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Claustre, Julie
La prison pour dettes à la fin du Moyen Âge
Publications de la Sorbonne

Publié le mercredi 10 septembre 2008 | http://prison.rezo.net/la-prison-pour-dettes-a-la-fin-du/

Ils ne peuvent pas payer ? On les enferme. La contrainte par corps pour dettes naît au XIIe siècle - elle ne fut abolie en France qu’en 1867. Julie Claustre examine sa genèse et son développement dans le Paris de la fin du Moyen Âge, s’intéressant au cadre juridique, mais aussi à la sociologie et aux conditions carcérales. Alors que le crédit est massif et diffus dans les sociétés anciennes, la procédure se révèle d’une redoutable efficacité.

Jusqu’à son abolition en 1867 la contrainte par corps fut en France, comme dans la plupart des pays européens et comme c’est encore le cas aux États-Unis par exemple, le mode normal de coercition des débiteurs qui n’honoraient pas leurs engagements. Ce livre, tiré d’une thèse de doctorat, examine la genèse et le développement de cette pratique dans le Paris de la fin du Moyen Âge. Contrairement à la plupart des travaux récents consacrés à l’histoire du crédit, il ne privilégie pas l’approche économique et sociale mais aborde la dette et la contrainte publique comme des objets spécifiques et en examine dans le détail les aspects juridiques et procéduraux. Un endettement massif

Un long chapitre liminaire vient utilement battre en brèche quelques idées reçues sur le Moyen Âge. L’endettement y est un phénomène massif qui, loin de constituer le monopole de professionnels marginaux (usuriers, juifs), concerne tous les acteurs économiques et tous les niveaux de la société : marchands, artisans mais aussi paysans empruntent et prêtent couramment pour financer leurs activités ou valoriser leurs capitaux. L’Église, malgré les censures des théologiens des XIIe et XIIIe siècles, ne condamne nullement le prêt à intérêt mais uniquement l’exigence d’intérêts abusifs, autrement dit l’usure. Et même si l’historien ne peut rien savoir de l’océan des transactions n’ayant fait l’objet d’aucun acte écrit, ou tout au plus d’une simple reconnaissance de dette sous seing privé, il est vraisemblable que la possibilité offerte aux créanciers de recourir à la contrainte publique favorisa grandement la prolifération des relations d’endettement. Nombreuses sont en effet les juridictions devant lesquelles pouvaient être passées les lettres d’obligation : tribunaux d’églises, tabellionages seigneuriaux, juridictions royales. Celle qu’étudie cet ouvrage est le Châtelet de Paris, siège du prévôt royal qui administre la capitale et son vaste ressort. Genèse de la contrainte par corps

S’appuyant sur une analyse très fine des textes réglementaires comme des pratiques réelles, Julie Claustre retrace d’abord la genèse de la contrainte par corps, au prix de démonstrations parfois extrêmement techniques mais remarquablement concluantes. Ainsi sont réfutées nombre de vues traditionnelles héritées d’une historiographie juridique volontiers encline aux simplifications et aux logiques de système.

C’est en effet la démocratisation du recours au crédit, dans le courant du XIIIe siècle, qui poussa les pouvoirs publics à encadrer ces pratiques par le biais d’institutions propres à assurer la confiance des créanciers : sceaux des juridictions gracieuses authentifiant les lettres d’obligation puis mise en place de modes de contrainte pour garantir leur exécution (excommunication par les tribunaux ecclésiastiques, bannissement par les autorités municipales dans les villes du nord, coutume de l’ostagium (consignation au domicile du créancier) dans les régions méridionales). Alors que la législation antérieure et la doctrine savante excluaient l’incarcération dans les prisons royales pour dette privée, au nom d’une morale assimilant la contrainte par corps aux abus du crédit usuraire, la grande ordonnance de réforme de 1303 fit de la prison pour dette le pilier de la coercition à l’encontre des débiteurs, entérinant une évolution des pratiques et du droit effectif certainement amorcée plusieurs décennies auparavant.

Le synchronisme de ce renversement juridique avec les débuts de la grande dépression économique est d’ailleurs frappant : l’endettement généralisé apparut sans doute comme un problème crucial au tournant des XIIIe et XIVe siècles, particulièrement dans la capitale où le phénomène prenait une dimension sans égale et où la royauté exerçait un contrôle social beaucoup plus efficace que partout ailleurs. Le Châtelet de Paris semble avoir joué un rôle pionnier à cet égard, avant la généralisation de l’emprisonnement pour dette par les autres juridictions royales au XVe siècle. Sociologie des débiteurs

Un deuxième volet de l’ouvrage s’attache à l’analyse sociologique de la dette. Si la plupart des études sur le crédit se fondent prioritairement sur les archives notariales, le défaut de celles-ci, pour la fin du Moyen Âge, impose de se tourner vers les sources judiciaires. Treize registres civils (1395-1455) et un registre d’écrous (1488-1489), outre quelques épaves comme les fragments du registre d’écrous de 1412, offrent une couverture documentaire très discontinue, et tout aussi imprécise puisque l’enregistrement des faits judiciaires y est assez laconique.

Ils permettent néanmoins d’esquisser d’abord une sociologie des débiteurs très parlante, même si ses conclusions restent fragiles en raison de l’étroitesse de leur base statistique. Presque tous sont des laboureurs des campagnes avoisinant la capitale ou des artisans et des ouvriers salariés de l’industrie urbaine : l’obligation par corps, bien qu’elle impliquât le consentement du débiteur qui acceptait l’éventualité de son emprisonnement en garantie de la créance, pesait avant tout sur les catégories sociales les moins solvables, comme le confirme le nombre des débiteurs qui ne peuvent déclarer aucun domicile.

La plupart de ces obligés s’endettent seuls, mais diluent leur dette en sollicitant plusieurs prêteurs différents. L’offre de crédit n’est de toute façon pas concentrée aux mains de quelques spécialistes, comme le prouve la rareté du recours à l’emprisonnement de leurs débiteurs par les créanciers coutumiers.

Le montant de ces dettes, libellées en numéraire dans leur grande majorité, s’avère modeste : plus de la moitié ne dépassent pas cinq livres parisis, ce qui représente une cinquantaine de journées de travail d’un manœuvre. Il s’agit principalement de crédit à court terme pour l’achat de biens mobiliers qui sont souvent les matières premières ou les outils de l’artisanat, les marchandises du petit commerce. Viennent ensuite les prêts, liant fréquemment deux individus socialement inégaux mais membres d’une même branche professionnelle, et souvent contractés pour l’apurement d’impayés. Nombre de ces dettes résultent encore de la rupture de contrats de travail, d’apprentissage ou de louage de services, juridiquement assimilés à des obligations financières ; l’emprisonnement pour dettes se porte donc au secours de la discipline du travail, à l’époque même des premières législations réprimant pénalement l’oisiveté et le vagabondage. Viennent enfin les baux, contrats de fermage et constitutions de rente qui impliquaient également l’obligation par corps : ici l’accumulation fréquente d’arrérages anciens pour des montants très variables, la présence de toutes les catégories sociales parmi les débirentiers, dessinent une pratique du crédit très diversifiée.

Il faut ajouter que bien avant l’ordonnance de Moulins (1566) qui autorisa l’emprisonnement pour toute espèce de dette, le champ de la contrainte par corps déborda celui de l’obligation par lettres et amorça son accroissement progressif : il fut étendu par privilège royal aux créances des marchands étrangers dans le royaume, puis des marchands fréquentant les foires de Champagne ou du Lendit, enfin des marchands de denrées contribuant de manière stratégique à l’approvisionnement de la capitale et à la fiscalité royale indirecte (poisson de mer, vin, bétail). Ainsi la clause d’obligation par corps tendit-elle à se généraliser dans les contrats pour perdre finalement son caractère conventionnel et devenir pratiquement tacite à la fin du XVe s. Les conditions carcérales

L’ouvrage décrit enfin les réalités de la geôle, où les prisonniers pour dette n’étaient pas séparés des autres mais soumis au même régime, d’ailleurs très inégal en fonction de l’enjeu des poursuites, de l’état social des intéressés et du montant des frais de séjour qu’ils pouvaient acquitter.

Faute de sources adéquates, il est difficile de mesurer la part des prisonniers pour dette dans l’ensemble de la population carcérale : 10 à 20 % selon l’estimation de l’auteur, la dette étant en tout cas la première matière soumise à la justice civile du Châtelet. Cela représente un petit tiers des écrous du registre de 1488-1489, soit une moyenne annuelle de trois écrous par jour. Les geôles du Châtelet accueillent donc en permanence une vingtaine de prisonniers pour dette, soit autant qu’au XVIIIe siècle où la population parisienne sera pourtant trois ou quatre fois plus nombreuse.

L’importance du turn over corrobore d’ailleurs la fréquence de l’emprisonnement pour dette. En effet, la moitié des levées d’écrou interviennent sous quarante-huit heures, et les trois quarts avant une semaine ; des séjours de plus d’un mois représentent l’exception. La détention est d’autant plus brève que l’entretien du débiteur indigent incombe au créancier lui-même. Ceci s’explique par la fonction de l’incarcération, qui n’est pas de punir indéfiniment - et sans profit pour personne - le débiteur insolvable, mais de convaincre le débiteur solvable d’honorer ses engagements. Ce dernier doit donc recouvrer assez rapidement la liberté de mouvements qui lui est nécessaire pour se mettre en quête des moyens de rembourser.

Moyennant quoi, le coût total de la procédure restait raisonnable pour le créancier : 10 à 15 % du montant de la créance, dont une partie au moins pouvait être récupérée sur le débiteur lui-même, via l’arrangement négocié avec lui pour l’apurement de la dette, préalable à la levée d’écrou. Efficacité de la procédure

Plusieurs procédures permettent au prisonnier pour dette de recouvrer sa liberté : contestation judiciaire de la validité de la prise par corps, obtention de lettres royales annulant non pas la dette mais la prise par corps (lettres de répit), cession de biens au créancier, à un tiers ou... à lui-même moyennant un nouvel emprunt, conclusion d’un accord avec le créancier pour un remboursement différé. Pour le prisonnier, la levée d’écrou n’impliquait donc que rarement l’extinction de la dette : celle-ci n’était généralement que rééchelonnée ou transférée sur une nouvelle obligation. Le créancier, en revanche, obtenait dans la plupart des cas remboursement ou au moins promesse de satisfaction ultérieure, éventuellement garantie par le cautionnement d’un tiers. Le nombre de débiteurs délivrés le jour même de leur arrestation est une preuve éclatante de l’efficacité et de l’immédiateté de la procédure.

par Romain Telliez [05-03-2008]