A PROPOS DE LA PREDICTIVITE
Autour de la loi de rétention de sûreté (suite et non fin)
« Quand les hommes supérieurs se trompent, ils sont supérieurs en cela comme en tout le reste. Ils voient plus faux que les petits ou les médiocres esprits »
Jules Barbey d’Aurevilly
Le mouvement contre la rétention de sûreté a eu recours au film de S. Spielberg, Minority Report, pour appuyer son action. Ce film d’anticipation (pas si lointaine, il se déroule en 2054) colle assez bien à la réalité actuelle. Notre société a réussi à prendre de l’avance sur l’anticipation et réussit même le tour de force de la condamnation et de l’incarcération pré-criminelle sans avoir besoin de recourir à la sophistication de la science-fiction. Les psychiatres bien ordinaires contemporains sans avoir besoin de flotter dans un pseudo liquide amniotique sauront avoir l’efficacité des Pré-cop spielbergiens.
Pourtant la réserve de certains psychiatres quant à la prédictivité n’est pas qu’actuelle et circonstancielle.
Je gardais ainsi en mémoire le passage d’un livre de Viktor E. FRANKL que je ne pouvais consulter en Guadeloupe car resté dans ma bibliothèque normande. Aussi ai-je profité de congés studieux avec le plaisir de se replonger dans ces anciens livres (une autre forme d’atmosphère amniotique...). J’ai été surpris en retrouvant le livre de V. Frankl car, selon mon habitude, j’avais annoté sur les pages blanches terminales quelques passages qui m’avaient marqué.
Trois passages seulement étaient notés dont celui que je recherchais, intitulé : « La prédictivité et le psy meurtrier de Steinhof ». Etrange cette préoccupation qui doit remonter à 10/15 ans pour un problème qui n’avait pas encore l’acuité actuelle.
Viktor E. Frankl est un psychiatre peu connu en France, bien que son uvre ait été largement diffusé dans d’autre pays d’Europe et aux USA. Il fait partie de ces psychiatres, qui comme B. Bettelheim, ont connu l’expérience des camps nazis. Il a développé une technique thérapeutique et une théorisation dénommée « Logothérapie ». Son école est parfois dénommée la troisième école viennoise de psychothérapie (à côté de celle de Freud et Adler).
Je vous livre donc le passage en question de son ouvrage « Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie » (Editions de l’Homme, 1993 - 1ère édition au Québec en 1988).
« On a souvent blâmé la psychanalyse pour son soi-disant pansexualisme. Je doute, pour ma part, que ce reproche ait jamais été justifié. Toutefois, il existe à mon avis une théorie encore plus erronée et plus dangereuse, que j’appelle « pan-determinisme ». J’entends par là une vision de l’être humain qui nie son aptitude a prendre position à l’égard des conditions auxquelles il est soumis, quelles qu’elles soient. L’être humain n’est pas complètement conditionné ; il a le choix d’accepter les conditions qui l’entourent ou de s’y opposer. En d’autres mots, il ne fait pas qu’exister, mais il façonne lui-même sa vie à chaque moment.
Ainsi, chaque être humain possède la liberté de changer à chaque instant. C’est pourquoi on ne peut prédire son avenir que dans le cadre d’un sondage se rapportant a un groupe entier ; sa personnalité, elle, reste essentiellement imprévisible. Toutes prédictions devraient être fondées sur les conditions biologiques, psychologiques et sociologiques qui l’entourent. Or, une des principales caractéristiques de l’être humain est sa capacité de s’élever au-dessus de ces conditions. Il est capable, dans la mesure du possible, de changer le monde d’une manière positive et de s’améliorer si nécessaire.
Je voudrais vous raconter l’histoire du Dr J., le seul homme dont j’oserais dire qu’il était un être méphistophélique. A l’époque de la Deuxième Guerre mondiale, on l’appelait le « meurtrier fou de Steinhof » (il était médecin dans ce grand hôpital psychiatrique de Vienne). Lorsque les nazis mi-rent sur pied leur programme d’euthanasie, c’était lui qui tirait les ficelles et il était si fanatique qu’il envoya presque tous les psychotiques à la chambre a gaz. De retour à Vienne après la guerre, je m’enquis du sort du Dr J. et j’appris qu’il avait été emprisonne dans une cellule d’isolement à Steinhof. Mais un matin, il s’était enfui et on ne l’avait jamais revu. Plus tard, j’acquis la conviction qu’à l’instar de bien d’autres prisonniers, il avait gagné l’Amérique du Sud avec l’aide de ses complices. Or, un ancien diplomate autrichien qui avait été emprisonné derrière le rideau de fer pendant de nombreuses années, d’abord en Sibérie, puis dans la fameuse prison Lubianka à Moscou, vint me consulter dernièrement. Pendant que je l’examinais, il me demanda soudain si je connaissais le Dr J. J’acquiesçai, et il poursuivit : « Je l’ai connu à Lubianka ou il est mort d’un cancer de la vessie à l’âge de quarante ans. Avant sa mort, c’était le meilleur des compagnons. Il consolait tout le monde et sa conduite était irréprochable. Il a été mon meilleur ami durant mes longues années d’incarcération. »
Voila l’histoire du Dr J., le « meurtrier fou de Steinhof ».
Comment oserions-nous prédire le comportement de l’homme ? On peut prévoir les mouvements d’une machine, d’un robot ; on peut même essayer de prédire les mécanismes ou les « dynamismes » de la psyché humaine ; mais l’être humain est bien plus que sa psyché.
Cependant, la liberté n’est pas tout. Elle ne représente en fait que l’aspect négatif d’un phénomène global dont l’aspect positif est la responsabilité. En outre, elle risque de devenir arbitraire si elle n’est pas exercée avec responsabilité. Voila pourquoi je propose que soit érigée, sur la cote ouest des Etats-Unis, une statue de la Responsabilité qui fera pendant a la statue de la Liberté de la cote est.....
...L’être humain n’est pas un objet ; les objets sont déterminés les uns par les autres, mais l’être humain, lui, choisit son destin. Dans les limites de ses dons naturels et de son environnement, il est responsable de ce qu’il devient. Ainsi, dans les camps de concentration, véritables laboratoires et terrains d’observation, nous avons vu des hommes se comporter comme des porcs et d’autres comme des saints. L’être humain possède en lui deux potentiels. C’est lui qui décide lequel il veut actualiser, indépendamment des conditions qui l’entourent ». (Souligné par le rédacteur).
On remarquera également l’élégance et la discrétion de l’auteur qui ne nomme pas le « meurtrier fou de Steinhof ». Nous sommes bien loin de cette exigence de confidentialité à l’époque du fichage [1] généralisé, de la tenace volonté tyrannique et totalitaire de tout savoir des soins prodigués à tel ou tel, de partage de dossiers (médicaux et pénitentiaires par ex.) et du désir obstiné d’abolir ce si dérangeant secret professionnel. MD.