Publié le mercredi 23 juillet 2008 | http://prison.rezo.net/la-fabrique-de-la-decision-penale/ Se démarquant des grandes mythologies juridiques comme des théories du rational choice, cet article évoque les divers ingrédients qui contribuent à la construction de la décision pénale. Il montre que la puissance des pressions institutionnelles et sociales à l’uniformisation des sentences et des comportements, exacerbé actuellement par les effets d’une idéologie managériale de plus en plus sensible, au lieu de juguler la part inaliénable de la subjectivité des acteurs, peut contribuer à en accentuer la part. Abstract : Dissociating itself from great legal mythologies like theories of rational choice, this article evokes the various ingredients which contribute to the construction of the penal sentencing. It shows that the power of the institutional and social pressures to the uniformization of sentences and behaviors, currently exacerbated by the effects of an increasingly significant managerial ideology, instead to suppress the inalienable part of the subjectivity of the actors, can contribute to accentuate it. La recherche criminologique ne s’est intéressée qu’assez tardivement à la décision pénale. En effet dans la tradition juridique le juge est, pour reprendre les termes de Montesquieu, « la bouche qui prononce les paroles de la loi ». Cette conception d’un droit rationnel arc bouté sur le principe de légalité et censé fournir une sécurité juridique maximale ne s’accommodait qu’assez mal d’un regard suspicieux. Pourtant l’assouplissement progressif et constant du principe légaliste, affirmé par la Révolution dans le sillage des idées de Beccaria, conféra à ce juge désincarné, respectueux des textes et sans états d’âme, des marges d’appréciation de plus en plus grandes. Déjà le code pénal de 1810 abandonna le système des peines fixes et donna au juge le choix entre un maximum et un minimum puis la consécration successive des circonstances atténuantes en 1832, de la libération conditionnelle et de la relégation en 1885, du sursis simple en 1891, préparèrent la construction doctrinale du principe d’individualisation de la peine (Saleilles, 1898). La tendance se renforça tout au long du 20ème siècle avec notamment l’évolution considérable que représenta la prise en considération de facteurs comme l’âge des délinquants et la création d’un droit des mineurs autonome. En conséquence, les citoyens peuvent aisément dresser aujourd’hui le constat d’une grande disparité, dans des cas similaires, des peines attribuées par les tribunaux. De son côté la presse ne manque pas, à l’occasion d’affaires spectaculaires, de souligner la subjectivité des magistrats, leur laxisme ou leur obstination, Cette mise en spectacle de l’arbitraire judiciaire génère d’innombrables réformes législatives destinées le plus souvent à limiter le pouvoir des juges. Ainsi la France fournit un bel exemple d’inflation législative en matière de détention provisoire (Robert, 1992). Car si l’application stricte du principe de légalité ouvre le risque d’une justice aveugle et bureaucratique, le pouvoir discrétionnaire des juges exposerait, comme l’a dit Voltaire, « les citoyens au despotisme d’une foule de petits tyrans ». De manière surprenante nous savons peu de choses sur l’usage qui est fait des sentences, les raisons pour lesquelles elles sont utilisées et leurs effets. Il est vrai, si l’on en croit Durkheim que toute peine est « une réaction passionnelle » à la transgression et qu’elle « ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable où à intimider ses imitateurs possibles ». Sa vraie fonction est « de maintenir intacte la conscience commune » (Durkheim, 1895). Dans cette perspective il n’est donc pas étonnant que le système pénal puisse fonctionner en s’appuyant sur des approximations empiriques puisque sa fonction est symbolique et que « le châtiment est surtout destiné à agir sur les honnêtes gens ». Pourtant quelques chercheurs nord américains s’employèrent à identifier les déterminants du sentencing des magistrats. Ils rapportèrent la preuve de l’inégalité des traitements réservés par le système judiciaire aux noirs et aux pauvres (Sellin, 1938). Dans une perspective critique que l’on retrouvera plus tard chez les criminologues anglais (Taylor, Walton et Young, 1973), ils dénonceront une justice de classe procédant à des discriminations législatives (seuls les illégalismes populaires sont intégrés dans le bloody code), sociales et économiques (les plus nantis peuvent échapper à la répression pénale en mobilisant des ressources financières, relationnelles et juridiques, tandis que les plus faibles en subissent, faute d’écran protecteur, les ardeurs). Puis la personnalité des juges, leur éducation, leur religion, leur âge, leur expérience, leurs affiliations politiques, leur comportement social, leur rang dans la magistrature, la lecture des journaux professionnels, les traditions locales, furent considérés comme les facteurs les plus importants de la disparité des sentences. Mais toutes ces investigations eurent dans l’ensemble tendance à se focaliser sur les sanctions (output) et à mettre en lumière les différentes variables influant sur leur contenu (Vanhamme et Beyens, 2007). Elles ne s’intéressèrent que tardivement aux processus (input) professionnels et organisationnels qui déterminent la décision (Hood et Sparks, 1970). Les travaux les plus récents se distribuent, grosso modo, en trois grands courants théoriques qui se succèdent ou se superposent. La formal legal theory s’efforce de dégager le poids des variables juridiques sur la décision, la substantive political theory ajoute à l’influence des variables juridiques celles qui relèvent du statut social des acteurs, enfin l’organizational maintenance theory introduit le rôle déterminant des variables organisationnelles sur le processus de décision (Dixon, 1995). Ces changements paradigmatiques sont probablement dus, de façon plus ou moins directe, au succès des travaux de Simon sur la bounded rationality (Simon, 1945) qui proposent une alternative à la théorie classique de Max Weber sur la rationalité de la bureaucratie. Le modèle du choix rationnel décrit une logique d’enchaînement causal du type. OMSC : définition des objectifs (O), inventaire des moyens pour les atteindre (M), calcul de leurs conséquences en fonction de la situation (S), choix de l’action la plus susceptible d’atteindre les objectifs fixés (C). Ce modèle, où chaque séquence succède logiquement à une autre, repose sur deux axiomes : l’existence d’une rationalité suprême et l’affirmation a priori d’une meilleure décision. La théorie de la rationalité limitée, approfondie en France par Sfez (1974), Lemoigne (1974) ou Roy (1983), considère au contraire la décision comme un processus social d’interaction (même quand le décideur est seul) qui se déroule progressivement dans le temps. Au cours de ce processus (le processus judiciaire en donne un parfait exemple) plusieurs rationalités s’enchevêtrent. Des acteurs multiples, stratégiquement reliés entre eux mais relativement autonomes et poursuivant des objectifs divers, participent à la construction de la décision. Chacun d’entre eux ne reçoit qu’une information imparfaite et doit, pour décider, se contenter d’une connaissance approximative des éléments de la situation. De ce fait la solution optimale n’existe pas. L’acteur choisit, pour chaque problème qu’il doit résoudre, « la solution qui correspond pour lui à un seuil minimal de satisfaction » (March et Simon, 1965). On peut schématiser ces deux modèles d’analyse de la décision dans le tableau suivant (voir Tableau 1 en annexe). Ces nouvelles façons d’analyser le processus décisionnel doivent être également reliées avec l’avènement des perspectives constructivistes (Berger et Luckmann, 1966, 1986) qui sont aisément transférables à la justice pénale. Car même s’il ne constitue pas une administration comme les autres du fait de ses fonctions symboliques spécifiques, le système judiciaire ne déroge pas aux mécanismes qui président à la vie de toute organisation. Les travaux de Cicourel ou de Garfinkel en donnent une féconde illustration. Pour eux toute infraction est la résultante d’une construction sociale dont les logiques doivent être comprises dans le cadre du travail quotidien de l’activité répressive. Selon Garfinkel le postulat de la sociologie n’est pas comme le disait Durkheim de « traiter les faits sociaux comme des choses » mais de les considérer « comme des accomplissements pratiques », produits de l’activité continuelle des hommes (Garfinkel, 1967). La réalité sociale étant créée par les acteurs il faut prêter attention à la façon dont ils interprètent cette réalité dans un bricolage permanent pour prendre leurs décisions. Pour Cicourel « un délinquant est un produit émergent, transformé dans le temps par une série de rencontres, de rapports écrits et oraux, de lectures prospectives et rétrospectives de « ce qui s’est passé », et des circonstances pratiques dans lesquelles le cas survient dans le cours quotidien des affaires judiciaires » (Cicourel, 1968). A l’aide de ce cadre théorique on considèrera que si les décisions pénales obéissent à un ensemble de contraintes destinées à en assurer la stabilité et la prévisibilité (I), des processus cognitifs, moraux, voire affectifs, introduisent des éléments de variabilité dans le sentencing pénal (II) [1]. Un souci de clarté oblige à en dissocier la présentation. Mais en réalité le champ de la décision se trouve placé au cœur de cette dialectique institutionnelle qui voit s’affronter les exigences collectives d’un ordre à cultiver et les impératifs individuels, producteurs de désordre, d’une identité à affirmer. C’est ainsi par exemple que l’accentuation actuelle de pressions managériales sur les pratiques judiciaires, dont on peut penser qu’elle contribue à standardiser les décisions pénales, nourrit en sens contraire des réactions de défense identitaire (III). 1. Les facteurs de prévisibilité de la décision pénale 1.1. Les contraintes juridiques 1.2. Les contraintes institutionnelles 1.3. Les contraintes pratiques Ces contraintes pratiques sont d’autant plus fortes que les procédures sont rapides. Ainsi les catégories mobilisées dans les procédures en temps réel sont simplifiées et stéréotypées (Dray 1999). On observe une automatisation croissante des décisions par la généralisation de normes de pratiques diffusées sous la forme de barèmes, de guides ou de mémentos (Bastard, Mouhanna et Ackermann 2005). Cette uniformisation s’exprime de façon d’autant plus radicale que le système est paralysé par un afflux considérable de plaintes. Les pressions économiques plus ou moins diffuses ressenties par les magistrats (dans leurs discours ils évoquent de façon récurrente le poids de la LOLF, loi organique relative aux lois de finances), les conduisent à privilégier les circuits les plus courts, réputés plus économiques et moins « chronophages » (sur ces évolutions voir Guidicelli, Jean et Massé, 2007). Ce contexte renforce le recours à des routines organisationnelles dotées d’une forte automaticité et n’appelant aucune délibération. Cet impensé de la décision pénale, assuré par un processus de transmission collective de recettes à l’intérieur du corps, participe de la construction de représentations collectives sur les façons de faire et insensiblement sur les modes de penser. Enfin les décisions sont largement contraintes par les possibilités locales de la mise en œuvre des sanctions pénales. On observe que la capacité d’absorption des tribunaux peut influer sur la propension des membres du parquet de poursuivre ou de classer une affaire. On sait que la capacité carcérale locale est de nature à faire évoluer les décisions de placement en détention provisoire ou les sanctions d’emprisonnement ferme. Le recours aux alternatives à l’incarcération est lié à l’existence de modalités associatives crédibles de prise en charge (Faget, 1997b). 1.4. Les contraintes de situation L’existence d’antécédents judiciaires représente une sorte de fatum. Le casier judiciaire est en effet considéré comme prédictif. Si l’on a été capable d’enfreindre la loi une première fois on est apte à recommencer et l’on doit être châtié plus sévèrement. Cette sévérité est renforcée dès lors que les prévenus ne peuvent justifier de garanties de représentation (domicile, travail, éventuellement famille). Dès lors suspectés de pouvoir se soustraire aux poursuites la tendance est à les garder « sous main de justice ». Des traits forts et constants, qui tiennent à la gravité des faits, au genre et à la position sociale des prévenus, semblent également peser sur le sentencing. Ainsi la gravité des faits pousse à la standardisation des décisions. Sans doute la notion de gravité n’est-elle pas aussi objective qu’il y paraît même si la perception de la gravité est relativement stable que ce soit entre la France et le Québec (Ouimet et Cusson, 1990) ou la Grande Bretagne et la Finlande (Davies, Takala et Tyrer, 2004), même si dans ce dernier cas les sanctions finlandaises sont moins sévères. En fait l’instabilité des décisions croît lorsque « les cas évoluent depuis l’extrême gravité ou l’extrême bénignité vers la moyenne » (Green, 1961). Les femmes, à infraction égale, sont moins sévèrement condamnées. On a pu rechercher l’explication de cette mansuétude dans le comportement paternaliste des juges masculins, (mais cet argument cède progressivement devant la féminisation du corps), ou par la nécessité de protéger la famille quand les prévenues élèvent des enfants. Toujours est-il que les femmes ayant commis des infractions « bénéficient » plus que les hommes de mesures d’aide ou de soutien psychologique ou psychiatrique. Mais la tolérance décroît dès lors que, dans leurs attitudes, les attributs de la masculinité apparaissent (Gelsthorpe et Loucks, 1997). La position sociale des détenus induit également le choix du type de répression. Sans reprendre la littérature déjà évoquée dénonçant une justice de classe uniquement formatée pour la répression des illégalismes populaires, on peut constater que le fait d’avoir un travail est discriminant. Car, toutes choses égales par ailleurs, les chômeurs et « sans domicile fixe » sont surincarcérés (Aubusson de Cavarlay et Godefroy, 1985). Mais cette variable s’estomperait au fur et à mesure qu’augmente sur le casier judiciaire le nombre de condamnations. On peut enfin constater dans la grande majorité des recherches que les prévenus appartenant à des minorités ethniques sont plus durement sanctionnés. Les raisons de ce traitement différentiel sont par contre débattues et différent probablement d’un pays à l’autre. Il semble qu’en France elles soient peu reliées aux préjugés racistes des juges, comme l’ont attesté les premières recherches américaines, ou aux déviances culturelles de comportement et de langage des justiciables mais plutôt dues à l’absence fréquente de garanties de représentation dont pâtissent les populations étrangères. 1.5. Les contrôles informels La question des pressions politiques exercées sur les magistrats constitue une zone d’ombre de la recherche. Les magistrats du siège en réfutent systématiquement l’occurrence où évoquent des stratégies subtiles et indirectes qu’ils savent percevoir et qui ne sauraient affecter leur décision. L’absence en France d’une rupture entre pouvoir exécutif et autorité judiciaire laisse cependant ouverte la possibilité (liée au principe de l’opportunité des poursuites) d’une influence politique directe sur les choix du parquet de poursuivre. Les cas exposés à une intervention politique sont peu nombreux mais concernent des affaires « sensibles » dans lesquelles de hautes personnalités de la politique, de la finance, de l’industrie ou des médias sont impliquées. Toutefois, ces pressions, par le jeu de l’habitus, ne seraient pas forcément nécessaires. 1.6. L’habitus 1.7. Les expertises Mais à une vision du juge dépendant du savoir expertal s’oppose celle d’un expert dépendant du bon vouloir du juge. D’une part c’est le juge qui « commet » l’expert et qui paramètre sa mission alors qu’il serait plus logique, du fait de ses compétences, que ce soit l’expert qui la définisse. Comme le juge n’est jamais lié par les conclusions de l’expert, on peut considérer que le droit instaure ainsi une subordination de l’expertise dont il use de façon sélective et stratégique (Dumoulin, 2007 ; Dalbignat-Deharo, 2004). Cette dépendance est renforcée par les effets de la compétition qui oppose les professionnels spécialisés pour figurer sur une liste d’experts habilités par les tribunaux. Certains experts tirent en effet l’essentiel de leurs rémunérations de leur activité auprès des tribunaux tandis que d’autres accèdent ainsi à une légitimité qui leur permet d’en retirer des bénéfices secondaires. Cette relation asymétrique entre le juge et l’expert serait marquée par un système d’attentes réciproques. Les experts auraient une propension à fournir au juge les recommandations qu’ils pensent que celui-ci désire recevoir. Ils anticiperaient sur l’opinion du juge. Ainsi lorsque la mise en liberté surveillée est proposée c’est toujours à un juge qui a l’habitude de la prononcer (Carter, 1967). King et Garapon parlent d’un système en boucle fermée où la fonction de l’expert est surtout d’étayer la conviction du magistrat (King et Garapon, 1988) l’expert est nommé par le juge du fait de la compétence qu’il lui attribue. Mais cette notion est appréciée de manière parfois subjective (proximité intellectuelle, sociale, formatage du rapport à la logique judiciaire, accessibilité et lisibilité des conclusions....) l’expert prévoit ce que sera l’opinion du juge en fonction des contacts informels qu’il a eu avec lui ainsi que de la manière dont il s’est prononcé précédemment dans des cas analogues et orientera ses recommandations dans ce sens le juge sera satisfait du rapport d’expertise et renommera cet expert Cette relation en boucle est d’autant plus avérée que les experts qui collaborent intensément avec l’institution judiciaire et qui en retirent des fruits importants, symboliques ou financiers finissent le plus souvent par intégrer l’idéologie judiciaire (Faget, 1992). Tout discours porté sur la scène judiciaire serait vidé de sa substance et réinterprété dans une logique d’auto- reproduction, on parle d’autopoïésis, de l’institution et de renforcement de la stabilité du jeu (Teubner, 1989). L’introduction de personnages et de discours extérieurs au champ judiciaire n’est donc pas un facteur d’inconstance des décisions dans la mesure où la rationalité judiciaire l’emporte, sur la scène judiciaire, sur toutes les autres. Les experts qui ne voudraient pas faire allégeance et se plier aux attentes du droit se verraient retirer leur habilitation ou ne seraient plus nommés. 2. les facteurs d’imprévisibilité de la décision pénale 2.1. Variables juridiques et judiciaires Ces variables de nature juridique se doublent de contingences organisationnelles qui modèlent en profondeur tout le fonctionnement du système. Malgré le principe d’une complémentarité séquentielle des acteurs de la chaîne pénale, on observe en réalité une grande segmentation dans l’organisation du travail et une forte individualisation des pratiques. Si bien que la fréquence des rapports non coopératifs entre acteurs génère une incohérence entravant la définition et la mise en œuvre d’une véritable politique pénale de juridiction (Faget, 1992). Même dans les parquets, dont on vante le caractère collectif du travail en équipe, l’individualisme et la défense de la liberté de décision de chacun sont des traits dominants (Mouhanna et Ackermann, 2001). Le turn over constant des magistrats, du fait de leurs promotions et mutations, remet sans cesse en question les modalités de l’organisation collective. 2.2. Variables institutionnelles La surcharge dont pâtissent les tribunaux, le glissement vers des pratiques de gestion des flux, l’absence d’une politique cohérente de juridiction, la segmentation des tâches, sont autant de ferments d’une sorte « d’anomie institutionnelle » paradoxale dans un système dont la norme constitue le fondement. Quand les acteurs sont dans l’incapacité de donner un sens à leur action, qu’ils n’ont plus une vision claire de leur fonction sociale, ils ont tendance à se replier dans des fonctionnements individualistes et à se laisser gagner par la morosité car « un juge ne peut maîtriser ses affects que s’il sait vraiment à quoi il sert » (Garapon, 1997) (Voir figure 2, en annexe). 2.3. Variables sociales Mais on peut penser que la médiatisation entraîne un dérèglement généralisé de tous les acteurs et produit un jeu pervers. « La starisation des juges les fragilise beaucoup : le juge n’est plus la bouche de la loi, il est l’expression d’une subjectivité » (Garapon, 1994). Elle aboutit à une « juridiction des émotions » qui efface toute symbolisation, empêche la mise à distance. Les médias procèdent à un travail d’humanisation du magistrat qui peut conduire à valoriser son travail ou son courage comme à le disqualifier et à atteindre le caractère sacré de sa fonction sociale. « Rappeler que les magistrats ont un corps...c’est entrer de façon plus ou moins consciente, dans un processus qui, en conduisant à souligner la singularité du juge, banalise finalement la fonction de justice et si nécessaire la disqualifie » (Commaille, 1994). Il existerait plusieurs figures du juge, celle du facilitateur, celle de l’arbitre ou celle du juge entraîneur (Ost, 1983). On peut imaginer qu’entre ces différents modèles la nature des décisions diffère. Entre celles d’un magistrat traditionnel « jupitérien » qui impose et se définit par « son isolement intellectuel, sa méconnaissance de la vie et un grand sentiment de différence » (Bodiguel, 1991) et celles d’un juge communicateur ayant capitalisé une somme d’expériences sociales et humaines variées et possédant des compétences relationnelles, les décisions sont en effet contrastées. De nombreuses observations participantes en milieu judiciaire confirment que les magistrats s’appuyant sur le partenariat socio-éducatif (orientation des parquetiers vers des médiations pénales vraiment « restauratives » (Faget, 2003) ou des enquêtes sociales rapides (Faget, 1997b), des juges d’instruction vers le contrôle judiciaire socio-éducatif (Faget, 1986), des juges du siège vers des mesures alternatives à l’emprisonnement (Faget, 1994) sont ceux qui sont les plus impliqués dans la vie sociale. On peut d’ailleurs constater que les juges « notables », qui président des associations péri- judiciaires, en défendent les intérêts. On observe que le recours à des mesures alternatives d’hébergement, de formation professionnelle ou de suivi psychologique et social est souvent très dépendant de la qualité de la relation personnelle qui existe entre le magistrat mandant et ses mandataires. 2.4. Variables de personnalité du juge 2.5. Variables de situation 3. Les effets identitaires de l’hétéronomie Ainsi les stratégies pénales, désenchantées par la découverte des limites du modèle réhabilitatif et les ravages de l’idéologie du nothing works, se préoccupent de moins en moins d’établir la responsabilité du délinquant, de rechercher sa transformation et sa réinsertion, mais se focalisent sur des pratiques de prévention situationnelle qui renforcent la protection des cibles potentielles et tentent d’inhiber les tentations délinquantes. Elles s’inscrivent clairement dans une politique globale de gestion des risques illustrée récemment par les lois instaurant des peines plancher [2] ou la rétention de sûreté [3]. Elle prend parfois le visage d’une table de prédiction. Les profils de risque (notion qui remplace celle de dangerosité) des délinquants y sont élaborés à l’aide d’une série de prédicteurs pré-construits (nombre de condamnations ou d’emprisonnements préalables, race, évasions, types de délits, troubles psychologiques, statut familial, trajectoires institutionnelles et sociales....) dont on observera qu’un certain nombre nourrissent déjà les routines judiciaires décrites précédemment. Les scores obtenus doivent permettre par simple calcul de définir les mesures de surveillance et de contrôle les plus appropriées mais également les plus économiques compte tenu des ressources disponibles. Ce raisonnement, qui remplace toute forme de délibération et d’interprétation, a pour fonction d’objectiver la décision pénale. A chaque catégorie de risque correspondrait un type de réponse répressive. Dans un tel contexte la préoccupation de rationalisation interne du système l’emporte sur toute autre considération. Une bonne décision n’est plus désormais une décision juridiquement bien étayée mais une décision rendue dans des délais raisonnables, qui ne fera pas l’objet d’un recours et dont l’application engagera de moindres frais (d’où par exemple le recours massif aux procédures courtes de comparution immédiate ou de citation directe, la prééminence croissante des rappels à la loi faits par les délégués du procureur de la République au détriment des orientations en médiation (Faget, 2000), le tassement des mesures d’instruction et des enquêtes, des écoutes téléphoniques, réquisitions bancaires ou analyses biologiques...). Ces mutations n’opèrent pas seulement des changements professionnels, organisationnels et institutionnels mais touchent l’identité professionnelle des magistrats (Vigour, 2006). Cette menace explique leur résistance face à des injonctions exogènes considérées comme intrusives. Elle prend parfois le visage lisse de stratégies individuelles de repli, parfois celui d’expressions collectives et corporatistes plus spectaculaires. Dans un contexte général marqué après l’affaire d’Outreau par le débat sur la responsabilité des magistrats, la loi sur l’adoption de peines planchers réduisant la part d’interprétation conférée aux juges dans la détermination de la sentence (loi sur la récidive du 10 août 2007), le projet de loi, non négocié, de 2007 sur la réforme de la carte judiciaire, ont constitué les détonateurs d’une mobilisation collective probablement sans précédent de la part d’un corps professionnel historiquement légitimiste et peu revendicatif face aux pouvoirs en place, plus à l’aise dans la pénombre discrète des cabinets que dans le vent des avenues publiques. Ces évènements ne sont pas qu’anecdotiques. Ils recoupent les observations empiriques et les entretiens que j’ai réalisé pendant de longues années auprès des acteurs judiciaires et mettent en lumière l’existence d’une tension intense entre, d’un côté, une éthique d’indépendance qui empêche les magistrats de penser la justice comme une organisation, de « faire système », et d’autre part, un impératif incontournable de soumission à des procédures d’organisation et de contrôle de plus en plus sensibles. Cette tension est ressentie d’autant plus intensément qu’il n’était pas traditionnellement dans la culture des magistrats de déterminer leur sentencing en fonction des possibilités budgétaires de l’institution, de construire des politiques de juridiction, de se préoccuper de la gestion des ressources humaines des tribunaux ou de se sentir concernés par les effets sociaux et individuels de leurs décisions. J’ai pu mesurer maintes fois leur grande indifférence pour les résultats des recherches menées sur leur activité et sur le fonctionnement de leurs juridictions (absence de curiosité par rapport à la démarche du chercheur, de demande de transmission du rapport de recherche, désertion des réunions de restitution du travail...), leur réticence à organiser en interne ou avec leurs partenaires externes de véritables réunions de travail sur l’évaluation critique des pratiques (Faget, 1997b). La puissance des contraintes organisationnelles et des tâches de gestion produit inévitablement une transformation des modes d’action car les pressions évoquées dans la première partie de cet article montrent que la liberté des magistrats est structurellement contrainte. Mais l’intensification de l’hétéronomie des contrôles, dans une dynamique permanente de vases communicants, suscite mécaniquement l’exaltation d’un « être magistrat » (Dray, 1999) d’autant plus sensible que les capacités d’organisation collective sont avérées (ce qui, compte tenu de l’érosion du syndicalisme, de la fracture statutaire et culturelle entre magistrats du parquet et du siège et de l’émiettement fonctionnel de la profession, reste problématique). Conclusion Les stratégies actuelles de rationalisation comptable s’ajoutant à des logiques systémiques déjà contraignantes ne pourront aboutir tout au plus qu’à des effets d’hybridation. Car le champ juridique possède un talent spécifique pour métaboliser les influences extérieures dans un fonctionnement circulaire, récursif et autoréférentiel (Teubner, 1993). Et les soucis identitaires de magistrats, pourtant globalement peu revendicatifs, les conduisent, quand nécessité l’exige, à emprunter des chemins décisoires buissonniers. 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[2] Loi du 10 août 2007 instaurant des peines planchers pour les récidivistes majeurs et mineurs de 16 ans obligeant le juge à prononcer une peine minimale d’emprisonnement en cas de récidive légale [3] Loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté qui permet de retenir dans des centres fermés les auteurs de crimes pédophiles condamnés à 15 années ou plus de réclusion et considérés comme encore dangereux à leur sortie de prison. |