Publié le lundi 22 septembre 2008 | http://prison.rezo.net/no-102-acp-du-22-septembre-2008/ ACP N°102 - ARPENTER le champ pénal L’Hebdo sur les questions pénales et criminologiques Les comptes du Lundi. Prison. Entre « l’ultime recours » et le « tout carcéral » où est le curseur ? (suite). * Extrait de : Pierre V. Tournier, Quand nécessité fait loi. Alternatives à la détention : faire des mesures et sanctions privatives de liberté l’ultime recours ? Contribution au débat sur le projet de loi pénitentiaire, Université Aix-en-Provence Marseille 3, Colloques « Enjeux et perspectives de la loi pénitentiaire », 27 septembre 2008, 33 pages. [disponible sur simple demande]. * Exécution des mesures et sanctions : milieu fermé (28 %) vs milieu ouvert (72 %) Ces chiffres sont connus des lecteurs assidus d’ACP, mais il n’est certainement pas inutile de les rappeler, en particulier pour ceux qui affirment que la prison est actuellement « la réponse quasi systématique à tout acte délictueux » (voir ACP n°101). Au 1er janvier 2008, 64 003 personnes sont sous écrou : 16 797 prévenus détenus, 44 279 condamnés détenus (1), 2 506 condamnés placés sous surveillance électronique fixe, 421 condamnés en placement à l’extérieur, sans hébergement pénitentiaire. A ces deux populations, il faut ajouter les prévenus sous contrôle judiciaire suivis par une association - et non par les services pénitentiaires d’insertion et de probation - dont nous estimons le nombre à 8 000 et les mineurs « multirécidivistes » placés en centres éducatifs fermés (CEF) dont nous estimons le nombre à 500 (prévenus sous contrôle judiciaire, condamnés au sursis avec mise à l’épreuve et libérés conditionnels). 64 000 + 148 100 + 8 000 + 500 = 220 600, soit un taux de PPMJ de 3,5 pour 1000 habitants (3). Les 61 076 personnes effectivement détenues (dans les établissements pénitentiaires) représentent donc 28% des PPMJ. A suivre... (1) Y compris 1 632 condamnés bénéficiant d’une mesure de semi-liberté, et 384 condamnés en placement extérieur avec hébergement pénitentiaire *** RETOUR D’EXPÉRIENCE *** Assumer la prison pour la changer par Jérôme Filippini, Ces propos n’engagent que la responsabilité de leur auteur et non celle des administrations auxquelles il a appartenu ou appartient aujourd’hui. Parler de la prison, c’est parler d’une réalité difficile, d’une expérience humaine que nous ne souhaitons, au fond de nous, pas connaître. Pourtant la prison est un objet récurrent de discours, de représentation, de tribune. Un objet plus qu’un sujet. Comme le détenu court le risque d’être objet de son enfermement plutôt que sujet de droit, la prison est en permanence soumise au statut d’objet de discours plutôt que sujet de réflexion et d’action. Et dans ce cas, la prison est bien souvent un objet « hors-sujet », c’est-à-dire convoqué pour rendre compte de maux qui ne sont pas ceux qu’elle produit. J’y vois deux raisons au moins : - La première raison est, en quelque sorte, un « excès de culture » qui superpose à la prison réelle une ou plusieurs images : la prison est d’abord pour chacun d’entre nous un objet de représentation : littéraire (Le masque de fer, Jean Valjean, Monte-Cristo, Papillon), historique (Sade, Casanova, Blanqui, Gramsci, Mandela), intellectuel (Michel Foucault) et aujourd’hui télévisuel (Prison Break). Pour ceux qui ne sont jamais entrés physiquement en détention, ni comme personne détenue, ni comme intervenant, ni comme visiteur, la « connaissance » de la prison passe d’abord, et parfois seulement, par le truchement de ces représentations. Et même si nous connaissons ensuite la prison réelle, la « persistance rétinienne » superpose à celle-ci des images rémanentes : celle du « supplice de Damiens » dans les premières pages de Surveiller et punir de Michel Foucault, la figure de l’innocent condamné, la figure du pauvre relégué, la figure du héros déporté au bagne. Et tant pis si l’on ne supplicie plus, si le bagne n’existe plus, et si l’on enferme peu d’innocents. Ces représentations pèsent plus que la « réalité réelle », humaine et statistique, de la prison française de 2008. Cette confusion, cette superposition, n’est pas seulement le fait de l’autre, elle est présente en chacun de nous - chez moi comme chez chacun de vous -, et elle ne s’efface jamais tout à fait, même dans les esprits les mieux informés de la réalité, les plus honnêtes et rigoureux. - La seconde raison tient à une certaine schizophrénie, au sein de la société française, et sans doute au sein de chacun de nous, à propos de la prison : L’indignation contre le sort fait aux personnes détenues est généralement, et parfois dans le même mouvement, contrebalancée par l’indignation à l’idée que le détenu soit mieux traité que le citoyen libre le plus pauvre. C’est la « loi d’airain » formulée par le président Badinter, qui enserre et contraint l’action de ceux qui veulent transformer la prison. Simone Veil, qui a été magistrate à la DAP de 1957 à 1964, l’illustre bien dans sa récente biographie : « Dans la longue marche nécessaire pour placer le système carcéral français à un niveau convenable et respectable », (déjà), les bonnes volontés se heurtaient à un obstacle plus difficile encore à vaincre que les contraintes budgétaires : l’état de l’opinion ». 1° - Dépasser le discours de la honte Objet de toutes les représentations, la prison est aussi et surtout l’objet de cycles récurrents qui voient à chaque fois se succéder une crise, un rapport, une réforme et sa mise en œuvre avortée ou incomplète. Malgré les avancées successives et leurs acquis réels, les prisons sont régulièrement stigmatisées comme des objets de « honte ». Encore très récemment au début des années 2000, c’était le titre explicite, et terrible, du rapport de la commission d’enquête du Sénat. Or que traduit ce discours de la honte ? Certes, sûrement, l’indignation, dont la sincérité n’est pas contestable, de la part d’observateurs découvrant la réalité carcérale. Mais plus profondément, et par un paradoxe qui n’est qu’apparent, ce discours traduit une forme de déni de cette réalité. La honte de la prison est le reflet de la haine de soi qu’éprouve une démocratie qui n’assume pas de porter en elle, consubstantiellement, une fonction répressive. C’est le caractère d’une pensée au fond stérile sur le rôle, la place et les moyens de la prison dans une société démocratique. Stérile, car aux prurits d’indignation succèdent généralement de longues phases d’indifférence ou de cynisme à l’égard d’une situation qui pourtant n’a pas pu radicalement changer sous le seul effet d’un rapport critique. La honte est, au mieux, l’exutoire de la mauvaise conscience ; au pire, le paravent du cynisme. Elle n’est jamais, même et surtout dans notre pays de tradition à la fois humaniste et judéo-chrétienne, un guide efficace pour l’action. C’est pourquoi au discours de la honte doit succéder une politique fondée sur une connaissance précise de la réalité et sur une pensée républicaine de la prison. Une pensée stabilisée, c’est-à-dire dépassionnée, désidéologisée : pourquoi les Espagnols, les Scandinaves y parviendraient-ils et pas nous ? Une action constante, assidue, c’est-à-dire qui ne fluctue pas au gré des alternances politiques et des représentations idéologiques, mais qui soit opiniâtre, continue, pragmatique dans sa mise en œuvre. Car le paquebot pénitentiaire s’accommode mal des coups de barre idéologiques, des annonces tapageuses et démagogiques. Si la politique pénale est polarisée par l’actualité, poreuse à l’incident médiatique (un crime odieux, une détention injustifiée), le fait pénitentiaire, lui, est aimanté, alourdi, par sa dimension logistique. La prison réelle, c’est d’abord quatre murs, un réseau électrique, des kilomètres de tuyauterie, de câbles et de goulottes, une fonction « hôtelière » de masse, qui suppose que 180 000 repas soient servis chaque jour, que le linge soit lavé, l’entretien courant assuré, les cantines distribuées, etc. Et la transformation de ce fait pénitentiaire, matériel, immobilier, logistique, demande du temps, des moyens, de l’expertise technique, de la continuité. La « pesanteur » du fait pénitentiaire ne se concilie pas bien avec la « volatilité » des politiques pénales. C’est pourquoi il est essentiel de stabiliser la pensée et l’action sur la prison, autour d’un « socle républicain » (le mot est lancé) qui se garde de plusieurs écueils et se fonde sur plusieurs « principes actifs » (au sens médical du terme). 2° - Se garder de plusieurs écueils 2.1 - « Un monde sans prison » : le déni incantatoire de la prison Les tenants d’une prison républicaine doivent en premier lieu se défaire de la « malédiction foucaldienne » jetée sur l’institution pénitentiaire. Dépasser Michel Foucault est difficile, tant sa pensée critique des « institutions » (la prison, l’hôpital, l’école) a impressionné plusieurs générations d’intellectuels et d’acteurs sociaux et politiques au cours des trente dernières années. Pourtant, la pensée d’une prison progressiste et démocratique ne quittera pas l’âge régressif et infantile si « elle ne tue pas le père » Foucault, si elle ne se libère pas de la vulgate foucaldienne. La prison n’est pas une institution fasciste, pas plus que l’école ou l’hôpital psychiatrique. La prison n’est pas en soi indigne, ni incompatible avec une société fondée sur des principes humanistes. Nos textes fondamentaux n’excluent pas la peine, ils exigent qu’elle soit légale, nécessaire adaptée. Les chartes des droits, celle de l’ONU, celle de Strasbourg, et bien sûr la déclaration de 1789, ne parlent pas d’un monde sans prison. Ils prévoient la peine, et la soumettent à des principes fondamentaux. C’est pourquoi l’article 1er des statuts de l’association qui s’est baptisée « Observatoire international des prisons » me choque, qui dispose : « Considérant que l’emprisonnement est une atteinte à la dignité de la personne... ». Dans une conception républicaine, la prison n’est pas en soi indigne ou honteuse, elle doit bien sûr être soumise à des règles supérieures, appliquées et contrôlées. L’enfermement n’est pas en soi une atteinte à la dignité humaine. Sinon les chartes fondamentales n’exigeraient pas que les démocraties concilient l’enfermement avec la dignité. Aucune démocratie, aucun Etat démocratique ne fait l’économie de la prison. Les seuls Etats sans prison sont... les Etats-prisons, c’est-à-dire ceux dont la forme politique tout entière est un enfermement. Le goulag « n’existait pas » en Union soviétique, les camps nazis « n’existaient pas », les centres de détention chiliens « n’existaient pas » en 1973, pas plus que le lao-gaï chinois aujourd’hui. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, un Etat démocratique se reconnaît justement par le fait que la prison y existe, que l’Etat ne l’occulte pas, parce qu’il est d’autant plus démocratique qu’il se préoccupe de sa prison, qu’elle est visible, et d’autant moins démocratique que son système pénitentiaire est caché, relégué, impensé. La prison est un « marqueur », au sens épistémologique du terme, de la démocratie. La pensée républicaine doit intégrer, ou sans cesse réintégrer, la prison dans la République, et non la rejeter hors de la République comme une tache ou une tare honteuse. Il faut pour cela revenir de loin, car la prison a été, est encore, à la fois lieu de relégation et institution reléguée, physiquement, géographiquement et symboliquement. Cette relégation se traduit dans le modèle architectural pénitentiaire français : prison cellulaire (et non modèle panoptique comme on le dit parfois à tort) permettant de surveiller le surveillant et de mettre à l’écart le détenu (isolement facteur d’amendement, de réformation) ; murs pleins protégeant la société de la vue subjective et non du danger objectif, alors que d’autres ont fait le choix du grillage qui laisse passer la vue (Espagne, Scandinavie, Canada, et même les Etats-Unis hypersécuritaires). Cette relégation se traduit aussi dans la géographie des implantations retenues, à quelques exceptions près, depuis la fin du XIXème siècle : dans les champs de betterave, c’est-à-dire « hors de notre vue », hors du maillage urbain et à l’écart du tissu social. Chasser la prison du centre ville nous permet de la chasser de nos esprits. Le tout dernier programme de construction a apporté une première correction à cette tendance, en relocalisant les établissements plus près des centres-villes. Ne pas voir la prison. Détourner le regard. Et partant, ne rien faire pour l’améliorer. Cette tentation existe en chacun de nous, dans la part de nous-mêmes qui voudrait que la prison n’existe pas. En chacun de nous, humanistes, croyants, réactionnaires, progressistes, pour des raisons différentes, il y a cette idée d’un monde sans prison : pour les réactionnaires, la peine de mort ou le traitement chimique nous dispenseront de la prison ; pour les humanistes et les croyants, l’amendement général de l’humanité devrait rendre possible l’abolition de la prison. Mais d’ici là... la prison réelle continuera d’exister, et c’est elle qu’il faut améliorer. Cet « abolitionnisme en chacun de nous » a pourtant déjà, dans notre histoire récente, produit des dégâts qui peuvent être mesurés et dont nous n’avons pas tiré toutes les leçons. Je veux parler des effets de l’anti-psychiatrie. Au nom d’une critique radicale de l’enfermement, la situation réelle de l’offre psychiatrique n’a cessé de se dégrader au cours des vingt dernières années. Les murs sont tombés : l’alliance objective des libertaires (« détruisons l’enfermement ») et des libéraux (« dépensons moins ») a fait tomber le « mur de Berlin » de la psychiatrie fermée, c’est-à-dire conduit à la destruction de 40 000 lits de psychiatrie en 20 ans (200 000 en 1985, 160 000 aujourd’hui). Conséquence de cette situation : une partie de la population non prise en charge en psychiatrie fermée se retrouve en prison, dont ce n’est pas la vocation. C’est au nom de cette même haine des murs que circule souvent l’opinion selon laquelle il ne faudrait ni rénover ni augmenter le parc pénitentiaire, puisque « la prison crée l’enfermement » et même « crée le criminel ». Comme si le pourrissement des murs, la dégradation des conditions matérielles de détention pouvait hâter l’avènement d’un monde sans prison...Cette alliance des libertaires abolitionnistes et des tenants libéraux d’un Etat minimal menace à tout moment l’amélioration de la condition pénitentiaire. Il n’est qu’à suivre l’abandon du projet de loi pénitentiaire de 2000-2001, et le report du nouveau projet de loi pénitentiaire initialement annoncé pour l’automne 2007 et sans cesse repoussé. S’il fallait résumer d’une phrase ce qui réconcilie ces deux philosophies : « Ca coûte bien cher pour un objet qui ne devrait pas exister... ». 2.2 - Deuxième écueil : la démagogie pénale ou la « prison exutoire » La prison est un « bouc émissaire » parfait, au sens que le philosophe René Girard a donné à cette figure. Plus largement, la thématique sécuritaire est devenue en dix ans le dérivatif politique par excellence, c’est-à-dire le sujet qui polarise l’attention et l’éloigne d’autres sujets. « Le fait divers fait diversion », disait Pierre Bourdieu. Et il est intéressant de voir que droite et gauche (pour faire simple) ont chacun trouvé leur bouc émissaire : le délinquant est le « bouc émissaire de droite », et la prison le « bouc émissaire de gauche ». Derrière cette polarisation, deux tentations qui relèvent toutes deux de ce qu’on peut appeler la « démagogie pénale » : d’un côté, le « populisme pénal » : jouer sur la peur, modifier la loi à chaque fait divers, annoncer, voter et ne jamais évaluer l’impact ; de l’autre, « l’angélisme pénal » : nier la question sécuritaire, abuser de l’excuse sociale, nier la responsabilité individuelle des auteurs d’infraction, refuser que la prison soit autre chose que la privation de la liberté (donc ne pas pouvoir contraindre le détenu à entrer dans un programme). Le résultat effectif est le même : aucune de ces deux politiques ne permet de rendre plus efficace l’outil pénal. Elles laissent toutes deux la prison en l’état. Et laisser la prison en l’état, c’est dégrader la prison réelle. L’effet du populisme pénal ? Surpopulation carcérale immédiate, relégation, récidive... L’effet de l’angélisme pénal ? Surpopulation carcérale à venir (à la prochaine alternance), relégation, récidive... Quelle alternative à la démagogie ? Ce qu’on peut appeler le réalisme pénal, qui doit passer par une attention aux pratiques et non seulement au « droit pur » : s’intéresser à la réalité des peines prononcées et à la réalité des peines exécutées pour revoir la hiérarchie effective des délits et des peines ; et accepter de dépénaliser certains délits en rendant la prison exceptionnelle lorsqu’il n’y a pas d’atteinte aux personnes. Dans un domaine spécifique (la lutte contre la violence routière), ce travail de vérité sur l’infraction et sur la sanction a été fait récemment dans notre pays, avec des résultats peu contestés, et avec deux ressorts : sortir du discours de déresponsabilisation (« le délinquant c’est l’autre ») et de victimisation (« la victime c’est moi ») ; appliquer effectivement la loi et en mesurer les impacts concrets plutôt que de voter de nouveaux textes. A défaut de ce travail de vérité, l’arsenal pénal, dont la prison est l’instrument, continuera d’être le dérivatif de maux qu’il ne règle pas. 2.3 - Troisième écueil : penser la prison « comme une île » Les discours critiques sur la prison, qu’ils soient le fait d’observateurs militants ou d’institutions de contrôle, sont généralement centrés sur l’institution pénitentiaire, parce que celle-ci offre une unité de temps, de lieu et d’action : un lieu immobile et clos, un temps hors du temps, une action surdéterminée par cette clôture et apparemment maîtrisée par le gardien de ce lieu clos. Or la réalité est tout autre : il n’est pas possible de penser la prison et d’agir sur elle en ne s’adressant qu’à l’acteur pénitentiaire. La prison est « en bout de chaîne » : elle accueille des personnes souvent déjà en rupture avec les institutions, en échec. Reprocher à la prison d’être un lieu violent alors qu’un détenu sur deux est incarcéré pour faits de violence, reprocher à la prison de concentrer l’échec social et de ne pouvoir remédier en 8,5 mois à un parcours cabossé de 20 ou 25 ans, c’est plus idiot encore que de s’étonner qu’on meure plus en gériatrie qu’en pédiatrie. Le temps de l’incarcération ne peut être dissocié du temps amont et du temps aval. La durée moyenne de détention est de 8,5 mois, un détenu sur deux passe quatre mois en prison. Rien d’utile ne peut se faire si le temps du dedans et celui du dehors ne sont pas reliés. Cela suppose une bonne connaissance mutuelle et une bonne coordination de la part des différents acteurs de la chaîne pénale et sociale : magistrats, pénitentiaires, travailleurs sociaux. La prison n’est pas le lieu réservé de l’administration pénitentiaire. A ses 30 000 agents, s’ajoutent 6 000 intervenants qui entrent chaque jour en détention : 2 000 enseignants, autant de professionnels de santé, magistrats, avocats, professionnels privés responsables de la restauration, du travail, visiteurs de prison, familles. C’est un fait récent (vingt ans) mais irréversible et massif : le directeur de prison, le surveillant, ne font plus tout par eux-mêmes, ils coordonnent, régulent, associent et cogèrent la vie de la prison avec des dizaines d’acteurs différents. C’est un bien : la société civile est entrée en prison, la pluridisciplinarité est un gage d’efficacité et d’adaptation, la mixité enrichit et pondère. L’intervention du pénitentiaire n’est plus totalisante parce qu’elle n’est plus exclusive. C’est en même temps une difficulté supplémentaire, parce qu’il faut coordonner et éviter les dénis de compétence, les zones « de non droit » mais aussi les « zones de non fait ». La santé en milieu carcéral est emblématique de cette ambivalence : depuis 1994, la santé des détenus n’est plus assurée par la médecine pénitentiaire, mais par le service public hospitalier. Cela s’est traduit par un progrès incontesté en matière de santé somatique, mais la situation est très insatisfaisante en matière de santé mentale, pour des raisons tenant en premier lieu au retrait général malthusien de l’offre psychiatrique en France mais aussi aux difficultés de coordination entre les acteurs sanitaires, judiciaires et pénitentiaires. Quelles conséquences en tirer ? Ne pas demander des comptes à la seule institution pénitentiaire, mais mieux impliquer l’ensemble des services publics concernés, et notamment les magistrats, prescripteurs, donneurs d’ordre, dont les décisions ne sont pas toujours suffisamment éclairées par la connaissance de la réalité pénitentiaire (l’outil, sa situation conjoncturelle) ; les services de police et de gendarmerie, qui tendent à considérer comme une tâche indue les escortes médicales et les transfèrements judiciaires ; le service public hospitalier, pour qui la prise en charge de 65 000 détenus est objectivement une donnée marginale au regard de la population générale (63 millions d’habitants), etc. 3° - Quelques principes d’action 3.1 - D’abord, repartir de la personne détenue et non seulement de sa peine La philosophie pénale qui a inspiré le système pénitentiaire français est centrée sur la nature des « délits et des peines » (Beccaria), et non sur la personne condamnée. Au crible de cette philosophie de la peine, celle du code pénal de 1810, qui inspire encore largement nos représentations et notre droit, le parcours carcéral est en quelque sorte « surdéterminé par le passé » (l’acte commis, le jugement prononcé) et « sous-déterminé par l’avenir » (les capacités du détenu, sa volonté, les moyens pratiques mis en œuvre pour l’aider à préparer sa sortie). Dès lors il n’est pas étonnant que les établissements pénitentiaires soient encore souvent inadaptés à la mise en œuvre des politiques de préparation à la sortie : ils n’ont pas été conçus comme tels, ils n’ont pas été faits pour cela. Construits autour de la cellule, ils ont longtemps manqué des équipements collectifs, des zones d’activité, de travail et de formation qui n’avaient pas lieu d’être dans la prison cellulaire républicaine d’inspiration « pénitentielle ». Pour sortir de cette aporie très française, il faut savoir si l’on veut effectivement se donner les moyens de mettre en œuvre le principe fondamental de l’individualisation des peines. Si on le souhaite, alors il faut assumer la différenciation des détenus, en fonction non seulement de la durée de la peine (passé) mais dans la perspective d’un parcours d’exécution de peine (futur). A cette fin, mettre en place une évaluation du détenu à l’arrivée, révisée au cours de la peine (fondée sur une observation pluridisciplinaire, mobilisant notamment l’analyse comportementale). Généraliser les « parcours d’exécution de peine », comme le demandent aussi les RPE, et systématiser les logiques de « programmes » ; enfin, assumer la spécialisation de certains établissements (établissements pour mineurs, quartiers courte peine, centres pour peine aménagée, établissements spécialisés dans la prise en charge des délinquants sexuels), parce que c’est un gage d’accompagnement adapté. 3.2 - Passer des principes généraux aux droits individuels des détenus : les règles pénitentiaires européennes (RPE) De quoi s’agit-il ? Ce sont 108 règles, adoptées par la France début 2006 et partagées par les 47 pays du Conseil de l’Europe ; c’est un instrument de comparaison et de convergence démocratique ; c’est aussi un stabilisateur d’idéologie : elles ne sont pas « de droite » ni « de gauche » ; c’est une approche à la fois exigeante, qui ne sacrifie aucun principe fondamental, et pragmatique, centrée sur les droits concrets des détenus et sur les pratiques professionnelles des personnels. Les RPE sont devenues depuis 2006 la colonne vertébrale, le fil rouge, de l’action de modernisation de la prison. Des premiers actes concrets, et rapidement mesurables, sont à l’œuvre. Huit règles essentielles sont expérimentées dans une trentaine d’établissements, et notamment la séparation effective prévenus-condamnés dans les maisons d’arrêt, l’accès au téléphone pour les condamnés en maison d’arrêt, la création d’un quartier arrivant permettant de mettre en œuvre systématiquement la période d’observation ex ante. 3.3 - Développer les aménagements de peine et les alternatives à l’incarcération Faire accepter à la société qu’une peine efficace ne suppose pas forcément l’emprisonnement, c’est combattre la démagogie pénale évoquée plus haut. Cela suppose du courage, de l’obstination et énormément de pédagogie. Ne pas abuser de la détention provisoire. Ne pas abuser des très courtes peines d’incarcération : c’est l’un des effets pervers de la « comparution immédiate », qui a la vertu d’apporter une réponse rapide à l’infraction, mais qui accroît l’encombrement des prisons par de très courtes incarcérations de quelques jours. Oser prononcer des aménagements de peine « ab initio » (dès la condamnation) : mais ce n’est pas facile pour le juge de dire à la fois « le droit et le fait », de prononcer le droit et dans le même temps d’amodier les effets du droit. Donner toute sa puissance à la semi-liberté, à la libération conditionnelle. Enfin, développer plus encore qu’aujourd’hui les alternatives à l’incarcération que sont le placement sous surveillance électronique (PSE) et le placement extérieur (PE) : aujourd’hui 3 300 bracelets à un instant donné, contre quelques centaines il y a trois ans. On doit et on peut avoir une approche très volontariste : 10 000 à 15 000 bracelets permettrait de résorber presque intégralement la surpopulation carcérale actuelle. A condition d’oser affronter le populisme (« ce n’est pas assez sévère ») et la critique libertaire (« c’est pire que la prison »). 3.4 - Continuer d’améliorer la « prison réelle », les murs, l’immobilier pénitentiaire Quelles que soient les options retenues, et même si l’on s’attache à développer radicalement les alternatives à l’incarcération, il demeurera toujours des prisons réelles, dont les conditions matérielles doivent être sans cesse améliorées. « Sans cesse » : il ne faut plus mentir aux citoyens en leur expliquant que le programme immobilier en cours est le dernier, celui qui dotera enfin la France d’un système pénitentiaire digne. Car à la vérité, la mise à niveau du parc pénitentiaire n’est jamais achevée. Les standards exigibles, c’est-à-dire exigés par les normes et les juges européens, et acceptés par la société, ne cessent et ne cesseront de s’élever. C’est pourquoi il faut achever le programme en cours de construction et de rénovation, et en programmer dès maintenant un autre, qui préfigure la carte pénitentiaire des trente prochaines années. Bien sûr, tout cela a un coût, doit se faire sous forte contrainte budgétaire, et suppose de la part de la société et du politique qu’ils assument leurs choix. La France consacre aujourd’hui 34 € par an et par habitant à son système pénitentiaire, l’Italie 47, l’Angleterre 54. La prise en charge quotidienne d’un détenu coûte 112 € en Belgique, 124 € en Angleterre et seulement 77 € en France. Acceptons-nous de dépenser plus pour améliorer la prison réelle ? Si le projet de loi pénitentiaire est abandonné en 2008 comme il l’a été en 2001, on pourra en douter. 3.5 - Intégrer le contrôle dans l’action, sans asservir l’un à l’autre Contrairement à une idée reçue, l’administration pénitentiaire est très contrôlée : parlementaires, juge pénal, juge administratif, Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Cour des comptes, commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), comité de prévention de la torture (CPT), médias, associations, avant même la mise en place attendue du « contrôle général des lieux privatifs de liberté ». Les derniers travaux du CPT, de la CNDS distinguent d’ailleurs plutôt favorablement l’administration pénitentiaire par rapport aux autres forces de sécurité (police, gendarmerie) et aux autres lieux privatifs de liberté (centres de rétention administrative, hôpitaux psychiatriques) surtout si l’on rapporte les quelques faits signalés à 20 millions de journées de détention par an. L’enfermement est le lieu du contrôle total ; il doit être contrôlé. Mais pour que ces contrôles soient efficaces (c’est-à-dire ne se contentent pas d’alimenter le soupçon, mais fassent progresser la prison), plusieurs pré requis doivent être réunis, qui ne le sont pas toujours aujourd’hui : les contrôles externes doivent eux-mêmes être professionnels, déontologiques, rigoureux et honnêtes ; ces contrôles externes doivent être articulés et hiérarchisés entre eux, inscrits dans le temps pour mesurer « le film et pas seulement la photo », et animés par un esprit de progrès, d’amélioration, et non de suspicion ; enfin, les censeurs doivent être eux-mêmes contrôlables... Et surtout, avant d’être extérieur, le contrôle doit être internalisé et intégré dans les pratiques professionnelles : il doit d’abord relever de l’action quotidienne du management de la prison. 3.6 - Enfin, « faire avec » les femmes et les hommes du service public pénitentiaire, et pas « sans ou contre » eux Encore une fois, nous revenons de loin : l’architecture du XIXème siècle devait permettre de surveiller le surveillant et de mettre à l’écart le détenu. Cette méfiance à l’égard du personnel pénitentiaire a longtemps inspiré l’action publique. Il ne faut plus opposer les progrès pour les détenus (années 1970, 1980) et ceux acquis par le personnel (années 1990). Aucun progrès réel et irréversible de la condition pénitentiaire ne saurait être acquis si l’on croit possible de réformer la prison « de l’extérieur ». On doit parier sur l’intelligence, l’initiative et non sur la défiance ou l’opprobre a priori * Pour ne pas conclure : La prison est un service public républicain, partie intégrante de l’Etat, de son territoire et de sa forme politique démocratique. Il faut l’ancrer dans la République, dans la société, dans le territoire, et d’une certaine façon le placer au centre et non dans les marges. Si l’on doit être exigeant à son égard, c’est à la condition d’imputer à l’institution pénitentiaire ce qu’on peut attendre d’elle, et non ce qu’elle ne saurait réussir seule lorsque toutes les institutions de la République ont échoué, renoncé ou failli. La prison est un miroir, un témoin, un symptôme de la santé de notre démocratie. Si celle-ci ne se porte pas bien, il n’est pas étonnant que la prison se porte mal. Si notre démocratie parvenait, sinon à aimer, du moins à assumer sa prison, alors on peut être sûr que la prise en charge des personnes détenues et le travail de ceux qui s’y consacrent seraient grandement facilités. Sans ce changement de regard, on peut craindre que la condition carcérale reste prisonnière des faux semblants qui rassurent à bon compte et anesthésient l’action. (1) Modèle très bien analysé par Christian Demonchy dans l’ouvrage collectif Gouverner, enfermer, La prison, un modèle indépassable ?, sous la direction de Philippe Artières et Pierre Lascoumes, Presses de Sciences Po, 2004, « L’architecture des prisons modèles françaises ». *** FAIT D’AUJOURD’HUI *** - 3. - Edito du Monde Ne craignons pas de le répéter : les prisons françaises sont un scandale de la République. Un scandale dont les pouvoirs publics semblent s’accommoder, en dépit de multiples commissions d’enquête et des mises en garde incessantes sur les dangers de la surpopulation carcérale. Le meurtre d’un jeune homme, égorgé par son codétenu à la maison d’arrêt de Rouen, dans la nuit du 10 au 11 septembre, en témoigne une nouvelle fois. *** CELA SE PASSE EN FRANCE *** - 4. - Fichier « Edvige » : l’Assemblée nationale émet 9 recommandations au gouvernement. PARIS, 17 sept 2008 (AFP) - 23h12 heure de Paris - La commission des Lois de l’Assemblée nationale a émis, mercredi soir, à l’unanimité, "neuf recommandations" au gouvernement sur la modification du fichier de police controversé Edvige. *** EN RÉGION *** - 5. - RAPPEL. - AIX-EN-PROVENCE. Samedi 27 septembre 2008. 9h - 17h15 « Enjeux et perspectives de la loi pénitentiaire ». Journée pénitentiaire inaugurale du master 2 « Traitement de la délinquance » parcours application des peines », Institut de sciences pénales et de criminologie, Centre de recherches en matière pénale Fernand Boulan - Allocution d’accueil de Muriel Giacopelli, maître de conférences, Université Paul Cézanne, Directrice du Master 2 professionnel « Traitement de la délinquance - parcours application et exécution des peines ». * Matinée. « Enjeux de la loi pénitentiaire », sous la présidence de Sylvie Cimamonti, professeur à l’Université Paul Cézanne, directrice du Centre de Recherches en matière Pénale Fernand Boulan. - Alternatives à la détention : Faire des mesures et sanctions privatives de liberté l’ultime recours ?, Pierre V. Tournier, directeur de recherches au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXème siècle, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. - Individualisation et aménagements de peine : Les enjeux du déploiement des aménagements de peine, Pierrette Poncela, professeur à l’Université Paris X Nanterre. - La pratique du juge, Michael Janas, Président du Tribunal de Coutances. - La pratique de l’avocat », Frédéric Doyez, avocat au barreau de Lyon. * Après-midi. « Apports de la loi pénitentiaire à l’exécution des peines » sous la présidence de Gaétan Di Marino, professeur à l’Université Paul Cézanne, avocat au barreau d’Aix-en-Provence. - La mise en conformité avec les règles pénitentiaires européennes : Jean-Paul Céré, professeur associé à la Faculté de droit de Campos (Brésil), directeur du Master 2 « Droit de l’exécution des peines et droits de l’Homme », Pau, Bordeaux 4, Dakar. - Le détenu citoyen, Muriel Giacopelli, maître de conférences, Université Paul Cézanne. - Les régimes pénitentiaires, Pierre Costy, Directeur des services pénitentiaires. - La modernisation du service public pénitentiaire, Patrick Mounaud, Direction de l’administration pénitentiaire. - « Vers un code pénitentiaire ? », Martine Herzog-Evans, Professeur à l’Université de Reims. Lieu : Amphithéâtre Dumas, Faculté de Droit * Contact : Christiane Cappello / christiane.cappello@univ-cezanne.fr *** ATTENTION ! VOUS ENTREZ DANS UN ESPACE « MILITANT » *** Avertissement. La rédaction d’ACP ne partage pas nécessairement le positionnement politique des personnes physiques ou morales citées dans ces rubriques « militantes ». Par la diffusion de ces informations, elle souhaite simplement favoriser le débat d’idées dans le champ pénal, au delà des travaux scientifiques que cette lettre hebdomadaire a vocation à faire connaître. Nous souhaitons qu’un bilan honnête soit réalisé sur l’application du décret du 10 juin 2008 et qu’une politique pénale cohérente soit mise en oeuvre pour désengorger réellement les maisons d’arrêts françaises. Nous continuons de croire que seul un numerus clausus pour chaque maison d’arrêt permettra d’endiguer ce phénomène en rendant leur dignité aux personnes que nous recevons, en redonnant du sens aux missions de l’administration pénitentiaire et en obligeant les acteurs du processus pénal à trouver d’autres réponses que l’incarcération notamment pour les courtes peines. Le Secrétariat Général des Personnels de Direction *** DU COTÉ DES RADICAUX *** - 7. - Esprits frappeurs. * Rappel : l’injure publique est un délit passible de 12 000 euros d’amende (article 33 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse). Lu dans l’ouvrage de Jean Bérard et Gilles Chantraine : « 80 000 détenus en 2017 ? Réforme et dérive de l’institution pénitentiaire », Editions Amsterdam et revue Vacarme, 2008, 171 pages, 9€ : Pages 67-68 : « Il ne faut pas moins, en retour, refuser de faire croire que le droit avance par les chemins de la « modernisation », par exemple en avançant une revendication comme « une personne une place » (indûment assimilée à un droit à l’intimité), en « contrepartie » (1) d’un accroissement du nombre de détenus. Mais la tâche critique n’est pas tant de dénoncer la collusion (certes toujours possible) entre un militantisme de pacotille et une propagande politique que d’entendre ce qui se joue dans la revendication des droits par les personnes sanctionnées. *** Cette injure (« militantisme de pacotille ») des deux auteurs s’adresse certes à notre ami, Bernard Bolze, ancien animateur de la campagne contre la double peine, fondateur de l’Observatoire international des prisons (OIP) et aujourd’hui membre de l’équipe de Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté. Sans parler de Florence Aubenas, Cabu, Gérard Chaliand, Daniel Cohn-Bendit, Didier Daeninckx, Raymond Depardon, Marie Desplechin, Nancy Huston, Albert Jacquart, Etienne Noël, Michel Onfray, Ernest Pignon-Ernest, Georges Rousse, Dominique Strauss-Kahn, Jacques Tardi, Bertrand Tavernier, Michèle Perrot. Eux aussi, sans doute, « militants de pacotille » ! (2). N’en déplaise à ces messieurs, le combat pour le respect du numerus clausus en prison, continue. Il y a aujourd’hui plus de 14 000 détenus en surnombre. Jean Bérard est membre de la rédaction de la revue Dedans-Dehors de l’Observatoire international des prisons (OIP), ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé d’histoire, doctorant en histoire contemporaine à Paris 8. *** FROM CENTRE FOR PRISON STUDIES, LONDON *** - 8. - Information from Helen Fair, Research Associate, International Centre for Prison Studies, School of Law King’s College London. Home Office axes company that lost criminal data Draft guidance on YJB policy changes Straw bans ’unacceptable’ prison parties * Arpenter le Champ Pénal. Directeur de la publication : Pierre V. Tournier, directeur de recherches au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXe siècle (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne). pierre-victor.tournier@wanadoo.fr
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