuse. À tout le moins, il va de pair avec la théologie. Comme le signale Jarrell (1987, 51), au Canada français, « la majorité de ceux qui [évoluent] dans le domaine scientifique, du moins en tant que professeurs, [sont] des ecclésiastiques ». En somme, en ce début de XXe siècle, le discours religieux d’antan reste fort influent dans la société québécoise et dans le système de droit pénal. Néanmoins, un discours médical pathologisant s’immisce progressivement dans la définition et l’explication des mœurs homoérotiques et de « l’homosexuel ». Par exemple, les discours religieux et médicaux s’en prennent conjointement à la moralité de la jeunesse et réclament un retour aux valeurs familiales. Selon Hurteau (1991), cela encourage une attention particulière de la famille à l’endroit des pratiques homoérotiques susceptibles de se produire dans l’entourage familial, et un sentiment collectif d’inquiétude se développe à l’égard de l’homosexualité, ce qui incite les forces policières à piéger les homosexuels par différentes stratégies. Les statistiques des Annuaires du Québec laissent en ce sens entrevoir une recrudescence des condamnations pour sodomie et bestialité à partir des années 1930. D’une moyenne annuelle de 7 condamnations au Canada au début du siècle, la moyenne annuelle provinciale oscille autour de 40 condamnations dans les années 1930 au Québec. Même si ces statistiques ne distinguent pas les accusations de sodomie entre deux hommes ou entre un homme et une femme, elles s’avèrent utiles indirectement car elles soulignent l’augmentation des condamnations pour sodomie, crime généralement associé aux mœurs homoérotiques. Par exemple, elles permettent d’observer que le nombre de condamnations pour sodomie augmente considérablement en 1932 (+55%) et 1933 (+42%). Corollairement, les taux de condamnations au début des années 1930, c’est-à-dire le rapport entre le nombre de condamnés et le nombre d’accusés, sont également élevés : ils se situent aux environs de 89% (80 condamnés sur 90 accusés) dans les années 1931-1932. En guise de comparaison, à la même époque, les taux de condamnations pour l’assassinat et le viol sont respectivement de 55% (17 condamnés sur 31 accusés) et de 65,5% (188 condamnés sur 287 accusés), le taux moyen de condamnation pour tous les délits confondus atteignant 79%. N’est-il pas étonnant de constater qu’il s’avère plus facile de prouver un acte de sodomie, souvent privé, qu’un meurtre ou un viol ? Au regard de l’histoire, cette situation s’explique en partie par la crise socioéconomique qui fait rage. En effet, de tous temps, les « homosexuels » ont été lourdement persécutés lorsque de telles crises surviennent, particulièrement lorsqu’il y dénatalité (Corriveau, 2006). Or comme le notent Linteau et al. (1989, 17), la crise des années 1930 dépasse le simple cadre économique et se traduit par une baisse de la natalité et ce, malgré une idéologie traditionaliste qui insiste sur le devoir de procréer et une revalorisation de la ferveur religieuse. Dans ce contexte, il est moins étonnant de voir les homosexuels fortement réprimés car ils défient l’ordre divin et leurs comportements sexuels sont non reproductifs. 2. le contexte d’après-guerre : le maintien mais surtout le retour en force du discours religieux dans le droit pénal Autrement dit, au Québec, l’idéologie ultramontaine, axée sur le conservatisme et une certaine forme de rejet du plaisir, reste présente. Par le fait même, il n’est pas étonnant de constater que la société québécoise juge plus sévèrement l’homosexualité que l’adultère, l’homosexualité étant uniquement axée sur une sexualité hédoniste qui brise la sacro-sainte rigidité des rôles sexuels. À cet égard, le clergé se méfie de la liberté des jeunes de la ville qui, pense-t-il, peut favoriser l’émergence d’une sous-culture homosexuelle, la ville étant perçue par le clergé comme un véritable lieu de perdition (Lemieux, Montminy, 2000, 44). C’est ainsi que « les évêques québécois mobilisent leurs troupes contre l’immoralité publique et, par le biais des mouvements de l’Action Catholique, organisent la Croisade de la Pureté » (Hurteau, 1993, 49). L’Église s’oppose alors à la diffusion du Rapport Kinsey (1948), qui souligne l’étendue et la fréquence des relations homoérotiques dans la société étasunienne [11]. La protection de l’enfance devient l’un des principaux arguments de l’Église dans la légitimation de sa lutte pour le maintien des bonnes mœurs. Elle s’approprie du même coup la tâche d’éduquer sexuellement les jeunes et leurs familles. Pour ce qui est du discours médical, celui-ci appuie en quelque sorte sur l’idéologie conservatrice dominante en donnant « un vernis scientifique et une apparence d’objectivité aux dangers des plaisirs vénériens, au nécessaire maintien de l’hygiène publique et à la division sexuelle » (Hurteau, 1993, 42). Ce qui n’empêche pas certains tribunaux d’utiliser le discours médical pathologisant pour déclarer des homosexuels aliénés [12]. 3. les années 1950 : l’ancrage du discours médical dans le système de droit pénal C’est dans ce climat hygiéniste que les tribunaux adoptent la thérapie pour contrôler les pulsions homoérotiques des prévenus et, si possible, les diriger vers l’hétérosexualité. Dès 1949, Hurteau (1991, 171) constate que la cour réfère certains homosexuels aux travailleurs sociaux de Montréal et que la Cour du Bien-être social envoie de jeunes délinquants prétendus homosexuels dans des maisons d’accueil pour qu’ils puissent y être réhabilités. Un examen rapide de l’article 661 du Code criminel sur les psychopathes sexuels (1948), qui punit l’accusé d’une peine d’emprisonnement à durée indéterminée, montre que seul l’attentat à la pudeur sur un mâle (article 293 [13]) y est initialement inclus, non celui sur une femme, suggérant du même coup que ce sont surtout les mœurs homoérotiques que la justice associe à la psychopathie sexuelle. Les crimes de grossière indécence (article 149) et de sodomie (article 147), eux aussi associés à l’homosexualité, seront ajoutés à cette liste en 1954. Selon Kinsman (1987), cela montre que le législateur considère les comportements homoérotiques comme un danger en soi pour la collectivité. De surcroît, quelques années plus tard, la Commission royale d’enquête sur le droit pénal en matière de psychopathie sexuelle criminelle (1959, 25-26) souligne « respectueusement, ?que ? l’homosexualité pose de graves problèmes ». Étonnamment, la Commission prend le soin de rappeler que l’article 661 n’a été appliqué qu’à l’égard des infractions impliquant des jeunes : comme si l’homosexualité « maladive » était en quelque sorte liée aux agressions sur des jeunes. Au surplus, il s’avère intéressant de souligner que le rapport de la Commission (1959) consacre l’une de ses sous-sections à l’homosexualité, et que même s’il n’y a pas eu de consensus scientifique sur l’inclusion des homosexuels dans la liste des psychopathes sexuels, la Commission fait sienne « la panique homophobique basée sur le stéréotype de l’homosexuel corrupteur des enfants » (Hurteau, 1991, 174). Cette conception pathologique de l’homosexualité se concrétise dans le Code criminel en 1961 avec la définition du psychopathe sexuel, qui vise à « mettre sous verrou toute personne qui ne contrôle pas ses pulsions homosexuelles, même s’il ne présente aucun risque d’agression violente pour les victimes potentielles » [14]. Les juges interprèteront en ce sens la volonté du Parlement dans l’affaire Everett George Klippert c. La Reine en 1967 et confirmeront que « la personne homosexuelle constitue par elle-même un danger potentiel pour la société, quelles que soient les circonstances » (Hurteau, 1991, 167). L’image de l’homosexuel « à risque » prend donc de l’ampleur au Québec et au Canada et cela se traduit par une surveillance accrue des homosexuels par les autorités (Kinsman, 1987, 120). D’une part, la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) met sur pied une unité spéciale d’enquête pour démasquer les homosexuels. Selon Ryan (2003), c’est plus de 8 000 gays et lesbiennes qui sont mis sous enquêtes par la GRC dans les années 1960. D’autre part, les homosexuels sont ajoutés sur la liste des personnes indésirables en vertu de la loi sur l’immigration (Sawatsky, 1980 ; Kinsman, 1987). S’agissant du droit pénal plus spécifiquement, la jurisprudence confirme en 1950 que « toute forme de masturbation entre deux personnes de même sexe est toujours un acte de grossière indécence », « le contact physique entre ces deux personnes n’étant pas essentiel à la perpétration du crime ; une exhibition indécente par chacun des participants en présence de l’autre est suffisante si tous deux agissent de concert » [15]. Et lors de la refonte du Code criminel de 1953-1954 [16], la mention « individu du sexe masculin » est supprimée, ce qui élargit le filet pénal et rend possible l’interpellation à la fois des homosexuels, des lesbiennes et des hétérosexuels (Canada, 1992, 350). Une augmentation des condamnations pour grossière indécence est d’ailleurs perceptible, notamment sur l’ensemble du territoire de la ville de Montréal. Comme Montréal compose près de 40% de la population du Québec à la fin des années 1950 et que l’homosexualité est majoritairement liée au Québec à la vie urbaine de la Métropole, il est plausible de penser que ces statistiques pénales influencent fortement celles de l’ensemble de la province, particulièrement en matière de mœurs homoérotiques. En conservant cela en mémoire, on note que le nombre de condamnations passe à Montréal de 65 en 1953 à 311 en 1954. Selon Allen (1998), cet accroissement répond à une demande de l’opinion publique et de la classe dirigeante afin de préserver l’ordre moral et social dans la ville : le maire Drapeau ayant promis de lutter activement, comme Duplessis avant lui, contre l’homosexualité, véritable « fléau social ». À cet égard, un accroissement significatif du nombre de condamnations pour sodomie s’est produit entre les années 1930 et les années 1960 : les statistiques pénales des Annuaires du Québec montrent que de 39,5 condamnations annuelles en moyenne dans les années 1930, ce nombre a plus que triplé dans les années 1960 pour s’établir à environ 129 condamnations par année. Cette recrudescence statistique s’explique en partie par l’intérêt renouvelé à l’égard de ce type de crime avec la refonte du Code criminel de 1954 et l’adoption de la loi sur les psychopathes sexuels, et par l’accroissement de l’urbanisation (aux environs de 78% en 1966), qui favorise la visibilité du phénomène par l’essor de bars et de lieux de rencontre homosexuels : la condensation du phénomène homosexuel facilitant et incitant du même coup les interventions policières (Corriveau, 2006). 4. la fin des années 1960 : un discours médical qui s’impose ? Pour Demczuk et Remiggi (1998, 18), tant la presse à grand tirage, la presse à sensation que les romans populaires renforcent les stéréotypes à l’égard du pervers homosexuel, notamment « ceux de l’homosexuel pédophile ». Le discours médical dominant, qui présente l’homosexualité comme une anomalie quelconque, est ainsi relayé à la société canadienne et québécoise par les médias de masse à la fin des années 1960. En effet, les publications sur l’homosexualité demeurent, jusqu’en 1969, principalement de nature criminelle. Sur les 157 articles à thématique homosexuelle que Mignault (2001, 4) recense entre 1952 et 1970, 25% relèvent d’affaires criminelles et 41% d’affaires de mœurs. Les 34% restant, liés davantage à la compréhension de l’homosexualité, résultent de l’intérêt suscité par le sujet lors de l’adoption du projet de loi Omnibus en 1969. Par ailleurs, comme l’indique Hocquenghem (2000, 61), le discours médical ne s’est pas complètement substitué au discours religieux dans la légitimation de la répression pénale, il n’a fait que l’accompagner, voire s’y ajouter. En revanche, parce qu’il constitue une alternative à l’interprétation religieuse en matière de gestion pénale des mœurs homoérotiques, le discours médical a tout de même permis de minimiser l’influence du discours religieux à l’égard du droit pénal. En d’autres termes, la montée du discours médical dans le domaine de la sexualité humaine et de la justice pénale coïncide avec la distanciation de la légitimation pénale face au discours religieux. Pour paraphraser Lasch (1979/2000, 33), on peut dire que « l’atmosphère ?de l’époque ? n’est pas religieuse mais thérapeutique ». Un paradoxe intéressant apparaît ici. C’est lorsque le discours médical pathologisant à l’égard de l’homosexualité est en progression partout en Amérique du Nord - l’homosexualité étant considérée comme une maladie mentale par l’American Psychiatric Association (APA) jusqu’en 1974 et par l’Organisation mondiale de la Santé jusqu’en 1993, que le système de droit pénal canadien initie en 1968 sa décriminalisation des mœurs homoérotiques avec l’adoption du projet de loi Omnibus [18]. Comment expliquer cette décriminalisation des mœurs homoérotiques au Canada alors même que le discours médical dominant présente les mœurs homoérotiques comme un danger pour la dégénérescence de la nation et un risque de contagion à l’endroit de la jeunesse (Girard, 1981 ; Danet, 1998 ; Higgins, 1999 ; Tamagne, 2000) ? Un élément de réponse se trouve sans doute dans la conception du système de droit pénal présentée en guise d’introduction, où le droit pénal apparaît comme un système discursif apte à s’autonomiser face aux autres discours dominants qui interfèrent avec lui dans sa définition et sa gestion des mœurs homoérotiques. En ce sens nous pourrions considérer que l’émergence d’un discours médical, même s’il fut principalement pathologisant, a initialement aidé le système de droit pénal à « s’affranchir » de l’influence du discours religieux pour ensuite, favoriser son émancipation à son endroit. Et c’est cette autonomie du droit pénal par rapport à la religion et à la médecine qui lui a finalement permis d’initier la décriminalisation et la protection juridique des homosexuels au nom du discours sur les droits de la personne. En revanche, il faut rester conscient que cette décriminalisation des mœurs homoérotiques n’a pas mis fin au « contrôle » social de l’homosexualité. Une certaine fraction de la médecine, de même que la doctrine religieuse prônent toujours une forme de prise en charge autre que pénale de ces mœurs « à risque ». 5. conclusion : d’un discours légitimant à un autre Cette situation perdure au Québec jusqu’au milieu des années 1950, où l’essoufflement progressif de l’influence de l’Église, l’essor de la sécularisation et la désacralisation des institutions sociales favorisent l’émergence de « l’individu moderne », en opposition à « l’identité communautaire » caractéristique du peuple québécois (Dagenais, 2000, 181). Pour ce qui concerne la répression pénale des mœurs homoérotiques, on constate que ce n’est plus tant l’acte sexuel en soi qui dérange (la sodomie par exemple), mais les risques qui lui sont associés, surtout à l’égard de la jeunesse. Le discours médical pathologisant fait en sorte que l’homosexualité ne soit plus réprimée en tant que comportement contre-nature (crime contre la religion). En revanche, ce sont les risques de contagion qu’elle engendre, ou qu’elle peut potentiellement faire encourir aux individus et à la collectivité que l’on doit contrôler. Le système de droit pénal laisse alors une place de choix aux discours médicaux et à leurs expertises pour l’aider à prendre en charge le déviant homosexuel. Pourtant, cette médicalisation des mœurs homoérotiques n’empêchera pas le Québec et le Canada d’entamer, moins de vingt ans plus tard, un processus de décriminalisation des mœurs homoérotiques, comme s’ils faisaient fi à la fois des prescriptions d’ordre religieux et des expertises médicales en vigueur. Nous avons interprété cette sourde oreille du système de droit pénal à l’endroit d’un discours médical dominant comme étant une preuve d’une certaine autonomie du droit pénal face aux nombreuses influences extérieures qu’il subit lorsqu’il s’agit de définir la « problématique des mœurs homoérotiques », et la prise en charge qui y correspond. Nous avons également avancé l’idée selon laquelle l’influence du discours sur les droits de la personne a aussi favorisé la décriminalisation des comportements homoérotiques. Car, faut-il le rappeler, cette vision « chartiste » des droits de la personne prenait de plus en plus de place dans la société québécoise et canadienne au début des années 1970 ; l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne en 1976 et celle du Canada en 1982 en constituent de bons exemples. Une autre hypothèse qu’il faudrait possiblement envisager est celle qui postule que ce fut le courage politique d’un Pierre-Eliott Trudeau, alors ministre de la Justice, qui a surtout conduit la Chambre des communes à adopter ce fameux bill Omnibus, faut-il le rappeler, fort controversé. Un examen plus approfondi des débats parlementaires et des éditoriaux sur le sujet s’avèrerait ici nécessaire. En somme, cette étude aura permis de mettre en évidence les interactions entre le droit pénal et deux autres discours institutionnels (le médical et le religieux), qui ont inféré à la fois conjointement et en concurrence dans la légitimation de la gestion pénale des mœurs homoérotiques, pour paradoxalement conduire à la décriminalisation et à la protection juridique des homosexuels au Québec. Bibliographie Becker, H. (1963/1985), Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, A.-M. Métailié. Bieber, I. (1987), On arriving at the American Psychiatric Association Decision on Homosexuality, in Engelhardt, H. T., Caplan, A. (ed.), Scientific controversies. Cases Studies in the Resolution and Closure of Disputes in Science and Technology, Cambridge, Cambridge University Press, 417-437. Bieber, I., Dain, H., Dince, P. (1962), Homosexuality : A Psychoanalytic Study of Male Homosexuals, New York, Basic Books. Bonello, C. 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La conceptualisation de l’homosexualité n’a d’ailleurs pris forme qu’à la fin du 19e siècle et ne s’est répandue dans le langage médical et populaire que dans les années 1920/1930 (Halperin, 2000 ; Tamagne, 2001). Avant l’émergence de ces discours médicaux, il n’était nullement question de contrôler une individualité spécifique (un homosexuel) mais bien de réprimer certains comportements jugés immoraux, comme la sodomie. Ainsi, selon la période historique étudiée, la répression pénale oscille entre la répression d’un acte (la sodomie) et celle d’une identité spécifique (l’homosexuel) [2] L’assise empirique de cet article provient d’une recherche plus générale sur la répression de l’homosexualité effectuée dans le cadre d’un doctorat en sociologie (voir Corriveau, 2004). Je tiens à remercier Jean-François Cauchie, André Cellard, Olivier Clain, Dominique Robert et les évaluateurs anonymes pour leur relecture et leurs remarques pertinentes qui ont largement contribué à l’amélioration de ce texte. [3] Il importe de souligner ici que notre propos porte essentiellement sur « l’homosexualité masculine » car bien que les lesbiennes furent « sous surveillance » policière depuis la création du Code criminel canadien, la répression à leur égard est restée limitée (Eaton, 1990 ; Chamberland, 1996). En outre, les mœurs lesbiennes sont pratiquement éludées par le discours pénal : les hommes ayant longtemps défini la norme, « la relation lesbienne est constamment dévalorisée » et « rarement envisagé comme une fin en soi » (Tamagne, 2001 ; Bonnet, 1981). [4] Le concept de formulation discursive (ou discours) renvoie pour nous à une structure cognitive ou à un système discursif ayant les caractéristiques suivantes : 1) il possède une dimension historico-culturelle, c’est-à-dire qu’il constitue une forte condensation de sens ; 2) il perdure dans le temps ; 3) il est macrosocial ; 4) il peut contenir des tensions internes, options et des bifurcations ; 5) il est institutionnalisé par un système de communications et des pratiques ; 6) il lie étroitement les faits et les valeurs sociales ; 7) il se veut savant ; 8) il est disponible socialement et plus ou moins connu selon la période considérée. Voir Pires (2004, 188). [5] Le concept d’affinités électives est utilisé ici au sens de Weber (2000), c’est-à-dire qu’il renvoie à des relations entre différents phénomènes qui s’attirent et se renforcent mutuellement. [6] S.C. 1892, c. 29, article 174. Part XIII - Offences Against Morality. La peine applicable est l’emprisonnement à perpétuité. Afin de souligner la gravité de ce crime dans le droit pénal, notons, en guise de comparaison, que l’inceste est punissable de 14 ans de prison. [7] “Every one is guilty of an indictable offence (...) who commits buggery, either with a human being or with other living creature”, Code criminel, 1893, article 174. En langue anglaise, sodomie et bestialité sont ainsi regroupées sous l’appellation de buggery. [8] La peine maximale du crime de sodomie est alors réduite à 14 ans d’emprisonnement en vertu de l’article 147. Code criminel, 1953-1954, c.51, s. 147. Soulignons que l’article 147 de 1892 fut abrogé en 1906 pour l’article 202 (Code criminel, 1906, c.146, s.202). Notons également que les principales refontes du Code criminel canadien, c’est-à-dire la révision générale de celui-ci, ont été effectuées en 1906, 1927, 1954 et 1969. [9] Cet article fut abrogé en 1983 [10] Avant le Code criminel de 1954-1955, la sentence du fouet était infligée pour 12 chefs d’accusation seulement. La peine de fouet n’a été ordonnée qu’une seule fois pour un attentat à la pudeur d’un homme sur un autre homme. Pour davantage d’information, voir G. E. Parker (1964-1965, 193-211). [11] Selon le Rapport Kinsey, 37% des hommes étasuniens entre 16 et 55 ans ont eu au moins un rapport homosexuel ayant conduit à l’orgasme et environ 50% d’entre eux ont déjà éprouvé un attrait sexuel pour un autre homme. [12] Hurteau (1991, 173) présente trois exemples retracés à la Cour des Sessions de la Paix de Montréal entre 1937 et 1948 (voir note de bas de page 162). [13] L’article 293 a remplacé l’article 260 en 1906, pour être abrogé à son tour en 1953-1954 par l’article 148. [14] Voir à ce sujet Hurteau (1991, 167) en note de bas de page, ainsi que Everett George Klipper c. La Reine, S.C.R ?1967 ?, 823-836. [15] R. c. Hunt, 34 Cr. App. R. 135. La peine maximale encourue est l’emprisonnement de 5 ans avec la possibilité d’administrer au coupable le supplice du fouet. [16] Le crime de grossière indécence ne fut pas modifié lors des révisions générales en 1906 et 1927. Il fut simplement repris intégralement sous l’article 206. Voir, S.C. 1954, c.51, s. 149. [17] Voir notamment Bieber et al. (1962) ; Bieber (1987) ; Stekel in Lance (2000). Pour une excellente critique des différentes théories essentialistes sur l’homosexualité, voir Dorais (1994, 92-146). [18] La loi entrera en vigueur en 1969 |