Ban Public
Le portail d’information sur les prisons
E.Carré "La Symphonie Carcérale, Peut-il exister une pénitentiaire i"ntelligente ?

Université Toulouse Le Mirail
U.F.R Psychologie

Eric CARRE
N° 20 50 30 55
Master I Psychologie Pathologique et Clinique
 PY 0045 Mémoire de Recherche

La Symphonie Carcérale
« Peut-il exister une pénitentiaire intelligente ? »

Directeur de séminaire : Monsieur Michel LAPEYRE
Assesseur : Monsieur David VAVASSORI
Année Universitaire 2005 – 2006

Résumé
Le présent mémoire se situe dans le cadre d’une reprise d’étude après quinze années d’expérience dont dix dans la formation professionnelle et l’insertion de publics en difficulté, suivies de cinq dans l’administration pénitentiaire. Michel LAPEYRE articule son propos autour des trois termes création, psychanalyse et politique ; c’est donc autour de ses trois mêmes termes que s’articulera mon mémoire de recherche dans le cadre du séminaire qu’il dirige.
La société actuelle produit de l’exclusion et de la pauvreté, et inévitablement de la délinquance. La justice, noyée dans ses archaïsmes, est elle-même génératrice d’exclusion et de délinquance au sein de ses établissements pénitentiaires. L’expérience de terrain en matière de pauvreté, de chômage, et d’incarcération, m’amène à observer que les institutions en place n’agissent pas pour éradiquer les différents fléaux évoqués mais les entretiennent en agissant comme des régulateurs pour justifier leur pérennité.
L’expérience pénitentiaire m’ayant révélé que l’appareil judiciaire est au nadir de sa mission de réinsertion, la problématique de ce mémoire s’intitulera donc :

 « Peut-il exister une pénitentiaire intelligente ? »

 Je l’ai intitulé « la symphonie carcérale » parce que l’on évoquera la musicothérapie au travers d’une approche psychanalytique après avoir , dans un premier temps , dressé un tableau du panorama politico-juridico-social actuel , évoquant notamment les évènements de cette année universitaire 2005-2006 , à savoir , les banlieues en feu , le C.P.E , l’affaire d’Outreau puis dans un deuxième temps , tenter une approche psychanalytique du vécu carcéral concernant notamment l’angoisse.

La symphonie carcérale s’articule en trois mouvements, le chiffre trois étant récurrent en psychanalyse :

  •  « Inhibition, symptôme, angoisse » chez Freud
  •  « Symbolique, réel, imaginaire » chez Lacan
  •  Politique, psychanalyse, création » chez Lapeyre
  •  Justice, clinique, musique » chez moi, en écho à M. Lapeyre.

 « Création, psychanalyse et politique sont les trois termes majeurs de mon propos. Le terme de création est pour évoquer la cause, le terme de psychanalyse est destiné à convoquer la praxis, le terme de politique fait référence au lien social. Si vous récusez le premier, si vous méprisez le second, si vous réprouvez le troisième, il y a de fortes chances que mon discours vous heurte : il n’en reste pas moins qu’il est aussi pour vous, il s’adresse à vous et vous vise, et surtout il vous est destiné, sinon dédié. Ce sont les fils, que je reprends sans cesse, d’un séminaire que je tiens depuis plusieurs années, quitte à ressasser. Je le poursuis quand même, à moins que ce soit lui qui me précède. Que je lui coure après en traînant la patte, ou qu’il m’entraîne en avant en me forçant à me déplacer, il m’accompagne. Création, psychanalyse, politique, pourquoi ? Parce que, si ce n’est pas le cœur ou le noyau de l’être humain (« Kern das Wesen », dit Freud), ce sont les voies royales pour y parvenir : pour atteindre et toucher les taches que nous sommes et que nous faisons dans le tableau de la vie ; pour aborder et affronter les tâches qui sont les nôtres sur la scène du monde. Car, à cet égard, nous sommes servis : comme le suggèrent tant de titres, « nous vivons une époque formidable ». Mais est-ce que la formule est sincère et, et surtout vraie et réelle ? Est-ce du mauvais esprit, de l’humour à cent balles, de l’ironie caustique, voire un ricanement sarcastique ? En tout cas, il y a tout ce qu’il y a, et qu’on ne peut tout simplement pas repérer, et à quoi on est encore moins capable de faire face sans et la création et la psychanalyse et la politique. Rien de ce qui est humain ne l’est sans le nœud qu’elles sont appelées à former (sans pour autant le fermer)… »

Michel LAPEYRE

LA SYMPHONIE CARCERALE

Les malheurs d’Alfred

« Pour écrire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu ; aussi n’est-ce pas la mienne que j’écris. Mais de même qu’un blessé atteint de la gangrène s’en va dans un amphithéâtre se faire couper un membre pourri ; et le professeur qui l’ampute, couvrant d’un linge blanc le membre séparé du corps, le fait circuler de mains en mains par tout l’amphithéâtre, pour que les élèves l’examinent ; de même lorsqu’un certain temps de l’existence d’un homme, et, pour ainsi dire, un des membres de sa vie a été blessé et gangrené par une maladie morale, il peut couper cette portion de lui même, la retrancher du reste de sa vie et la faire circuler sur la place publique, afin que les gens du même âge palpent et jugent la maladie. » [1]

Mémoire et Histoire

Un mémoire, c’est un travail individuel de recherche ; c’est aussi un travail collectif quand cette recherche se situe dans le cadre d’un séminaire universitaire. Un mémoire s’inscrit dans une histoire, un mémoire peut être l’Histoire. En plus de rimer, Mémoire et Histoire font la paire, devrais-je écrire LAPEYRE ? Petit clin d’œil à l’écriture surréaliste dont l’humour est l’une des techniques, car « les Surréalistes reprennent une idée chère à Freud quand ils s’attachent à montrer que tout phénomène, quel qu’il soit a une finalité, et que le hasard n’est qu’apparent puisqu’une analyse approfondie nous fait trouver un désir à l’origine d’un acte qui semblait résulter d’une coïncidence » [2]. Pour comprendre l’articulation de mon mémoire, il est nécessaire de résumer le parcours qui m’a amené à la reprise des études en octobre 2005.

La valse des chômeurs

Titulaire d’une Licence de Psychologie et Habitant le Nord - Pas de Calais, zone sinistrée en matière d’emploi, les profils « Psy », comme disaient les recruteurs de l’époque, étaient recherchés dans le domaine de l’Insertion et/ou de la Formation Professionnelle pour leurs qualités relationnelles dans l’approche des publics en difficultés de tous ordres. Entre les chômeurs longue durée, les jeunes en difficulté d’insertion, les chômeurs de plus de cinquante ans et les gens au RMI, il y a de quoi effectuer un parcours dans la pauvreté riche de contacts humains et d’enseignements. Sous des gouvernements de gauche ou de droite, d’année en année, en dépit de toutes les mesures en faveur de l’emploi, il reste toujours environ 10 % de la population active au chômage, ce qui signifie en clair que l’on déshabille Pierre pour habiller Paul. Le système a besoin de ses chômeurs pour fonctionner et surtout faire fonctionner ses institutions. Le marché de l’emploi est un marché économique qui mobilise des milliers d’emplois et des milliards de capitaux. On appelle ça le traitement social du chômage qui perdure encore aujourd’hui alors qu’une énième mesure en faveur de l’emploi des jeunes, le C.P.E vient de voir le jour. La pauvreté, c’est devenu un métier ; un métier dont beaucoup de monde s’occupe et qui occupe beaucoup de monde : donc beaucoup de monde ne veut pas voir disparaître la pauvreté de peur de perdre son emploi.

Lourdes, l’autre souffrance est la souffrance de l’autre

Un déménagement à Lourdes me fait découvrir au sanctuaire une autre misère ; celle qui atteint l’individu dans son intégrité physique, dans sa chair, plus qu’une détresse liée à une insuffisance matérielle. Des gens paralysés, qui vivent allongés à longueur d’année, que l’on ne peut parfois nourrir qu’avec une paille et qui trouvent le moyen de vous sourire, contents pour vous que vous soyez en bonne santé, qui sont heureux d’être là, sachant qu’ils ne repartiront pas en marchant mais simplement contents de voir du monde, leurs semblables et… leurs dissemblables : une réflexion sur l’exclusion ; le poids du regard des autres.

De la musique à la prison

A Lourdes, à la recherche d’un emploi, on peut penser que l’activité touristique ouvre des portes dans le domaine de l’animation : Chanteur, Disc-jockey, Figurant sont des expériences enrichissantes sur le plan personnel mais pas sur le plan financier ; dure la vie d’artiste. L’Administration Pénitentiaire recrute des surveillants : la solution sous forme de triade : un salaire régulier, plus de chômage, continuer la musique. On entre dans la pénitentiaire par échec, en désespoir de cause, personne n’ayant la vocation de devenir surveillant. On ne sait pas où l’on met les pieds. Beaucoup de gens critiquent la prison en émettant des sentiments fort louables sur ce qu’elle devrait être et/ou ne pas être mais pour rien au monde ne veulent prendre les clés de la coursive si on les leur propose. La réalité carcérale c’est une coursive, des portes, des gens enfermés derrière ces portes, un surveillant et un trousseau de clés. Si vous avez affaire à la justice, vous constaterez que de votre inculpation jusqu’à votre incarcération, un processus déshumanisant vous fera cesser d’être quelqu’un pour devenir un dossier, quelque chose d’informel, une raison sociale. Quand vous êtes sur une coursive et que vous ouvrez la porte d’une cellule, ce n’est pas un dossier que vous avez en face de vous.

Transfert sur partition …

La Maison Centrale de Saint Maur est équipée d’un atelier Son où les détenus travaillent pour l’I.N.A. Leurs tâches consistent à transcrire sur C.D audio, les bandes magnétiques archivées de la radio. Les détenus reçoivent une formation de techniciens du son, certains d’entre eux sont également musiciens. Ils travaillent de manière autonome, chacun gérant son projet sur son propre ordinateur dans une cabine insonorisée mais pouvant circuler d’une cabine à l’autre sans souci. La confiance est de mise, c’est important dans le milieu carcéral où une suspicion permanente est de règle. Une demi-journée par semaine est consacrée à la création musicale. Chaque détenu dispose du matériel pour laisser libre cours à son imagination.

… et miroir sans tain

Un projet impliquant détenus et surveillants peut modifier le discours, c’est à dire au sens de Lacan, le lien social, par l’introduction du signifiant musicien entre le signifiant détenu et le signifiant surveillant. En l’occurrence, il s’agit de l’enregistrement d’une maquette. L’enregistrement et le mixage d’une œuvre musicale impliquent les différents intervenants d’un point de vue technique mais aussi artistique. Chacun apporte son propre avis sur la finalité du projet. Cela démontre que dans l’univers carcéral, univers du mal, du crime, de l’individu dans ce qu’il peut avoir de plus négatif, continue de briller la flamme de l’espoir et de la vie. Soulignons bien le mot vie car la prison n’est pas une vie qui s’arrête mais une vie qui continue différemment. Cette vie difficile à cause de l’enfermement peut être constructive. Elle est aujourd’hui souvent un lent parcours destructif. Le dialogue reste possible entre deux catégories de personnes qu’en apparence tout semble éloigner, à savoir le personnel de surveillance et la population carcérale. Par le biais de l’expérience artistique, on peut percevoir les gens comme ils sont et non pas comme nous croyons qu’ils sont. Le processus créatif laisse émerger une partie intime de la personnalité. Ce type d’expérience nous rappelle que le détenu est une personne. La considération que vous lui apportez en le laissant exprimer une opinion lui rappelle également qu’il est encore quelqu’un et rien que pour cela, le détenu vous témoignera de la reconnaissance et contrairement à ce que les idées reçues laissent penser, l’autorité et le respect de l’uniforme n’en sortent pas diminués mais bien au contraire grandis. Le manque de communication avec la population pénale de même que le manque de communication entre les différents services maintiennent la pénitentiaire et par extension le ministère de la Justice dans un fonctionnement archaïque. Sans doute, tout cela est-il voulu et l’adage récurrent « on manque de moyens… » sert de pare-feu pour bien maintenir les choses en place. Vous ne trouverez personne pour dire : « Comment peut-on améliorer les choses avec les moyens qu’on a ? »

Maison d’arrêt : la grande désillusion

Proposer à la Direction de la maison d’arrêt la création d’un groupe de parole inspiré de la méthodologie de la musicothérapie pour tenter de réduire la pression psychologique liée au vécu carcéral : telle était l’idée. Cette demande est restée sans réponse de la Direction Régionale de l’Administration Pénitentiaire. La loi du 18 janvier 1994 a instauré un transfert de compétences : la santé en prison n’est plus du ressort de la Justice mais de la Santé. L’administration pénitentiaire s’est défaite de cette activité en admettant mal la présence de personnels médicaux échappant à son contrôle. L’expérience du terrain montre que de la part des hiérarchies tant pénitentiaire que médicale, une collaboration au sein de la Maison d’arrêt, des personnels de surveillance et des personnels soignants, n’est pas souhaitée.

Retour à la case départ

Obtenir le titre de psychologue et dans le cadre de la musicothérapie associer musique, psychologie et activité professionnelle : une manière originale et cohérente de boucler la boucle. La logique imposerait de rédiger un mémoire sur la Musicothérapie en milieu carcéral ; une approche simple et réaliste de l’art thérapie dans un univers particulier, convaincu par expérience qu’elle peut être bénéfique pour le détenu lui même, en apaisant les tensions et du même coup rendre le travail moins pénible pour les surveillants.

Culture et lien social

Par extension, montrer l’importance du facteur culturel pour faire tomber les barrières sociales d’un côté et institutionnelles de l’autre, et, par une sorte de relation bijective pouvoir améliorer le relationnel en tentant d’ouvrir le dialogue ; bref rendre le séjour carcéral moins inhumain. Il existe toujours une lourdeur et une rigidité, voire psychorigidité entre les institutions et les usagers mais je m’appuie sur cette citation du Général de Gaulle, homme ô combien institutionnel puisque fondateur de la V° république : « Car, quand la lutte s’engage entre le peuple et la Bastille, c’est toujours la Bastille qui finit par avoir tort »
Je crois que l’on peut faire évoluer les choses si écrasant que puisse être un système administratif. Vœu pieux selon certains , utopie d’artiste selon d’autres ; pour ma part , il m’arrive de croiser dans le quartier du Mirail , « la cité » comme ils disent , ou au centre ville de Toulouse d’anciens détenus qui viennent me serrer la main , prendre de mes nouvelles et de donner des leurs , se retrouver à égalité en tant que citoyen , sans uniforme, sans étiquette, pouvoir évoquer le passé sans animosité et surtout se tourner vers l’avenir sans craindre l’épée de Damoclès , un petit pas pour l’homme , un grand pour le lien social.

Réflexion et Réfection

Concernant le projet d’origine, c’est un entretien avec Monsieur Michel LAPEYRE, Directeur de séminaire, qui m’a amené à reconsidérer les choses :

  • 1 - En maintenant le cap sur la musicothérapie, mener au préalable une réflexion sur la place de l’Humain, sur la prison à savoir les raisons de l’incarcération, les origines de la prison, à quoi tout cela renvoie. 
  • 2 - Analyser le vécu carcéral par une approche psychanalytique
  • 3 - Se demander comment la musique et, par extension, le facteur culturel peuvent intervenir dans la dimension politico-judiciaire et structurer positivement le lien social.

L’enfermement pénal suscite interrogation car dans l’état actuel des choses, il est un instrument destiné à asseoir la souveraineté du pouvoir sans procurer de vertu citoyenne. De fait, chercher à humaniser la peine, c’est être complice d’un processus d’assujettissement. Mais comme on ne développe pas de systèmes substitutifs efficaces, ne faut-il pas agir de l’intérieur pour rendre le discours moins dichotomique entre l’intérieur et l’extérieur, et ainsi briser le système de déshumanisation que génère la prison actuelle. D’autant plus que cette déshumanisation est à l’origine d’un sentiment de rejet de la société de la part de la population carcérale et de rejet de la population carcérale de la part de la société. En conséquence, l’enfermement dont l’un des buts affichés est de corriger l’individu et de le remettre dans le droit chemin par la coercition, apporte finalement l’effet inverse. Il génère de l’exclusion et par conséquent de la délinquance et du même coup aggrave la fracture sociale. En définitive et pour être tout à fait clair, plus on incarcère, plus la probabilité de voir brûler sa voiture augmente. La vraie question devient donc :

 « Peut-il exister une pénitentiaire intelligente ? »

Nous y répondrons en traitant de la démocratie et de la justice, de l’enfermement, de la réalité carcérale aujourd’hui et des possibilités de son amélioration.

Une symphonie en trois mouvements

Nous référant aux trois termes majeurs du propos de M. LAPEYRE dans son séminaire, à savoir, création, psychanalyse et politique :

- 1 - Démocratie et Justice d’Esope à Outreau : l’Humain et le droit, le droit d’être humain

  • 2 - Prison et Angoisse : Approche psychanalytique de la souffrance carcérale.
  • 3 - Musique et Création : Psychanalyse et prison, approche clinique

Le premier mouvement part de la genèse de la cité juste telle que l’évoque Platon pour aboutir au biopouvoir de notre démocratie en crise où le désir de liberté de chacun s’articule dans l’individualisme au détriment de la collectivité ; libéralisme exacerbé qui conduit au non respect et aboutit à ce que la démocratie détruise la démocratie.

Le second mouvement traite de la souffrance carcérale à savoir souffrir l’enfermement pour lutter contre l’angoisse. Une approche psychanalytique du vécu carcéral.

Le troisième mouvement privilégie la création : une approche analytique de la musique, langage universel comme agent actif du lien social pour lutter contre la déchéance humaine en prison, et tenter de repenser l’enfermement.

Démocratie et Justice d’Esope à Outreau : l’Humain et le droit, le droit d’être humain

Il n’y a que deux millénaires et demi, Platon parlait ainsi :

« Il est difficile de trouver une meilleure éducation que celle qui s’est établie au cours des âges, je veux dire la gymnastique pour le corps et la musique pour l’âme. Or la musique comporte des discours. Et il y a deux sortes de discours, les vrais et les mensongers. Nous racontons des fables aux enfants. En général elles sont fausses, bien qu’elles renferment quelques vérités. Donc il faut veiller sur les faiseurs de fables, choisir leurs bonnes compositions et rejeter les mauvaises. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons choisies. Il est important que les premières fables qu’entende l’enfant soient les plus belles et les plus propres à lui enseigner la vertu. » [3]

La musique évoquée ici par Platon dépasse le cadre des notes et de l’instrument et fait référence au langage et au discours. Platon affiche l’importance du choix des mots pour une bonne éducation, qui apporte le bien vivre et les bonnes conduites. Dès l’antiquité , la notion de juste et d’injuste est présente dans l’éducation , mais sélectionner les bonnes fables , éliminer les mauvaises , les imposer à l’enfant n’est ce pas un avant goût de ce que Michel Foucault qualifiera d’ensemble de procédures pour quadriller , contrôler , mesurer , dresser les individus , les rendre à la fois « dociles et utiles » , les discipliner ?

Musique et Justice

Deux termes qui sembleraient a priori ne rien à voir l’un avec l’autre, que l’on concevrait même facilement comme antinomiques, le premier suscitant plutôt la joie et le second plutôt la tristesse. Cependant, il faut toujours se méfier des idées reçues et même s’en défier. Pour que la musique soit jolie, l’interprète doit jouer juste et pour être juste l’homme de loi se doit de composer. De fait, parce que rien n’est tout blanc ni tout noir mais que tout s’articule entre gris clair et gris foncé, l’écart entre musique et justice ne relève pas de la différence entre la fourmi et l’éléphant mais plus modestement du lion et du rat. Allusion à la célèbre fable de La Fontaine dont la morale est « on a toujours besoin d’un plus petit que soi »
Quelle peut être la portée, c’est le mot, de quelque notes de musique au cœur de la géante et implacable machine à châtier, froide et inhumaine qu’est l’appareil judiciaire ? Justifiée ou regrettable, telle est la façon dont est perçue la justice et l’on peut se demander comment il est possible qu’une institution censée apporter les garanties d’équité puisse aujourd’hui jouir d’une aussi piètre renommée. Puisque nous faisons allusion à La Fontaine dont la morale de chacune des fables est l’expression d’une justice ou d’une injustice, nous devons mentionner Esope, son maître à penser. Dans une lettre au Dauphin Louis XIV, dont il fût le précepteur, La Fontaine [4] écrivait :

« Je chante les héros dont Esope est le père,
 Troupe de qui l’histoire encore que mensongère 
 Contient des vérités qui servent de leçons.
 Tout parle en mon ouvrage et même les poissons ;
 Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes :
 Je me sers d’animaux pour instruire les hommes…
 »
 
On retrouve dans le corps de cette lettre la notion de fable qu’évoque Platon. L’instruction et la morale s’entremêlent pour définir le juste et l’injuste et ensuite élaborer un code de bonne conduite. La vie d’Esope, le Phrygien, est un modèle du genre puisque né esclave, il fût affranchi pour avoir, grâce à son éloquence, rendu service à ses maîtres. Mais cette même éloquence lui fût fatale car non reconnue par les Delphiens, il les compara au bâton qui flotte sur l’onde et les qualifia d’une maxime reprise par La Fontaine en ces termes : « J’en sais beaucoup de par le monde à qui ceci conviendrait bien, de loin c’est quelque chose mais de près ce n’est rien ». Ceci déclencha leur haine et pour se venger, ils cachèrent dans ses affaires un vase religieux sacré. Il fut rattrapé, accusé du vol puis condamné à mort et « précipité », c’est à dire jeté du haut d’une falaise. Justice expéditive et fin tragique du poète. « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté » (Guy Béart)

La cité juste qu’évoque Platon [5] est un monde idéal qui n’existe pas et qu’il lui faut donc imaginer. La discussion tourne autour de la notion de justice. Selon lui, il est aussi difficile de rester sage au sein de la justice que de le devenir au sein de la pauvreté. La justice est une vertu qui consiste à dire la vérité et à rendre à chacun ce qui lui est dû. Dans chaque cité, le gouvernement, élément le plus fort, recherche son propre avantage et l’assure par des lois. L’injustice suscite la discorde, divise les parties de l’âme et rend ainsi toute action féconde impossible. Nul homme n’est juste volontairement, dès qu’il a le pouvoir de mal faire sans crainte, le sage lui même ne résiste pas à la tentation. L’homme vertueux est récompensé jusque dans sa postérité mais la justice est dure et pénible tandis que l’injustice est aisée. Il n’est pas mauvais de la commettre si l’on est assez puissant pour se soustraire aux châtiments prévus par les lois. Quand la cité se développe, il se crée de nouvelles spécialités parmi les habitants et donc de nouvelles classes. La cité prospère et s’étend. La population augmente et pour agrandir le territoire, on a recours à la guerre. Il faut donc former les gardiens. Très jeune, on éveille leur intelligence en racontant des fables. La nature divine doit y être représentée. Elle est exempte de tout mal, étrangère au mensonge, immuable car toute transformation pour un être parfait équivaut à une déchéance. Dans la cité juste, hommes et femmes seront appliqués aux mêmes tâches et pour s’y préparer recevront la même éducation.

Les cités perverties

Après l’idéal de la cité juste, Platon passe à l’examen des cités perverties partant des métamorphoses successives de la cité idéale qui sont en fait une corruption croissante. On passe ainsi de la timarchie à l’oligarchie puis à la démocratie et enfin à la tyrannie.
La cité timarchique, qui substitue au culte de la vertu celui de l’honneur guerrier, est livrée toute entière aux féroces rivalités que déchaîne l’ambition. L’homme timarchique peut être généreux dans sa jeunesse mais l’âge le rend avide et inhibe ses bons sentiments. Ceci provoque l’ébranlement du gouvernement et des mœurs dans l’aristocratie. Le passage de la timarchie à l’oligarchie s’opère quand le goût des richesses, se transformant en avarice devient le leitmotiv de l’activité des citoyens. L’oligarchie repose sur un principe vicieux divisant les citoyens en deux clans opposés : les riches et les pauvres.
Le troisième niveau de décadence correspond à la démocratie, qui est issue des mêmes facteurs que l’oligarchie mais beaucoup plus amplifiés : l’antagonisme des deux classes, riches et pauvres, est exacerbé et au moindre choc éclate la lutte qui aboutira à la mise en place de la démocratie. La partie pauvre de la population espérant acquérir les richesses qu’elle a soit perdues, soit jamais possédées. Ayant perdu le sens de l’ordre et de l’honneur, tout devient égal pour l’individu : le bien comme le mal, la vertu et le vice. L’homme démocratique, incapable de logique dans la délibération, et de persévérances dans l’effort, pense vivre libre et heureux alors que sa vie n’est qu’une décevante anarchie. Il laisse une porte ouverte au régime qu’il redoute le plus : la tyrannie. Il se trouvera toujours des démagogues pour désigner un faux coupable des maux de la société. Une simple observation du panorama politique actuel, dont le milieu carcéral est un reflet, démontre clairement la tendance. La population riche, qui craint pour ses biens face à l’accroissement de la pauvreté, désigne un protecteur auquel elle accorde les pouvoirs proportionnés aux espérances qu’elle fonde en lui et croyant se protéger, tend ainsi un bâton pour se faire battre. Il y a eu des précédents.

Haine de la démocratie 

On ne peut s’empêcher, à cette lecture de Platon, de faire le parallèle avec les événements du printemps 2006, généré par le projet du C.P.E mais qui, en fait, en dépasse largement le cadre. Plus qu’un problème de contrat de travail, c’est la manifestation d’un profond malaise de société. Plus qu’un écart croissant entre riches et pauvres, entre confort et précarité , le C.P.E exacerbe un rapport patron/employé du type maître/esclave , d’autant plus dur à avaler que dans le même temps, certains dirigeants de grands groupes industriels et financiers s’accordent des dérogations pour prolonger leurs mandats au delà de soixante dix ans et ainsi encaisser des millions d’euros de royalties. Quant au pouvoir en place, on sait que députés et sénateurs se sont organisés un système de retraite tel qu’en vingt deux ans de carrière, ils touchent une retraite à taux plein , et que ces mêmes personnes votent des lois obligeant le peuple à cotiser plus de quarante deux ans pour combler le déficit des régimes de retraite. A examiner cette partie émergée de l’iceberg, on ne peut que penser à Louis XVI qui s’est fait guillotiner pour moins que cela et à Coluche, qui, il a plus de vingt ans disait déjà « Il est temps, dans ce pays, qu’on arrête de se foutre de la gueule des gens ! »
Dans La haine de la démocratie [6], Jacques Rancière analyse les critiques actuelles de la démocratie et mène un travail de réflexion et de questionnement. Il montre que ce qui pose toujours problème aux régimes démocratiques, c’est justement l’intensité de la vie démocratique, excès insupportables aux oligarchies qui détiennent le pouvoir et qui ne peuvent admettre ce que c’est, la démocratie : ni un type de constitution, ni une forme de société, c’est-à-dire ni cette forme de gouvernement qui permet à l’oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Mais le pouvoir de ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés. Un pouvoir fondé ni sur la naissance, ni sur l’argent, ni sur le savoir : le scandale démocratique c’est le scandale de la politique même, de l’égalité des hommes.
« La démocratie , on trouve que ça va bien quand l’Occident se bat contre les régimes totalitaires ou le terrorisme mais à l’intérieur des pays démocratiques il y a toujours un ressentiment latent ou explicite contre trop de démocratie , contre les excès de l’homme démocratique , ce consommateur individuel de masse , être idiot et aliéné , toujours prêt à suivre n’importe quoi , dans n’importe quel domaine , sexualité , école , santé , culture... »
Jacques Rancière montre les contradictions des mécontents de l’apolitisme actuel et qui pourtant dès qu’il y a un mouvement, ne savent pas quoi en penser, jugent ce mouvement arriéré et populiste. Tension entre une rigueur qui fait revisiter l’histoire de la pensée politique depuis Platon et un désir concret soucieux d’ouvrir des espaces possibles : par exemple en définissant le minimum nécessaire pour qu’un système se déclare démocratique. C’est un appel à la réflexion et au travail de chacun, et une façon de combattre le sentiment d’impuissance, le repli : « la démocratie est l’action qui arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies. La société égale n’est que l’ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. Elle n’est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n’est portée par aucune nécessité historique et n’en porte aucune. Elle n’est confiée qu’à la constance de ses propres actes. La chose a de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercer le pouvoir de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence, elle peut susciter à l’inverse du courage, donc de la joie. Nous vivons aujourd’hui dans des pays qui se baptisent Démocraties. Le discours officiel opposait autrefois les vertus de ce système à l’horreur totalitaire. Ce discours n’a plus cours aujourd’hui, même s’il arrive que des armées soient envoyées promouvoir la démocratie autour du monde. En France en particulier, certains n’en finissent pas de dénoncer les méfaits de l’individualisme démocratique qui mine les bases de la vie civique en détruisant les valeurs collectives et les liens sociaux, et les ravages de l’égalitarisme qui mène droit vers un nouveau totalitarisme. D’autres découvrent dans la démocratie des penchants criminels, trouvant son origine dans la Terreur et son accomplissement dans l’extermination du peuple juif. Ces critiques contradictoires mais convergentes ont une cause commune : le caractère profondément scandaleux du pouvoir du peuple. La démocratie, gouvernement de tous, est le principe qui délégitime toute forme de pouvoir fondée sur les qualités propres de ceux qui gouvernent. »
Dans ce livre, Jacques Rancière décrit « les liens complexes entre démocratie, politique, république et représentation et aide à retrouver, derrière les amours d’hier et la haine d’aujourd’hui, la puissance toujours neuve et subversive de l’idée démocratique. »

Evènements 2005-2006, le pouvoir de la rue

Les émeutes dans les banlieues fin 2005, les évènements en 2006, concernant le Contrat Premier Emploi (C.P.E) et les mesures qui l’accompagnent démontrent le refus de se laisser diriger par des représentants du peuple que le peuple considère comme ne les représentant pas. La rébellion née à la suite de ce projet dénote une volonté du peuple de se faire respecter en outrepassant la démocratie représentative et en s’imposant par la démocratie directe. Ainsi le mode d’expression de la rue supplée au pouvoir en place. Dans notre démocratie, l’oligarchie en place donne l’image de gouvernants qui tentent d’imposer leur diktat s’apparentant ainsi à un régime totalitaire. Dans MARIANNE, J.-F.Kahn [7] souligne la rigidité institutionnelle et l’étonnant décalage entre le pays réel dans sa diversité et la bipolarité totalement artificielle du pays légal (ce qu’a mis en évidence le référendum européen : 80% des députés pour, 55% des français contre). « C’est cette distorsion entre la réalité bouillonnante et effervescente de la nation et l’étouffoir normatif de sa représentation qui régulièrement débouche sur le face à face explosif entre les minorités agissantes de la rue et les minorités légiférantes du parlement, arbitré par une opinion publique qui peut parfois sanctionner la rue, mais ne se reconnaît presque jamais dans la pseudo-légalité du pouvoir législatif. Surtout que s’ajoute à ce divorce l’impressionnante délégitimation des élites politiques, médiatiques, économiques et intellectuelles du pays. Entre les français et le pouvoir, il n’existe plus de structures intermédiaires crédibles servant de sas de décompression. Le pouvoir de la rue se renforce et grandit face à la dégénérescence idéologique et morale de la quasi-totalité des autres pouvoirs que leurs manquements ont discrédités. »

Homo Sacer : Tous des banlieusards sacrés ?

La banlieue est liée à la ville (polis), à la limite de la ville, selon un lien qu’il s’agit d’interroger mais qui annonce d’emblée que la banlieue est une question éminemment et originairement politique. La question de la banlieue, et de ce qu’elle est, n’est pas une question parmi d’autres de la politique en général, n’est pas seulement ce à quoi tend de la restreindre la vision politique de l’Etat qui la cantonne à la « politique de la ville » mais elle interroge en retour le sens aujourd’hui de la politique et de la démocratie. La question d’une politique démocratique de la ville doit toujours commencer par la grave question : Que veut dire banlieue ? La banlieue est le lieu où se déclare véritablement le sens de la politique, où le politique déclare sa vérité. Elle n’est pas une simple réalité mais le lieu exemplaire de l’espace politique dans lequel s’inscrivent les vies qui se vivent comme laissées à l’abandon, abandonnées par les pouvoirs publics. Mais cette puissance d’abandon est elle-même constitutive du pouvoir : la banlieue est le lieu de la manifestation de la souveraineté de l’Etat abandonnant la vie à elle-même tout en la réduisant à l’objet de sa puissance souveraine. Se présentant de cette manière, la question de la banlieue s’inscrit délibérément dans la perspective d’une analyse biopolitique au sens où l’entend le philosophe italien Giorgio Agamben à la suite de Michel Foucault.
 
Chez Foucault, le concept de biopolitique désigne la prise en charge de la vie par les institutions sociales et étatiques à travers les politiques de la population et de la santé. Selon Foucault, le seuil de modernité biologique d’une société se situe là où l’espèce et l’individu en tant que simple corps vivant deviennent l’enjeu des stratégies politiques. Il définit le passage de l’ « Etat territorial » à l’ « Etat de population » et l’accroissement de l’importance de la vie biologique et de la santé, en tant que problème spécifique du pouvoir politique qui se transforme en « gouvernement des hommes ».
Il en résulte une espèce d’animalisation de l’Homme effectuée par les techniques politiques les plus sophistiquées. Apparaissent alors dans l’histoire la multiplication des possibilités des sciences humaines et sociales ainsi que la possibilité simultanée de protéger la vie et d’en autoriser l’holocauste. On peut souligner que le développement et le triomphe du capitalisme n’auraient pas été possibles sans le contrôle disciplinaire du biopouvoir qui par les technologies appropriées s’est créé les corps dociles dont il avait besoin.
 
Chez Agamben [8], le biopouvoir exprime le rapport essentiel de la politique et de la vie. La souveraineté porte la trace d’une duplicité fondamentale ; d’une part, elle est configuration de la vie en fonction d’idéalités comme celle de la citoyenneté, transformation de la vie en vie protégée par le droit (bios) ; d’autre part, et indissociablement, elle est puissance d’exception, capacité à suspendre le droit et les formes de vie normalisées, pouvoir de défiguration des vies protégées par le droit (bios) dans la réduction à la vie nue (zoè), informe et exposée ainsi hors de l’idéalité normative. Ces deux aspects sont indissociables, car c’est toujours sur le pouvoir d’exception que repose l’ordre juridique et par là-même la puissance de configuration du « citoyen » et de défiguration de la vie nue rendue à elle-même. Peut-on penser la banlieue de manière biopolitique, en avançant que la banlieue manifeste la suspension souveraine du droit ? Quelques remarques d’Agamben y autorisent depuis la comparaison qu’il opère avec le camp, espace d’exception qu’il institue en paradigme de la politique contemporaine :
« Mais aussi certaines banlieues des grandes villes postindustrielles commencent aujourd’hui aussi à ressembler à des camps où vie nue et vie politique entrent, du moins à des moments bien précis, dans une zone d’indétermination » ou encore « le camp comme localisation disloquante est la matrice secrète de la politique dans laquelle nous vivons toujours, que nous devons apprendre à reconnaître à travers toutes ses métamorphoses, dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans les banlieues de nos villes ».
La banlieue peut se comprendre alors comme le lieu de l’exception souveraine et de l’abandon de la vie nue laissée à elle-même qu’Agamben nomme la vie sacrée de l’homo sacer. Provenant du droit romain archaïque , la figure défigurée de l’homo sacer est celle de l’homme vivant qu’on peut mettre à mort sans être saisi par le droit comme un meurtrier et dont la mort ne peut faire l’objet d’un rituel sacrificiel : il est le vivant qu’on peut tuer sans léser le droit qui protège le citoyen , mais dont la vie ne peut être offerte comme sacrifice sublime. Lorsqu’un ministre qualifie de racaille une partie de la population vivant en marge de la ville (banlieue), il produit des « corps d’exception » au sens où l’entend Sidi Mohammed Barkat [9] dans son ouvrage à propos des colonisés d’Algérie, c’est à dire « des corps réputés dangereux, indignes de la qualité de citoyen, mais cependant membres de la nation française, inclus dans le corps social en tant qu’exclus, soumis à un régime légal d’exception permanente établissant au cœur de l’Etat de droit une suspension du principe d’égalité. Cette réduction des colonisés à des corps simplement organiques et déshumanisés, ainsi que leur exclusion de la sphère politique, ont rendu pensable et possible leur transformation en corps indifférenciés pouvant être mis à mort arbitrairement, au moment précis où ils prétendaient apparaître dans l’espace public comme des sujets porteurs du droit d’avoir des droits. » Cet extrait montre qu’en définitive la France d’aujourd’hui a reproduit le schéma des colonies dans les banlieues, qui deviennent terres françaises mais étrangères, soumises au droit français mais qualifiées par le pouvoir de zones de non droit peuplées de citoyens exclus de la vie politique.

Déployant ensuite une analyse du ban, auquel l’étymologie de la banlieue nous renvoie, Agamben écrit : « le ban est à proprement parler la force, à la fois attractive et répulsive, qui lie les deux pôles de l’exception souveraine : la vie nue et le pouvoir, l’homo sacer et le souverain. C’est cette structure de ban que l’on doit apprendre à reconnaître dans les relations politiques et dans les espaces publics où nous vivons encore. L’espace du ban – la banlieue de la vie sacrée – est, dans la cité, plus intime encore que tout dedans et plus extérieur que tout dehors. Elle est le nomos souverain qui conditionne toutes les autres normes, la spatialisation originaire qui rend possibles et qui gouverne toute localisation et toute assignation de territoire ».

La puissance de la loi est indissociable de sa capacité à décider que certains individus ne méritent pas d’être protégés par elle, et toujours plus, la puissance de la loi prend la forme de cette puissance d’exception, d’abandon. Et précisément, la banlieue est constituée par un certain abandon, l’abandon du pouvoir souverain et de la loi : la loi s’y abandonne dans un état d’exception. La loi protectrice des corps dans la figuration citoyenne s’abandonne à l’absence de protection, à la défiguration de la vie dénudée, abandonnée à elle-même.

Non pas parce que la loi serait impuissante à y régner, non pas par absence d’intérêt ou par capitulation, mais au contraire parce que cet abandon n’est que le revers de la puissance de la loi. Aussi prend-il la forme d’une emprise souveraine sur la vie ainsi abandonnée. La banlieue est la part suspendue de la souveraineté. Ainsi la banlieue apparaît-elle sous la forme de l’état d’exception, comme espace d’exception. Qu’il suffise de rappeler l’exception de la civilité (brutalités policières, les prérogatives policières abusives), l’exception aux règles de la mobilité sociale de l’Etat social (la panne de l’ascenseur social se répétant dans la panne des ascenseurs), l’exception au droit social, l’exception de la mobilité géographique (communautarisme ethnique) et urbaine (ghetto) et l’exception au processus d’intégration d’un état républicain universaliste. La banlieue est le lieu de l’exception souveraine du droit que l’on reconnaît et méconnaît dans l’expression commune d’une zone de non-droit. Mais si elle est une « zone de non-droit », c’est qu’elle est alors l’envers de la souveraineté qui mime la monopolisation de la violence par l’Etat : elle conteste moins le monopole de la violence de l’Etat qu’elle n’est plutôt le miroir du micro-pouvoir de la souveraineté anonyme et démocratique exercé par les agents ou fonctionnaires de l’Etat. Et la volonté déclarée de faire entrer le droit dans les prétendues zones de non-droit de l’Etat, selon le discours policier ou le discours universaliste républicain, de même que la demande de protection et de sécurité des habitants de la banlieue à l’encontre des délinquants qu’elle produit en son sein (dans une sorte de réaction d’auto-immunité du corps d’une vie nue qui se divise encore elle-même) sont aveugles à l’origine et à la genèse de la banlieue comme zone de suspension du droit où l’Etat manifeste son pouvoir souverain, où l’Etat, à peu de frais, manifeste sa fonction étatique et son pouvoir de souveraineté. La « bavure » en constitue une trace visible et surexposée : elle n’est pas un simple accident mais l’exposition de la vie nue du « sauvageon », dont on a suspendu la détermination « citoyenne » à l’intervention policière souveraine. La pensée d’Agamben conduit à voir dans la banlieue le modèle même de ce qu’est la politique aujourd’hui : la banalisation. L’indice de cette banalisation – du devenir-banlieue de la vie politique – est le nom que revêt aujourd’hui la banlieue : la cité :
« La cité , aujourd’hui, désigne un ensemble d’immeubles de banlieue , avec son territoire et ses repères , loin du centre-ville et loin de la ville elle-même , morceau de ville distancié de la ville , détaché comme un iceberg à la dérive , flottant sur un océan incertain ».

Et si la cité était le nom de la ville comme lieu politique, peut-être faudrait-il également parler de devenir-banlieue de la ville. Cette banalisation de la ville elle aussi est visible , comme par exemple dans la création , la prolongation des Zones franches urbaines (ZFU) et leur extension en un grand projet de ville (GPV, comme celui de la métropole lilloise) : la politique de la ville , nom de l’action politique de l’Etat en vue de réorganiser et d’administrer les banlieues , retourne à la ville banalisée ; la ville et son centre s’apprêtant à être recouvertes par les mêmes dispositions d’exceptions des zones franches de banlieues. C’est la grande ville, les centres-villes et la ville en son centre qui se voient régis par les dérogations économiques des banlieues : la politique économique de la banlieue devenant le paradigme de la politique de la ville. Si ce retournement indique lui aussi que l’exception est devenue la règle, est-ce parce que les citoyens que nous sommes aujourd’hui ne sont rien d’autre que des « banlieusards » sacrés potentiels ?
Banalisation… La banlieue est sa simple réalité nue : la réalité mise à nue et abandonnée par l’idéalité des formes de vies normalisées. D’où ce sentiment de souffrance de la vie en banlieue laissée elle-même à sa seule réalité, dépouillée de sa sublimation idéalisante.
Banalisation : extension généralisée de la banlieue comme paradigme de nos vies citoyennes. Agamben nous suggère qu’elle est le processus accompagnant la souveraineté. Ne nous reste-il pas à penser une résistance à la souveraineté et à la banalisation ? Que serait une exception à l’exception souveraine du droit ? Peut-être la justice ? La justice inconditionnelle distinguée du droit, ouvrant le juridique et la politique de la banlieue : la justice en banlieue au-delà du ban du droit. Selon le point de vue du philosophe Vincent Houillon : « Aujourd’hui, l’exception est la règle : je ne vis pas en banlieue. Nous vivons tous en banlieue. »

La Faillite d’un système

Le modèle français dont la stabilité, la sécurité et la pérennité de l’emploi constituaient l’armature est mort et enterré. La précarité, la flexibilité et l’insécurité tendent à devenir la norme. En conséquence, ce n’est pas ce modèle qui exacerbe la crise mais au contraire la crise est en partie la conséquence de l’éradication de ce modèle. Cette précarisation, conséquence d’une flexibilisation du marché du travail de plus en plus généralisée loin de doper la croissance et limiter le chômage a l’effet inverse comme le démontre l’ampleur de la crise sociale, la mauvaise mine financière du pays et la mollesse de l’activité économique non spéculative. La précarité s’étant imposée partout et à tous les niveaux autant l’institutionnaliser. Pourquoi pas ? A ceci près que l’argumentation est du même style que celle qui consiste à affirmer que puisque les libertés sont systématiquement remises en cause, et dans l’anarchie, autant instaurer la dictature, et dans l’ordre.

Le contrôle généralisé

L’ouvrage de Bentham [10], le panoptique (fin 18°), est un mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons de force, entendons maisons d’arrêt. Trouver un moyen de contrôler les comportements des gens pour qu’ils produisent l’effet désiré. Les gouvernements, et donc leurs dirigeants, peuvent ainsi avoir un œil sur tout le monde et tout contrôler.
Pour Bentham, l’éducation est le résultat de toutes les circonstances auxquelles un enfant est exposé : donc veiller à l’éducation d’un homme, c’est veiller à toutes ses actions. Réduite à une expression aussi simpliste, la vision de Bentham peut passer pour un modèle éducatif où la surveillance sert de fil rouge. D’ailleurs, il est vrai que lorsque les enfants font des bêtises, on reproche aux parents de ne pas les surveiller assez. Bentham propose donc un modèle de contrôle absolu de l’individu : la surveillance de son éducation moule l’individu et la surveillance de son évolution doit l’empêcher de sortir de ce moule et veiller à ce qu’il conserve l’empreinte.
Mais comment mettre au point un système où un seul individu peut en contrôler un grand nombre ? Bentham s’intéresse donc aux prisons en tout premier lieu car ce sont des établissements qui, par définition, doivent surveiller et redresser :

  •  Surveiller l’individu puni d’avoir fauté.
  •  Redresser le même individu en le faisant rentrer dans le moule du bon citoyen honnête et droit
    La justice implique un grand nombre de contraintes quant à la surveillance en raison de la dangerosité potentielle des personnes enfermées. La prison est donc pour Bentham le prototype par excellence avant de généraliser son projet de panoptique à d’autres institutions où les contraintes seront amoindries.
    Le projet de Bentham est qu’à partir d’une simple idée d’architecture, on peut introduire une réforme complète dans les prisons, s’assurer de la bonne conduite et de l’amendement des prisonniers, fortifier la morale et la sécurité, en diminuant les frais de fonctionnement.
    Selon lui, la prison doit être : « un séjour où l’on prive de leur liberté des individus qui en ont abusé, pour prévenir de nouveaux crimes de leur part, et pour en détourner les autres par la terreur de l’exemple. C’est de plus proposer de réformer les mœurs des personnes détenues, afin que leur retour à la liberté ne soit pas un malheur, ni pour la société, ni pour eux mêmes »
    Si, toujours selon lui, la prison reste un séjour horrible et infect, école du crime et de la misère, on peur faire évoluer le cours des choses par le principe unique de l’inspection, comprendre la surveillance. Créer une inspection qui frappe l’imagination plutôt que les sens, qui mettent des centaines d’hommes sous la dépendance d’un seul en donnant à cet homme une sorte de présence universelle, c’est-à-dire être sous le contrôle de l’œil invisible du maître.

Le modèle de prison de Bentham est constitué de deux bâtiments circulaires :

- celui de la périphérie abrite les cellules sur six étages fermées côté intérieur par un grillage qui laisse voir ce qui se passe.

  •  celui du centre est la tour des inspecteurs (surveillants) sur trois niveaux seulement car l’agencement est tel que chaque inspecteur peut contrôler deux étages à la fois.
     
    Cette prison est environnée d’une galerie couverte d’une jalousie transparente qui permet à l’inspecteur d’un seul coup d’œil de plonger son regard dans les cellules sans être vu. La prison panoptique doit permettre d’un coup d’œil de voir tout ce qui s’y passe. L’inspecteur peut surveiller les détenus. L’inspecteur en chef peut contrôler les inspecteurs. Tout le monde peut être vu, n’importe quand, ce qui a pour effet d’empêcher les détenus de faire des bêtises et le personnel de surveillance de commettre une bavure. Le système permet de dénoncer tout le monde et donc aboutit à une auto-surveillance de l’individu ayant peur d’être surpris en faute. On peut appliquer ce principe à des hôpitaux, des ateliers, des administrations…
    Bentham formule un principe architectural d’économie du regard. Il en fait un principe universel mais aussi selon Michel Foucault [11] « Un événement dans l’histoire de la pensée » : Les sociétés modernes se présentent comme d’immenses marchés internationaux mais obsédées de sécurité au point d’emprisonner et de généraliser la surveillance si bien que le libéralisme triomphant qui rêve d’une société réduite au marché se double d’un panoptisme généralisé. Cette surveillance omniprésente semble indiquer que libéralisme rime avec aliénation et qu’en définitive, il n’y a plus besoin de murs et de barreaux aux fenêtres pour se sentir en prison.
    La révolution industrielle génère, dès la fin du XVIII ° siècle, des déséquilibres sociaux et de l’exclusion qu’accompagne une montée de la délinquance. La prison, alors lieu du crime et du vice devait être réformée ainsi que tout le système de punition des crimes et des délits. Le Panoptique pouvait être une réponse à cette exigence.
    Le panoptique de Bentham devenait la formule idéale pour analyser les différentes technologies politiques de gouvernement des hommes et plus précisément, pour souligner l’extrême individualisation des stratégies de pouvoir et l’anonymat croissant des dispositifs destinés à gérer les populations au nom de leur bien-être. Le système capitaliste est exacerbé par le libéralisme. La volonté de tout posséder génère la peur de tout perdre ; le sentiment d’insécurité amène un renforcement de la surveillance. Un représentant en assurance sait que pour vendre, il suffit de faire peur aux gens ; leur montrer qu’en cas de malheur, ils ne sont pas protégés. Peu importe que ce malheur ait une chance sur un million de se produire, si on réussit à leur faire peur en les convainquant que l’évènement peut se produire, on vend !
    Ce principe est vrai pour vendre des serrures de sécurité, des alarmes, des extincteurs, des volets roulants, des coffres-forts, des armes, de la télésurveillance. Ce qui fait ralentir l’automobiliste à l’approche d’un radar n’est pas le respect de la limitation et encore moins celui de son prochain, mais la peur de se voir sanctionner ou pire, confisquer son jouet.

Prison pour tous

Si le projet de Bentham n’a pu voir le jour en son temps et l’a par ailleurs ruiné, il est en passe de se généraliser aujourd’hui. Des caméras en centre ville pour assurer la sécurité du citoyen , des caméras sur les routes ainsi que des radars de plus en plus sophistiqués qui ne contrôlent plus seulement la vitesse mais aussi le port de la ceinture de sécurité et la distance entre les véhicules. Vidéo surveillance sur la voie publique et dans les trains, puces électroniques, internet, GPS, biométrie, la vie quotidienne n’échappe plus aux grands yeux et aux grandes oreilles du tout sécuritaire. Les démarches administratives sur internet se généralisent et il suffira, d’ici peu de temps, de quelques regroupements de fichiers pour mettre l’individu à nu en quelques secondes. Soulignons, par exemple, qu’en matière fiscale, l’augmentation fulgurante des déclarations par internet libère un nombre de personnels de plus en plus important qui pourront ainsi être affectés au contrôle fiscal. Voilà des exemples du contrôle de l’individu par le modernisme. Nous vivons dans une société de plus en plus contrôlée et dont le mode de pensée se trouve régulé par les médias qui imposent un mode de pensée standardisé. Ainsi l’image du jeune banlieusard est celle de celui qui ne veut pas travailler et qui veut gagner de l’argent facile en dealant, ce qui lui permet de rouler dans une belle voiture que ne pourra jamais acquérir un ouvrier travaillant honnêtement toute sa vie. Ce discours stéréotypé est diffusé au niveau gouvernemental. Si vous rencontrez les gens qui se rendent aux parloirs de la maison d’arrêt, vous verrez des familles pour lesquelles le prix du ticket de bus pose problème, quant au véhicule de luxe, un coup d’œil sur le parking vous fera vite comprendre qu’on est loin du XVI° arrondissement de Paris. Hormis les gens du voyage qui roulent dans des berlines pas forcément dernier cri pour tirer leurs caravanes, le panorama ne révèle pas une population roulant sur l’or, au contraire, on peut sans grands risques de se tromper affirmer que les prisons françaises sont un mode de traitement du quart monde.

Le discours de l’incarcération généralisée ne résout rien dans le long terme. Le délicat problème de l’emploi, et de l’exclusion voire délinquance qu’il peut générer, demeure entier. C’est aussi lui qui entretient la division entre une population intégrée qui trouve son bonheur dans le système en place et ne veut pas qu’on y change quoi que ce soit, et ceux qui en sont exclus, qui revendiquent un droit au bonheur qui passe par une réforme de ce système. Dès lors, la frange active de cette population exclue se manifeste chaque fois qu’une occasion se présente, sous le regard inquisiteur de la partie intégrée, qui admet à la fois le problème et son impuissance à le résoudre.
Comme le souligne Agamben, la mise au ban est généralisée. L’histoire de France a déjà montré quelle issue sanglante connaît ce type de situation.

Prison et souffrance carcérale approche psychanalytique

Supplice et prison [12]
 
Damiens avait été condamné, le 02 mars 1757, à « faire amende honorable devant la principale porte de l’église de Paris » où il devait être « mené et conduit dans un tombereau, nu, en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres » puis, « dans le dit tombereau, à la place de Grève, et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le dit parricide, brûlée de feu de soufre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix résine brûlante, de la cire et soufre fondus et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres et son corps consumés au feu, réduit en cendres et ses cendres jetés au vent »

75 ans plus tard, début du 19° siècle, voici un règlement rédigé par Léon Faucher « pour la maison des Jeunes détenus à Paris »

Art.17. La journée des détenus commencera à six heures du matin en hiver à cinq heures en été. Le travail durera neuf heures par jour en toute saison. Deux heures par jour seront consacrées à l’enseignement. Le travail et la journée se termineront à neuf heures en hiver, à huit heures en été.
Art.18. Lever Au premier roulement de tambour, les détenus doivent se lever et s’habiller en silence, pendant que le surveillant ouvre les portes des cellules. Au second roulement, ils doivent être debout et faire leur lit. Au troisième, ils se rangent par ordre pour aller à la chapelle où se fait la prière du matin. Il y a cinq minutes d’intervalle entre chaque roulement.
Art.19. La prière est faite par l’aumônier et suivie d’une lecture morale ou religieuse. Cet exercice ne doit pas durer plus d’une demi-heure.
Art.20. Travail A six heures moins un quart en été, à sept heures moins un quart en hiver les détenus descendent dans la cour où ils doivent se laver les mains et la figure, et recevoir une première distribution de pain. Immédiatement après, ils se forment par ateliers et se rendent au travail, qui doit commencer à six heures en été et à sept heures en hiver.
Art.21. Repas A dix heures les détenus doivent quitter le travail pour se rendre au réfectoire. Ils vont se laver les mains dans leurs cours, et se former par divisions. Après le déjeuner, récréation jusqu’à onze heure moins vingt minutes.

Le châtiment de la place publique…

Comme le souligne M. Foucault, ce supplice et cet emploi du temps ne sanctionnent pas les mêmes crimes, ils ne punissent pas les mêmes délinquants. Il y a moins d’un siècle entre les deux et on constate que le corps supplicié, marqué, amputé, exposé mort ou vif a disparu de la sanction pénale. La punition cesse d’être un spectacle car cela est perçu comme négatif. Se régaler de la violence du supplice, c’est accoutumer le public à la férocité condamnée. Du coup le bourreau devient un criminel et le juge un meurtrier. « L’assassinat, que l’on présente comme un crime horrible est perpétré sous nos yeux sans que nous ayons le moindre remords. » Il faut concevoir le supplice, tel qu’il est ritualisé au 18° siècle comme un opérateur politique. Il s’inscrit dans un système où le souverain de manière directe ou indirecte fait exécuter les châtiments dans la mesure où c’est lui qui, à travers la loi a été atteint par le crime.

…à la prison

La punition va devenir la part la plus cachée du processus pénal. C’est la condamnation elle même qui est censée marquer négativement le délinquant, d’où les débats et la sentence publics. Mais s’il est laid d’être punissable, il est peu glorieux de punir. L’exécution de la peine devient un secteur autonome dont un mécanisme administratif décharge la justice. De nos jours, l’Administration Pénitentiaire dépend du Ministère de la Justice. Mais pendant longtemps, les prisons ont été placées sous la dépendance du Ministère de l’Intérieur, et les bagnes sous le contrôle de la marine ou des colonies ce qui montrait bien le lien entre justice et châtiment.

Au temps de la guillotine

Article 3 du code français de 1791 : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ».
Cet article portait une triple signification :

  •  Une mort égale pour tous (les délits du même genre seront punis de la même peine)
  • Une seule mort par condamné obtenue d’un seul coup, sans recours à des supplices cruels.
  • La décapitation pour le seul condamné, peine des nobles, le moins infamant pour la famille.
    « Presque sans toucher au corps, la guillotine supprime la vie, comme la prison supprime la liberté, ou qu’une amende supprime un bien. Dès le début du 19° siècle, on cherche à éliminer le côté spectacle malsain des exécutions. La guillotine quitte la place publique pour arriver dans la cour de la prison, puis dans un local à l’écart à l’abri des regards. »
    Ce besoin de cacher la peine capitale montre, selon Foucault, qu’elle est un spectacle qu’on a besoin d’interdire. Ce sera fait en 1981.

Punir proprement

Il s’opère une dénégation théorique : Il est honteux de punir mais le juge ne punit pas, il corrige, redresse, guérit ce qui le libère du métier de châtier. La honte de punir n’exclut pas toujours le zèle, pour preuve on incarcère de plus en plus mais à grands renforts de « psy » et de fonctionnaires redresseurs. On prive l’individu de sa liberté considérée comme un droit et un bien. Le corps est alors pris dans un système de contrainte et de privation, d’obligations et interdits. On y touche mais de loin et proprement. Dans ce cadre, le bourreau a été remplacé par une armée de techniciens de la peine : surveillants, médecins, psychologues, conseillers d’insertion, enseignants, aumôniers. Mais s’il est vrai que l’on ne pratique pas de sévices corporels dans les prisons d’aujourd’hui, il existe des moyens plus pernicieux de porter atteinte au corps en s’en prenant à la dignité humaine, on peut citer l’exemple des quartiers disciplinaires. Certaines façons de traiter les gens laissent des blessures dont les marques ont la propriété d’être à la fois invisibles et indélébiles, mais pouvant réapparaître de manière inattendue et se manifester par des comportements encore plus inattendus et pourtant prévisibles : agression ou pendaison, le quotidien de la pénitentiaire française.

Détention pharmacologique

Foucault fait allusion aux produits psychotropes distribués dans les prisons pour notamment rendre moins douloureuse la peine et en particulier la peine de mort. Son livre date de 1975, depuis la peine de mort a été abolie. La pharmacologie est en effet de mise car la plus grande partie de la détention est sous l’influence de psychotropes qui sont le principal motif de consultation au Services Médico-Psychologiques Régionaux (S.M.P.R). Si l’on tient compte de l’angoisse que génère la détention, des toxicomanes, des délinquants sexuels, des psychotiques et délirants de tous ordres, la prison ressemble à un hôpital sans équipements et le surveillant à un infirmier sans formation médicale. Le personnel de surveillance en est arrivé à devoir gérer un public de malades à un point tel que pour répondre à la demande, il faudrait médicaliser les maisons d’arrêt. En 1986 ont été créés les S.M.P.R (26 pour 186 établissements pénitentiaires) dont la mission est de lutter contre les troubles psychiatriques, l’alcoolisme et la toxicomanie. La loi du 18 janvier 1994 instaure le transfert de compétences concernant les services de santé gérés dès lors par le ministère de la Santé et non plus par le ministère de la Justice. La volonté étant de donner aux détenus les mêmes soins que le reste de la population. Une Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires (U.C.S.A) a été installée dans chaque établissement. Outre la médecine générale, on peut parfois y trouver un dentiste et un kinésithérapeute. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas la panacée. Concernant les soins psychologiques, il faut que le détenu soit volontaire. Une des conséquences du transfert de compétence est que la pénitentiaire et le milieu médical sont deux familles qui ne peuvent pas se voir : J’ai été mobilisé pour effectuer la fouille d’un centre de détention. Tout l’établissement devait être passé au crible donc le S.M.P.R aussi, puisque les détenus y ont accès. La pantomime et les gerbes d’étincelles entre le responsable médical et le gradé de la pénitentiaire lors de notre arrivée, le premier criant à la violation de domicile car l’hôpital selon lui n’est pas la prison et le second de prétendre que l’hôpital étant dans la prison, il en fait partie et doit être fouillé. Il a fallu toute la diplomatie du psychiatre et une dose de bonne volonté de la hiérarchie pénitentiaire pour aboutir à ce que l’un fasse semblant d’autoriser l’autre à faire semblant de fouiller. Le personnel soignant dit qu’il se place dans une logique de soins et que le personnel de surveillance se place dans une logique sécuritaire, comme si l’un et l’autre étaient incompatibles. C’est entre autres pour cette raison que les services soignant et pénitentiaire ne fraternisent pas. Par ailleurs, le personnel de surveillance ancré dans ses vieilles idées héritées du temps des supplices conserve dans ses modes de fonctionnement la notion de souffrance qui doit, selon lui accompagner l’incarcération, comme si le fait d’être enfermé ne suffisait pas. Lorsqu’un quelconque service peut apporter un soulagement au détenu cela dérange. Le personnel de surveillance estime également qu’il est fait beaucoup de cas de la souffrance morale des détenus et peu de cas de la sienne qui pourtant est bien réelle. Profitons pour souligner que la profession se porte très mal même si personne ne s’en soucie [13]. L’ouverture prochaine des U.H.S.I (Unités Hospitalières Sécurisées Interrégionales) permettra de mieux s’occuper des cas d’hospitalisations de détenus avant l’ouverture des U.H.S.A (Unités Hospitalières Spécialement Aménagées) destinées aux détenus présentant des troubles psychiatriques .

Souffrance de l’épreuve et preuve de la souffrance

Ce qui est étonnant et qui perdure aujourd’hui dans la pénitentiaire, c’est l’éternel besoin d’une certaine souffrance dans la peine : le condamné doit souffrir. Sans doute en raison de son histoire, la pénitentiaire demeure noyée dans ses archaïsmes comme le souligne Monsieur Philippe Seguin, Premier Président de la Cour des Comptes. Le plus étrange est que c’est en Maison d’Arrêt qu’on fait souffrir le plus alors que les trois quarts de la population pénale sont des prévenus, c’est à dire qu’ils ne sont pas jugés. Les criminels jugés et placés en Centre de Détention ou en Centrale bénéficient paradoxalement d’un traitement plus souple. C’est vrai qu’ils y entrent avec une certaine expérience de la prison et qu’ils y resteront pour longtemps. Il s’instaure alors une sorte de consensus entre le détenu et le surveillant : tant qu’à vivre ensemble quelques années faisons en sorte que cela se passe le mieux possible. C’est vrai également qu’il ne s’agit pas non plus du même public pourtant mélangé en Maison d’Arrêt. Mais il demeure néanmoins bizarre que les prévenus en Maison d’Arrêt, non encore condamnés, soient traités plus durement et surtout moins humainement que les condamnés en Centre de Détention. Le détenu doit souffrir, c’est un postulat et ce fond suppliciant perdure dans l’exécution de la peine. L’opinion supporte mal par exemple que les détenus puissent bénéficier de plus de confort que certaines familles pauvres n’ayant fait de mal à personne. La mentalité qui perdure est que lorsque l’on est incarcéré, on est là pour payer, payer le mal que l’on a fait, même si l’on n’est pas encore condamné. De toute façon, le fait d’être emprisonné à titre préventif équivaut à une condamnation. A l’intérieur de la prison, vous serez traité comme un condamné même si vous clamez votre innocence à longueur de journée. A l’extérieur, les gens diront qu’il n’y a pas de fumée sans feu et le passé de la personne incarcérée se trouvera soudain entaché de mille défauts. La condamnation reste une honte qui suscite le rejet de l’opinion. Si au cours de l’évolution historique, on observe une atténuation de la sévérité pénale, ce que veut dire Foucault, c’est qu’on ne torture plus sur la place publique en infligeant des tas de supplices des plus sadiques. Mais la souffrance, le manque de respect et d’humanité sont encore aujourd’hui le quotidien de la pénitentiaire. Le parcours carcéral est un parcours de déchéance. A la sortie, la preuve que l’on a souffert doit valider la fin de la souffrance de l’épreuve.

L’âme du criminel

Dans l’évolution de la justice, on observe un changement d’objectif : Ce n’est plus le corps qui est visé mais l’âme. Par delà le crime ou le délit, on juge des passions, ses perversions, des pulsions, des désirs et même si ce ne sont pas eux qui sont directement jugés, mais les faits qu’ils ont entraînés, ils restent dans l’ombre derrière la cause. D’un côté, on peut souligner que dans un tribunal, on ne doit pas juger quelqu’un mais le comportement de quelqu’un, à savoir des faits commis punissables par un code. D’un autre côté, il nous faut admettre qu’il est difficile de dissocier les faits commis par la personne, des causes qui ont amené la personne à les commettre. Ces causes seront, le cas échéant, circonstances atténuantes ou aggravantes, mais seront prises en compte et de fait, on se met à juger l’âme des criminels. Il ne s’agit plus simplement de savoir qui est l’auteur du crime mais comment assigner le processus de la cause du crime, où en est, dans l’auteur lui même, l’origine : inconscient, instinct, milieu, hérédité ? Quelle mesure prendre, oui, mais aussi prévoir l’évolution du sujet, de quelle manière sera-t-il le mieux corrigé ? Dans ce cadre est introduit la notion de responsabilité en faisant appel aux experts psychiatres et psychologues, concernant l’état mental du sujet. Le pouvoir de juger se trouve partagé même si le juge reste souverain. J’ai pour ma part participé à des Commissions d’Application des Peines (C.A.P). Si le Juge d’Application des Peines (J.A.P) n’omet jamais de consulter l’avis de tous les services, c’est lui qui, au bout du compte reste maître de sa décision. La justice moderne se charge d’éléments extra-juridiques, non pas pour les qualifier juridiquement et s’en servir pour punir, mais au contraire pour les faire fonctionner à l’intérieur du processus pénal comme éléments non juridiques, ainsi le processus n’est plus simplement une opération légale et le juge se disculpe d’être celui qui châtie. On prononce un verdict, amené par un crime mais en introduisant le discours scientifique, on ne punit pas, on cherche à guérir. Un savoir et des discours à caractère scientifique s’entrelacent avec la pratique du pouvoir de punir et Foucault établit une corrélation entre l’âme moderne et un nouveau pouvoir de juger. Il centre son étude selon quatre règles :

- 1° Prendre la punition comme une fonction sociale complexe. Ne pas voir les mécanismes punitifs sous leur seul aspect répressif mais aussi considérer les effets positifs qu’ils peuvent induire même s’ils sont infimes.

  • 2° Analyser les méthodes punitives comme des techniques ayant une spécificité dans les procédés du pouvoir et saisir sur les châtiments la tactique politique.
  • 3° Chercher s’il n’existe pas une matrice commune entre l’histoire du droit pénal et celle des sciences humaines, de sorte qu’une humanisation de la peine et la connaissance de l’être humain serviraient la technologie du pouvoir.
  • 4° Chercher si l’entrée de l’âme et du savoir scientifique sur la scène judiciaire n’est pas une nouvelle forme d’investissement du corps par le pouvoir. C’est à dire que dans l’intervention pénale, l’individu dépasse le crime et qu’en fait on ne juge plus un crime mais quelqu’un.

Justice de l’Etat …

La Justice et l’Etat constituent un mécanisme d’assujettissement et l’on constate, d’une part que la prison veut retirer au détenu sa singularité en le plaçant comme objet d’étude, et d’autre part, que le pouvoir peut asseoir sa souveraineté, par le biais des sciences humaines et des processus d’individualisation. Historiquement, le supplice est un rituel politique par lequel le pouvoir se manifeste. La loi émane du souverain, donc violer la loi c’est s’en prendre au souverain. Dans le châtiment, la force physico-politique du souverain est présente. Le supplice a une fonction juridico-politique. Il est un cérémonial qui reconstitue la souveraineté blessée. Il doit y avoir, dans la peine, une affirmation du pouvoir et de sa supériorité. En plus de la réparation du préjudice, la peine doit avoir une valeur exemplaire. Cette mentalité perdure encore aujourd’hui dans l’opinion publique et dans l’administration judiciaire. On veut que l’incarcération soit dissuasive. Le carcéral s’inscrit comme une technique de coercition des individus. On veut les amener à respecter la loi. Les procédés s’articulent dans une logique de dressage du corps.

…ou Etat de la Justice ?

Le fonctionnement systématisé de la Justice fait que la détention provisoire est la règle de base. Alors que théoriquement la présomption d’innocence devrait prévaloir. Le système fonctionne généralement ainsi : on enferme d’abord l’individu ce qui permet au magistrat d’éradiquer le facteur humain, à savoir re-matérialiser, dans un deuxième temps, l’individu sous forme de dossier, fameux dossier qui, selon les propos du Juge d’Instruction Eric Halfen [14], doit passer sur le bureau de la pile de gauche à la pile de droite signifiant qu’il a été traité, enfin, dans un troisième temps, l’affaire est jugée. C’est cette confrontation de l’homme et du papier qui aboutira à la sentence. L’évincement de l’humain au profit du papier est ressenti par nombre de justiciables comme un manque d’humanité dans le déroulement des procédures judiciaires, n’être qu’un dossier parmi d’autres dossiers. La condamnation n’en est que plus mal acceptée. Les magistrats apparaissent comme de véritables machines à châtier, automatisées, s’abritant derrière un code et une foule de facteurs extra-juridiques en guise de paravent humanitaire. Le magistrat paraît agir comme un P.C. dont le greffier serait l’imprimante. Certains prévenus qui demandent à consulter leur dossier voient arriver un carton de plus de mille cinq cents feuilles, ce qui est absurde. On peut également être choqué du déroulement quasi robotisé d’une séance de conciliation dans le cadre d’un divorce. La mécanique est la suivante : on peut divorcer par consentement mutuel, aux torts partagés ou pour fautes. Si l’un des deux partenaires refuse le divorce, l’autre peut l’attaquer pour des fautes qu’il n’a pas commises. Cela vous mène devant le Juge des affaires familiales qui, faute de conciliation, chassera le partenaire récalcitrant de son foyer. Une fois exclu de son domicile, on lui conseille un retour à une procédure aux torts partagés qui permet de résoudre l’affaire sans s’enfermer dans des procédures juridiques à n’en plus finir. Les avocats connaissent tout cela parfaitement. La mécanique est parfaitement rodée, systématisée, bien huilée. Le divorce est à l’avocat ce que la carie est au dentiste et peu importent les sentiments, les familles qu’on déchire, l’essentiel est que le dossier soit passé de la pile de gauche à la pile de droite et que l’on puisse passer au dossier suivant.

Errare Humanum Est…

Dans le même registre on ne peut s’empêcher de citer l’affaire d’Outreau qui restera pour longtemps une référence en termes d’erreur judiciaire. Elle est intéressante dans la recherche qui nous occupe puisque c’est la pénitentiaire qui gère la détention provisoire. Le journal La dépêche du midi du jeudi 19 janvier 2006 titrait à la manière de Zola « Ils accusent ! », parlant des acquittés de l’affaire de pédophilie d’Outreau qui témoignaient devant la commission parlementaire. Ils dénonçaient un fiasco judiciaire et accablaient le juge Burgaud qui les avait fait enfermer. Or la détention provisoire dans un cas de violences sexuelles sur mineurs est logique pour protéger les enfants. Malheureusement, dans le cas présent, les accusations étaient fausses. Curieusement, dans le même journal page sept, rubrique faits divers, on peut lire « Nicolas, mort à 9 ans à force de raclées », un article sur le martyre d’un enfant maltraité. Cela a duré plusieurs semaines durant l’été 2003 dans un appartement ; peut-être qu’une dénonciation aurait pu sauver l’enfant. Finalement toute la difficulté de la détention provisoire se trouve exposée dans ce journal : en première page des innocents incarcérés suite à de fausses accusations, page sept des tortionnaires en liberté qui assassinent un enfant. En justice, le risque d’erreur est double : enfermer un innocent ou laisser courir un coupable.

Détention provisoire, contradiction non contradictoire

En principe, la détention provisoire ne peut être ordonnée que si elle constitue l’unique moyen de conserver des preuves ou des indices matériels, d’empêcher des pressions sur des victimes ou des témoins ou des concertations entre complices, de protéger la personne mise en examen ou de la maintenir à disposition de la justice, de mettre fin à l’infraction ou d’éviter son renouvellement, de mettre fin à un trouble de l’ordre public. Pour ces deux derniers motifs, la commission sénatoriale d’enquête sur les prisons en juillet 2000 note les contradictions de la loi : concernant la fin de l’infraction ou l’empêchement de son renouvellement, concernant également le trouble à l’ordre public, si le juge d’instruction place quelqu’un en détention provisoire c’est qu’il estime l’infraction réelle. Or le but de l’instruction est d’établir s’il y a infraction ou pas. Il y a donc contradiction entre les termes de la loi et le rôle du juge d’instruction. Malgré cela la détention provisoire reste la règle et elle peut durer plusieurs années même si les textes prévoient qu’ « elle ne doit pas dépasser un délai raisonnable… »

Incarcération : Anxiété et Angoisse 
 
Le sens commun assimile facilement anxiété et angoisse, le second terme reflétant une intensification du premier. On peut noter que le mot « angoisse » est utilisé, en général, par les psychiatres pour désigner des crises aiguës avec de nombreux signes physiques, tandis que le mot « anxiété » désigne plutôt des phénomènes psychologiques chroniques.

L’anxiété peut présenter plusieurs visages. Elle peut se manifester par des ruminations chroniques, dures à chasser de son esprit.

Concernant l’angoisse, les causes en sont parfois mécaniques : chacun de nous peut se sentir mal à l’aise et oppressé dans des lieux surpeuplés, surchauffés, fermés. Cela est sans doute dû à l’augmentation du taux de gaz carbonique dans l’air que l’on inspire, ce qui déclenche dans notre cerveau une réaction d’alarme physiologique inconsciente (des récepteurs cérébraux évaluent, à tort, que nous risquons l’asphyxie). Ce type de sensations de malaise est assez fréquent dans les grands magasins pendant les soldes, lors de concerts, de soirées, dans le métro aux heures de pointe. Paradoxalement, chez certains citadins, c’est parfois le silence et la solitude (par exemple, à la campagne) qui peuvent déclencher de l’angoisse. Probablement parce que les petits soucis de la vie urbaine (bruits, agitation, activités multiples) leur permettent de ne pas penser à leurs véritables angoisses…

Il peut aussi exister des causes métaphysiques aux crises d’angoisse : de nombreux penseurs, mystiques et philosophes ont décrit leurs vertiges existentiels face à la mort, à la notion d’infini… Pascal, dans ses Pensées, écrivait par exemple : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »

Enfin, les crises d’angoisse sont souvent facilitées par un état physique particulier de l’organisme : stress prolongé, fatigue, privation de sommeil, consommation excessive de café ou de drogues. Tous ces facteurs facilitent la survenue de crises d’angoisse, surtout chez les sujets prédisposés. Si vous voulez expérimenter ce que peut-être une attaque de panique, mélangez volontairement tous ces ingrédients : à une période où vous êtes stressé, buvez beaucoup de café, passez une nuit blanche. A ce moment, rappelez-vous que vous êtes mortel et que la vie est fragile, demandez-vous si votre cœur ne bat pas un peu bizarrement (comme s’il allait s’arrêter) ou si ce léger vertige que vous ressentez ne peut pas dégénérer en syncope. Des crises d’angoisse isolées peuvent arriver à tout le monde mais si elles se répètent, il y a problème.

Le LA : L comme Liberté, A comme Angoisse

L’enfermement génère l’angoisse définie comme un affect de déplaisir plus ou moins intense, qui se manifeste à la place d’un sentiment inconscient chez un sujet dans l’attente de quelque chose qu’il ne peut nommer. L’angoisse se traduit par des sensations physiques. Beaucoup de détenus évoquent un sentiment d’oppression et de gêne respiratoire. En plus des phénomènes physiques, elle est souvent accompagnée d’une douleur psychique. L’angoisse a été repérée par Freud dans ses premiers écrits théoriques comme étant la cause des troubles névrotiques. Freud attribue l’angoisse de ses névrosés en grande partie à la sexualité. Mais en s’intéressant à la façon dont naît l’angoisse, il avance que celle-ci provient d’une transformation de tension accumulée, cette tension pouvant être de nature physique ou psychique. Pour lui, c’est une conversion de l’angoisse qui produit l’hystérie ou la névrose d’angoisse. Dans l’hystérie, c’est une excitation psychique qui emprunte une voie conduisant à des réactions somatiques. Dans la névrose d’angoisse, c’est une tension physique, qui ne peut se décharger psychiquement, qui serait en œuvre. Cette approche par une origine physique pourrait expliquer le comportement de passage à l’acte des détenus qui détruisent tout dans leur cellule ou s’automutilent, comme pour évacuer physiquement un trop plein d’énergie qui se transforme en une angoisse devenue insupportable.

Dans un premier temps, Freud considère l’angoisse comme une réaction générale du Moi soumis au déplaisir mais il revient sur cette conception en soulignant ces deux limites : faire entre l’angoisse et la libido sexuelle une relation particulièrement intime, et d’autre part, considérer le Moi comme seul et unique lieu de l’angoisse. Il reconsidère ses positions à partir des travaux d’O. Rank, qui considère le traumatisme de la naissance comme angoisse originelle. Freud remonte de la réaction d’angoisse à la situation de danger, dont la naissance reste le prototype. Il donne alors à l’angoisse deux sources différentes : l’une involontaire, automatique, inconsciente qui s’explique lorsque se présente une situation de danger assimilable à la naissance et qui met en péril la vie même du sujet ; l’autre volontaire, consciente, qui serait produite par le Moi lorsqu’une situation de danger réel le menace. L’angoisse aurait alors fonction d’agir pour éviter le danger. Freud aboutit à une nouvelle définition de l’angoisse dont il distingue deux niveaux.

  •  Dans le premier, c’est un affect entre sensation et sentiment, une réaction à une perte, une séparation. C’est cette partie de l’angoisse que Freud qualifie d’originaire et qui serait produite par l’état de détresse psychique du nourrisson séparé de sa mère.
  •  Dans le second, l’angoisse est un affect, signal en réaction de la castration en un temps où le Moi du sujet tente de se soustraire à l’hostilité de son Surmoi. Ainsi pour Freud, la survenue de l’angoisse chez un sujet est toujours articulable à la perte d’un objet fortement investi, qu’il s’agisse de la mère ou du phallus.

Lacan, dans son séminaire X, essaie après Freud d’élaborer une conception aussi précise que possible de l’angoisse. Pour lui, il ne s’agit pas de la décrire ou de la comprendre, mais de la repérer dans sa position structurale et dans ses éléments signifiants. Il reprend la définition de Freud en disant que l’angoisse est un affect dont la position à minima est d’être un signal. Pour Lacan, l’angoisse n’est pas la manifestation d’un danger interne ou externe, mais c’est l’affect qui saisit un sujet quand il est confronté au désir de l’autre.
Si, pour Freud, l’angoisse est causée par un manque d’objet, par une séparation d’avec la mère ou le phallus, pour Lacan l’angoisse n’est pas liée à un manque d’objet. Elle surgit toujours dans un certain rapport entre le sujet et cet objet perdu avant même d’avoir existé, ce dont Freud parle dans « L’esquisse d’une psychologie scientifique » et qu’il nomme « das Ding », la Chose. Pour Lacan, cet objet n’est pas tout à fait perdu, puisque nous en retrouvons les traces sous forme de symptôme. Nous reconnaissons, dans le fait de dire que l’angoisse n’est pas sans objet, le rapport étroit qui la lie au phallus ou à ses équivalents. Il s’agit de la castration symbolique, comme Freud l’avançait également. L’angoisse, pour Lacan, est la traduction subjective de ce qu’est la quête de cet objet perdu. Elle survient chez un sujet quand cet objet, équivalent métonymique du phallus, structuralement manquant, devient objet de partage ou d’échange. Car, pour Lacan, il n’y a pas d’image possible du manque.

Cet objet manquant est spécifiquement concerné dans l’angoisse, Lacan le qualifie de support puis de cause du désir et le nomme objet a. « Cet objet a », dit Lacan, « c’est l’objet sans lequel il n’est pas d’angoisse. C’est le roc de la castration dont parle Freud, réserve dernière et irréductible de la libido. C’est de lui dont il s’agit partout où Freud parle de l’objet quand il s’agit de l’angoisse. » [15] Pour Lacan, ce qui constitue l’angoisse, c’est quand quelque chose vient apparaître à la place qu’occupe l’objet cause du désir. L’angoisse est toujours suscitée par cet objet qui est ce qui dit « je » dans l’inconscient et qui tente de s’exprimer par le biais d’un besoin, d’une demande ou d’un désir. Pour qu’un sujet puisse être désirant, dit Lacan, il faut qu’un objet cause de son désir puisse lui manquer. Que cet objet a vienne à ne pas manquer et nous nous trouvons précipité comme sujet dans l’inquiétante étrangeté (umheimliche) et c’est alors que surgit l’angoisse. Qu’est ce que l’Unheimliche, ou inquiétante étrangeté, a à faire avec l’angoisse ? Au plan descriptif, on peut dire que l’Unheimliche appartient à l’effrayant, à ce qui excite l’angoisse et l’épouvante. Un des effets de l’inquiétant est donc bien de susciter l’angoisse mais aussi de l’effrayant et de l’épouvante. Le non-familier fait résonance à l’inconnu propre à générer l’angoisse. Selon Lacan, il y a toujours une structure de l’angoisse. Elle se manifeste sur une scène où, comme dans le fantasme, vient s’inscrire le louche, l’inquiétant, l’innommable. Ainsi l’angoisse n’est pas le signal d’un manque mais la manifestation pour un sujet d’un défaut de cet appui indispensable qu’est pour lui le manque. En effet, ce qui engendre l’angoisse de la perte du sein pour un nourrisson, ce n’est pas que ce sein puisse venir à lui manquer, mais c’est qu’il l’envahisse par sa toute présence. C’est la possibilité de son absence qui préserve pour l’enfant un au-delà de sa demande, constituant ainsi un champ du désir radicalement séparé de celui du besoin. Toute réponse qui se veut comblante ne peut, pour Lacan, qu’entraîner le surgissement de l’angoisse. Lacan rend compte de l’angoisse en usant de trois points de repère :

  •  la jouissance, soit la satisfaction impossible, le défaut, le manque.
  •  la demande, ce que veut le sujet, la satisfaction qu’il recherche.
  •  le désir, soit l’écart entre la satisfaction attendue et la satisfaction obtenue.
    Mais la dimension de la relation à l’Autre reste dominante. L’angoisse c’est donc ce qui ne trompe pas, c’est ce qui est hors de doute. Ce n’est pas le doute, mais la cause du doute. L’angoisse, c’est l’affreuse certitude, c’est ce qui nous regarde, comme l’Homme aux loups [16] qui, au comble de l’angoisse, se voyait regardé, au travers de la lucarne, par les cinq paires d’yeux de son fantasme. L’angoisse est ce qui nous laisse dépendant de l’Autre sans un mot, hors symbolisation. L’Autre, c’est ce dont dépend le sujet, le lieu de ses déterminations, ce qui est invoqué pour mettre de l’ordre dans le monde humain, le lieu de la loi.

La souffrance carcérale

Qu’il s’agisse d’un manque d’objet, d’une séparation selon Freud, ou de l’objet a, cause du désir, remplacé par un autre objet selon Lacan, l’angoisse se présente. La liberté d’aller et venir, droit public fondamental, est un véritable moteur de la vie. La supprimer, c’est donc porter atteinte à la vie. Tout individu aspire à la liberté et l’indépendance. La punition qu’a choisie la justice, à savoir l’incarcération, atteint donc l’être humain au plus profond de lui même. L’univers carcéral fait confronter le sujet à l’Unheimliche, ou inquiétante étrangeté. En ayant pour accueil une mise à nu et ensuite un enfermement à deux dans neuf mètres carrés, avec l’obligation de demander l’autorisation quoi que vous désiriez faire, il y a de quoi sérieusement ébranler le sujet. La plupart des détenus confient qu’ils ont le sentiment de ne plus exister. On peut s’interroger quant à savoir si l’incarcération n’amène pas le détenu à craindre d’être totalement envahi par elle (à l’image du sein chez le nourrisson) et , en conséquence , supprimer au fond de lui même , son désir de sortir et de recouvrer la liberté. Dans ce cas, le carcéral remplacerait l’objet a et le sujet, ainsi envahi perdrait le désir de liberté. Le détenu s’interroge alors : Qui suis-je ? Que dois-je faire ? Qu’est-ce qu’on attend de moi ? Il perd son identité, sa personnalité, sa singularité, d’où l’angoisse mais aussi méfiance, paranoïa et agressivité. Il se fait, selon son expression, « casser » par le système mis au point par la pénitentiaire pour mater les récalcitrants et obtenir ce que Foucault nomme les corps dociles [17]. Pour conserver sa dignité, le détenu doit lutter contre les affres de l’angoisse mais ceci suppose une réserve d’énergie importante car l’angoisse est perfide. Elle est définie comme un sentiment pénible d’attente, une peur sans objet, la crainte d’un objet imprécis. Ces caractéristiques la distinguent de la peur, émotion analogue, mais liée à un danger objectif et réel. La peur apparaît comme un sentiment compréhensible pour un tiers, alors que l’angoisse apparaît illogique, irrationnelle ou disproportionnée. Elle prend des formes qui appartiennent au registre de la représentation, de la sensation, du comportement et des manifestations somatiques.

Quand s’installe l’angoisse [18]

Les manifestations subjectives de l’angoisse consistent en l’apparition soudaine d’une intense inquiétude avec le sentiment d’une menace grave et la perception de modifications somatiques, génératrices elle même d’angoisse. Lors de l’accès aigu, l’impression de perdre tout moyen de contrôle peut se traduire par un sentiment de mort imminente, de perte de la raison, de déréalisation et dépersonnalisation. La phobie est une crainte déclenchée par un objet, une situation ou une personne, n’ayant pas par eux mêmes une dangerosité potentielle. Le sujet qui tente d’éviter la confrontation admet que sa crainte est pathologique et disproportionnée. L’évitement phobique est un mouvement qui vise à échapper à l’objet phobogène, par le biais d’un autre objet contra-phobique.
Du point de vue comportemental, on observe une agitation motrice, plus rarement une chute de l’activité. L’agitation peut aller d’une simple crispation à une impossibilité de tenir en place. Dans certaines formes d’angoisse comme les phobies, et dans le milieu carcéral on pense bien sûr à la claustrophobie, on peut rencontrer des conduites d’évitement de l’objet ou de la situation qui fait peur. Pour se défendre contre l’angoisse, les détenus adoptent certains comportements : des rituels, des changements de comportements, une recherche de protection, une utilisation excessive d’anxiolytiques comme médicaments ou drogues. Du point de vue somatique, on observe au niveau cardio-vasculaire une douleur ou une gêne thoracique, l’impression que le cœur bat trop fort ou qu’il va s’arrêter ; des problèmes de tachycardie, de malaises, accès de rougeur ou de pâleur, le refroidissement des extrémités, des bouffées de chaleur. Au niveau respiratoire, sensation de souffle coupé, d’étouffement. Au niveau digestif, sensation de boule dans le gorge, nausée, barre épigastrique, aérophagie, vomissements. Au niveau génito-urinaire, douleurs abdominales, inhibition sexuelle. Au niveau neuromusculaire et sensoriel, sensation de tête vide ou d’évanouissement, crampes, céphalées, sueur, mains moites, sécheresse de la bouche. Du point de vue de la personnalité, on peut retrouver des traits tels que évitement d’activités qui nécessitent des contacts avec les autres, d’où marginalisation ; réticence à s’impliquer dans des relations avec les autres, crainte de s’exposer au ridicule ou à la critique, sentiment de honte ; inhibition dans les relations interpersonnelles ; sentiment d’échec redouté ; rumination des craintes concernant l’avenir, tendance à voir les pires conséquences et à les craindre dans toutes les situations ; sentiment réel d’être paralysé par l’inquiétude ; anticipation craintive du futur ;
Difficulté d’action car il y a anticipation négative des conséquences. L’angoisse est une expérience commune de la vie. Des critères ont été établis pour différencier l’angoisse normale de l’angoisse pathologique : durée, fréquence, intensité des manifestations anxieuses, disproportion entre l’état émotionnel et la gravité de la menace évoquée. L’angoisse devient pathologique lorsqu’elle est vécue comme une souffrance qui dépasse les capacités de maîtrise du sujet, a des conséquences sur sa vie, limite son activité et ses capacités de plaisir.
L’angoisse est constante dans les états névrotiques. Tantôt, elle constitue l’essentiel de la symptomatologie clinique : on dit alors que l’angoisse est libre ou flottante. Tantôt elle est moins manifeste qu’elle soit convertie en symptômes somatiques, comme dans l’hystérie, ou qu’elle n’émerge que dans certaines situations ou représentations mentales comme les phobies ou les obsessions, dans ce cas, on dit que l’angoisse est liée. Le premier cadre correspond au terme de névrose d’angoisse, le second aux névroses structurées, ce qui indique d’un point de vue psychanalytique, la mise en place de mécanismes de défense destinés à contrôler le débordement émotionnel. Les crises d’angoisse sont décrites par les patients comme des expériences insupportables, beaucoup plus pénibles que toutes les douleurs physiques qu’ils ont pu connaître. Le caractère incompréhensible des sensations ressenties, l’impossibilité d’identifier le danger et de s’en défendre, la peur de ne pas pouvoir être aidé rendent épouvantables ces crises qui peuvent engendrer un comportement suicidaire. Certaines hospitalisations en urgence peuvent être provoquées par des crises d’angoisse. L’anxiété chronique est constituée par un état de tension intérieure pénible, une attitude de doute et un sentiment d’insécurité durables. L’appréhension permanente n’est pas fixée sur un élément précis, mais elle peut s’amplifier au gré des évènements et prendre différentes formes comme les ruminations péjoratives du passé, la majoration du moindre souci, les interrogations pessimistes sur l’avenir. Beaucoup de détenus confient que la vraie détention commence le soir avec la fermeture des portes pour la nuit. Là commence la gamberge comme ils disent. Combinée à un fond dépressif, l’angoisse est génératrice de suicide. Dans les maisons d’arrêt modernes, tout est béton et macadam, pas un arbre, pas d’espace vert, pas même une plante. Le terrain de sport c’est du sable. Rien ne rappelle la vie mais tout appelle à la mort ; tout a été conçu pour casser l’individu. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant d’atteindre un taux de suicide important.

« Réinsertion mon cul !  » Dit Zazie

Oui, nous pouvons citer Queneau, car l’univers carcéral est absolument surréaliste ou pour le moins, au delà du réel, ce qui ne serait pas pour déplaire à Lacan, ni même à Freud. Car enfin, en prison, nous sommes face à un système qui se veut rééducatif en fabriquant ou ré-fabriquant de l’exclusion et de la délinquance. L’incompétence des politiques à résoudre le problème de l’emploi signe le désaveu d’une politique de réinsertion basée sur l’emploi. Il n’y a déjà pas de travail pour les gens sans casier, imaginez dès lors quand vous en traînez un. Je sais par expérience que le simple fait d’évoquer un problème carcéral fait fuir le meilleur des employeurs. S’il existait des solutions au problème de l’emploi, il y a longtemps que cela se saurait. Dans l’administration pénitentiaire, tout le monde a conscience du non sens et de l’anachronisme de la politique carcérale menée. Pour tout dire, il n’existe pas de politique carcérale. Au ministère de la justice, aucune des différentes branches ministérielles ne communiquent entre-elles, et au sein même de la maison d’arrêt, aucun des différents services ne communique avec les autres. Comment dans ses conditions faire fonctionner un service public basé sur le relationnel, car enfin et une fois pour toutes, le détenu est un humain et non pas un dossier ! Lorsque l’on sait qu’à l’université de Paris VIII, en cours de maîtrise de ressources humaines, on cite le ministère de la justice comme référence de dysfonctionnement en matière de communication, c’est un comble.
 A observer le fonctionnement d’une maison d’arrêt, on constate qu’il existe bien un rôle pour chacun, mais qu’il n’existe pas de scénario. Dans ce cas de figure, c’est le scénario du n’importe quoi qui domine. Chacun vient donc faire, tranquillement dans son coin, ce qu’il a à faire, sans goût, ni motivation, en décomptant les annuités qui le séparent de la retraite, certains mieux planqués que d’autres, les surveillants faisant front, exposés en première ligne. Il est impossible dans un contexte pareil d’entreprendre quelque chose de durable. Pour être viable, la réinsertion suite à un épisode carcéral doit inclure une dimension culturelle. Pourquoi ? Parce que le facteur culturel induit le processus d’identification nécessaire à toute intégration. Si vous observez l’allure de nos élus politiques et si vous observez les gens dans la rue, vous êtes forcés de constater que les représentants du peuple ne représentent pas le peuple. Sans processus d’identification, il est impossible de requérir l’adhésion nécessaire pour faire aboutir un projet de société.
Dans le milieu carcéral, il en va de même. Vous ne pouvez pas espérer une réinsertion sans une adhésion totale et volontaire à un projet , et une soumission librement consentie qui implique le sujet , comme le soulignent R.-V. Joule et J.-L.Beauvois dans leurs travaux sur la théorie de l’engagement [19]. Cette théorie stipule qu’après une phase explicative démontrant l’intérêt d’un projet, la personne s’y engage volontairement. Par exemple, convaincre quelqu’un de l’intérêt du tri sélectif des déchets et l’amener à s’engager volontairement à le pratiquer régulièrement. L’intérêt de l’engagement volontaire de la personne étant qu’il lui est plus difficile par la suite de renoncer à quelque chose qu’elle a elle-même jugée positive. Ceci est intéressant pour le facteur d’implication.

Art-thérapie, une voie possible

L’art-thérapie et l’ergothérapie mises en place dans les hôpitaux psychiatriques mais aussi dans les prisons, sont basées sur le volontariat. Elles ouvrent des voies intéressantes, mais sont aujourd’hui développées dans le but d’une occupation du temps plus que dans le cadre d’une sortie ou d’une réinsertion. On peut toutefois noter que la participation à ces ateliers permet aux détenus de parer à au moins deux fléaux récurrents de la prison : l’ennui et le besoin de parler.
Ce qui ressort de mes observations et de mes entretiens avec les détenus , c’est un problème de gestion du temps , plus encore en maison d’arrêt qu’en centre de détention ou centrale où le maximum est fait pour occuper le détenu tout au long de sa peine. Concernant les centres de détention, les emplois du temps sont dans la plupart des cas réglés de manière quasi rituelle : ceux qui travaillent aux ateliers s’en vont les premiers, puis suivent les adeptes du sport et enfin ceux qui pratiquent les activités culturelles et pédagogiques. Seule une poignée de détenus reste oisive en cellule, ou circule lors des mouvements sans trop savoir quoi faire. Lorsque j’ai enregistré une maquette avec les détenus de l’atelier son de la centrale de Saint Maur, j’ai pu constater qu’une activité culturelle impliquant surveillant et détenus permettait de faire tomber certaines barrières sans porter préjudice au port de l’uniforme et au respect du règlement. Au contraire, les relations étaient plus cordiales et l’autodiscipline s’installait d’elle-même.
Lorsque l’on est incarcéré, la notion de temps devient différente. Un détenu de centrale qui avait bénéficié d’une journée de permission pour préparer sa sortie toute proche, après dix ans d’incarcération, m’avait fait part de son étonnement de ce que « dehors » tout va vite. Comme je ne saisissais pas tout de suite le sens de sa remarque, il ajoutait « ici, on ne vit pas, on est au ralenti ». J’ai compris non seulement le choc qu’il avait pu ressentir mais également, que la manière de vivre le temps est différente lorsque l’on est incarcéré. Pour le commun des mortels, dix minutes passées à attendre le bus paraissent bien plus longues que les huit ou dix heures d’une soirée de réveillon. Lorsque l’on est occupé, on ne voit pas le temps passer. Le fait pour le détenu d’être occupé et non préoccupé est primordial pour une bonne gestion de la détention.
Quant au besoin de parler, l’un des buts de l’enfermement est de se repentir. La réflexion sur soi, l’interrogation de son for intérieur n’est pas un monologue mais un dialogue entre soi et sa conscience. Il est nécessaire, un moment donné, que tout ce contenu puisse s’évacuer. Si cela ne se fait pas sous une forme verbale, il y a risque pour que cela se manifeste de manière physique et agressive. Un détenu n’a pas envie de se confier à un autre détenu ni même au personnel de surveillance, de peur d’être observé ou entendu et d’en subir les représailles. La détention n’est pas le lieu idéal pour la conversation (bruit, résonance, mouvements). Lors des mouvements U.C.S.A (Unité de Consultation et de Soins Ambulatoires), S.M.P.R (Service Médio-Psychologique Régionaux), parloirs familles et avocats, nombre de détenus vous avouent qu’ils sont heureux de sortir de leur cellule et de pouvoir parler à d’autres personnes que celles du milieu carcéral. Une courte discussion au cours d’un mouvement peut servir d’exutoire mais n’est pas suffisante. Elle permet au surveillant de déceler un besoin de communiquer ; il peut ensuite orienter le détenu ou le prévenu vers les services compétents. Les services U.C.S.A et S.M.P.R sont toujours accessibles et sont d’ailleurs sollicités, mais certains détenus ou prévenus n’établissent pas d’emblée le lien entre leur désir de parler et les structures de soins qu’ils associent à la maladie. Par ailleurs, demander à être suivi, c’est avouer une situation de faiblesse peut-être incompatible avec la mentalité plutôt fière du délinquant. C’est pourquoi la mise en place d’une structure où l’échange verbal soit possible, hors de la détention est utile. Dans ce cadre, la musicothérapie peut offrir une approche intéressante car, la musique est un média que tout le monde connaît et qui peut favoriser l’échange verbal. D’emblée un certain nombre de questions théoriques et pratiques se posent :
Quels sont les objectifs thérapeutiques poursuivis ? Quels sont les objectifs poursuivis dans l’ordre de l’adaptation et de l’intégration sociale ? Quelles sont les caractéristiques des techniques utilisées ? Quels sont, en particulier, les objectifs des procédés de musicothérapie ? Comment mettre en place une motivation autour d’un noyau musical commun ?

 Musicothérapie et prison

Approche clinique

La musicothérapie

L’Association Française de Musicothérapie [20], définit la musicothérapie comme « une forme de psychothérapie qui utilise le son et la musique sous toutes ses formes comme moyen d’expression, de communication, de structuration et d’analyse de la relation ».
Cette définition me semble aujourd’hui la plus en phase avec la pratique actuelle des musicothérapeutes. Elle libère la musicothérapie du poids qui la confondait naguère encore avec toutes les techniques psychomusicales (utilisation des pouvoirs psychoaffectifs ou psychophysiologiques de la musique), et qui en faisait au mieux une sorte de « médecine douce », quand elle n’était pas confondue avec une potion de bonheur ou une crème de bien-être.

La musique en elle-même n’a jamais soigné personne !

La musicothérapie ne consiste pas en l’utilisation de supposés pouvoirs qu’exercerait la musique sur l’être humain. La définition d’Edith Lecourt est parlante à cet égard. C’est le patient qui est au centre, l’acteur principal, le sujet de sa thérapie. Et l’utilisation de la musique sera un moyen pour lui , et dans la relation thérapeutique qu’il établit avec le thérapeute , de s’ouvrir à une plus grande expressivité , ou à une meilleure communication avec l’entourage , de développer ses potentialités créatrices , d’analyser , au travers de ses liens intimes avec la musique ( ce que le musicothérapeute appelle le "vécu sonore et Edith Lecourt est Secrétaire Générale de l’Association Française de Musicothérapie.

Musical ») son propre rapport à lui-même, au corps, aux affects, au langage, aux autres, au monde. Ainsi , lorsque le musicothérapeute propose à son patient d’écouter un extrait de musique , d’exprimer ce qu’il ressent , ou encore d’utiliser un instrument de musique , ou sa voix , il ne se pose pas tant la question de savoir « ce que la musique lui fait », mais plutôt « ce que le patient fait de la musique qui lui est donné à entendre, ou à produire ».
Il s’agit donc de proposer à un patient , ou un groupe de patients , dans un cadre thérapeutique , spécifiquement construit et défini en tant qu’espace de soin , une expérience musicale , des expériences musicales, au travers desquelles , et avec l’aide du thérapeute , il pourra élaborer , à son rythme , une manière de transformer son rapport à lui-même , aux autres et au monde. C’est en cela que la musicothérapie est une forme d’art-thérapie, c’est en cela qu’elle rejoint aussi les autres formes de psychothérapie d’inspiration psychanalytique. Il s’agit de donner au patient les moyens de devenir « sujet de ce qui lui arrive » , sujet de sa parole , sujet de son ressenti , sujet de son histoire , sujet de son corps , sujet de sa pensée , acteur et responsable de sa vie , de ses choix , de ses goûts et de ses préférences , créateur de sa vie en devenir. Cette manière de penser la musicothérapie permet de la mettre en œuvre dans le plus grand respect du patient, évitant ainsi toute forme de manipulation psychologique ou autre dérive. C’est ainsi qu’elle est enseignée aux étudiants qui se destinent à la pratiquer dans nombre d’institutions soignantes ; hôpitaux, instituts médio-psychologiques, instituts médio-éducatifs, maisons d’accueil spécialisées, foyers d’accueil médicalisés.

La pratique de la musicothérapie
 
Elle est pratiquée en France depuis de nombreuses années dans ces institutions de soins, et notamment dans des services de psychiatrie pour enfants ou adultes. Ce n’est que récemment que les études de musicothérapeutes se sont structurées dans un cadre universitaire, mais des centres privés, souvent associatifs, ont concouru depuis les années 70 à la formation des professionnels qui ont su développer et parfaire peu à peu la pratique d’une musicothérapie de qualité. Ces organismes de formation se sont regroupés en une Fédération Française de Musicothérapie. L’Université de Nantes, par exemple, y est associée avec l’Institut de Musicothérapie de Nantes.
Cette longue expérience clinique dans les institutions de soins a permis de développer une pratique de la musicothérapie auprès de patients souffrant de troubles et de pathologies très diversifiés :

  •  autisme infantile et autisme de l’adulte
  •  psychose chronique et autres troubles de l’identité, de la personnalité
  •  états dépressifs aigus et chroniques
  •  névroses phobiques ou obsessionnelles
  •  troubles anxieux permanents
  •  divers troubles du comportement
  •  troubles additifs, anorexie, dépendances alcooliques ou toxicomanie
  •  atteintes neurologiques, états déficitaires, maladies d’Alzheimer,…
  •  déficits intellectuels
  •  déficits sensoriels, comme une surdité
  •  problèmes psychomoteurs
  •  troubles du langage

La liste serait long, et il conviendrait d’ajouter le travail possible avec des groupes familiaux dans le cadre de musicothérapie familiale, mais aussi la prise en charge des troubles psychologiques secondaires à des maladies somatiques (cancers, maladies de longue durée, invalidantes, ...)

Le musicothérapeute

Le musicothérapeute est un soignant. Il a suivi une formation à la musicothérapie, à l’Université ou dans un centre privé. Il est tenu au secret professionnel. Le musicothérapeute est appelé à travailler tant avec des adultes que des enfants , ou des personnes âgées , il est le plus souvent associé à une équipe pluridisciplinaire , et se doit de ne pas rester isolé : il soumet sa pratique à une supervision , rencontre d’autres professionnels , participe à des travaux de recherche clinique. Les musicothérapeutes regroupés au sein de la Fédération Française de Musicothérapie ont signé un Code de Déontologie, précisant le cadre professionnel, éthique et déontologique de leur exercice. C’est une garantie de sérieux et de professionnalisme vis à vis des patients.

Musique et médecine

Il existe une liaison étroite entre la musique et la médecine. Tellement étroite, qu’aux débuts de l’humanité musique et médecine ne faisaient qu’une. L’origine commune de la musique et de la médecine est l’incantation magique qui est à la fois le prototype de l’art musical et le premier geste de l’art de guérir. Cette incantation traduit l’angoisse de l’homme primitif devant l’hostilité de la nature. A partir de cette origine commune, musique et médecine auront une évolution parallèle. En s’inspirant des travaux de L.Bence et M.Mereaux [21], on peut distinguer un cheminement en trois étapes, l’époque du magicien-médecin, l’époque du prêtre-médecin, l’époque d’Hippocrate à nos jours.
 
Le magicien-médecin pratique un art de guérir les maladies de l’homme primitif qui passe essentiellement par l’incantation magique. Cette incantation obéit à une loi très importante en matière de magie, qui définit l’imitation en vue d’une action à exercer sur le semblable par le semblable. N’est ce pas l’un des principes fondamentaux de l’homéopathie, qui consiste à administrer à doses infinitésimales des agents produisant des symptômes analogues à ceux des affections traitées. Le chant magique contient donc à l’état embryonnaire, ce qui constitue aujourd’hui l’art homéopathique.
Une autre règle importante de la magie est le rythme qui incite à la danse rituelle et cette danse obéit également à la loi du mimétisme qui est l’action sur le semblable par le semblable.
Par la suite, apparaît un second élément : la drogue, qui est presque exclusivement d’origine végétale. Ce sont les premiers balbutiements de la phytothérapie. Mais la connaissance des chants magiques demeure aussi nécessaire que celle de la nature des racines et de l’usage des plantes. Les indiens d’Amérique préparent leurs remèdes en chantant et chantent en administrant les remèdes. Dans certaines tribus, une association intime entre drogue et musique se fait par l’intermédiaire de l’instrument qui est fabriqué dans le bois des plantes médicinales. Les sons obtenus par ces instruments ont paraît-il de meilleurs effets thérapeutiques que les plantes elles-mêmes. Par exemple, les flûtes en bois de bouleau guérissent les rhumatismes (les phytothérapeutes modernes utilisent la sève de bouleau pour cette indication). La musique devient drogue.

On retrouve dans toutes les religions antiques une notion fondamentale : la médecine et la musique sont d’origine divine. On passe de l’incantation au chant de louange qui s’adresse à un dieu protecteur.

Avec les chinois, apparaît un troisième élément : la magie des nombres qui influencera la médecine et la musique. C’est ainsi que la doctrine des cinq éléments ( terre , feu , eau , bois , métal ) qui est la base de la médecine énergétique chinoise , est contemporaine de la « personnification » des cinq notes fondamentales de la gamme (fa-do-sol-ré-la) car chacune des notes prend dans la gamme un nom qui indique sa fonction , par exemple , la première, fa , se dit Hong et correspond au palais.
La structure précise de la première gamme pentatonique a été définie par le même Hoang Ti (2697 Av J.C) qui a écrit le Nie Ch’ing (le livre de la médecine)
Par la suite, les chinois décriront douze sons (l’échelle chromatique) et il existera douze méridiens principaux pour régler l’équilibre circulatoire de l’énergie vitale qui conditionne l’état de santé.
Dans le concept Yin -Yang, le Ying et le Yang ne sont ni des énergies, ni des substances, ni des éléments mythiques ou ésotériques. Ils marquent la notion de dualité issue du caractère unique de l’énergie. Toutes les choses et tous les phénomènes ont deux aspects.
L’un est Ying et l’autre Yang, cela est directement lié à l’alternance des contraires et représente le fondement même du mouvement perpétuel de l’univers. Aucun phénomène ne persiste éternellement dans sa nature particulière. Le soulagement ne se perçoit que par rapport à la douleur, le bonheur par rapport au malheur, le jour par rapport à la nuit.
Le mouvement n’est perceptible que par la référence de l’immobilité.
Non seulement tout peut être divisé en Ying et en Yang, mais dans chaque catégorie une nouvelle division peut être observée à l’infini. L’hiver est Ying et l’été est Yang. Le jour est Yang et la nuit est Ying. Un jour en hiver est Yang dans le Ying, la nuit en hiver est Ying dans le Ying. Le jour en été est Yang dans le Yang, la nuit en été est Ying dans le Yang.
De même qu’il existe six méridiens Yang et six méridiens Ying, il y a six sons Yang et six sons Ying qui reproduisent les sons émis par deux oiseaux mythiques, l’un mâle (Yang) et l’autre femelle (Ying). Il existe en musique comme en médecine une action concertante du Yang et du Ying dont l’union est précisément génératrice de rythme. La liaison entre la musique et l’acuponcture apparaît donc avec la magie du chiffre douze.

Avant la médecine hippocratique, la transition est assurée par les prêtres assyriens qui introduisent les notions d’interrogatoire, d’observation des symptômes, de diagnostic et de pronostic. Mais on pratique beaucoup l’observation des astres et l’explication et l’explication des songes. Le chant religieux demeure le facteur qui domine la thérapeutique. Une autre idée prédominante est celle de la pureté de la vie, créatrice d’hygiène individuelle et collective qui aura une influence énorme sur les systèmes médicaux de l’orient.
Avec les grecs, on avance à grands pas vers l’époque moderne. C’est l’avènement de la médecine hippocratique et, en même temps, de la gamme naturelle harmonique de Pythagore. Apollon devient le Dieu de la santé et il a le privilège de guérir. Dans le culte d’Apollon persiste la notion que la musique est un moyen assuré d’avoir une prise sur lui.
Esculape, Dieu romain de la médecine, fils d’Apollon, associait dans sa thérapeutique « les simples (plantes médicinales), le couteau, la parole et la musique ». On soigne par la parole et l’incantation magique, considérée comme purificatrice. Les conceptions médicales sont en relation étroite avec la théorie de l’harmonisation universelle. La santé devient synonyme d’harmonie et de beauté. Les traitements comportent le régime alimentaire et l’hydrothérapie. La prescription des bains est entourée d’un complexe psychothérapeutique visant à obtenir la mise en condition, la détente, la relaxation par la musique. C’est la notion de confort médical qui apparaît en liaison avec l’équilibre général du sujet.
Avec Platon, naissent les conceptions de constitution, de terrain, de facteurs climatiques et sociaux. La pensée platonicienne s’articule autour de cinq constantes : le monde est constitué selon les principes musicaux, la musique possède une vertu incantatoire au nom de laquelle elle agit sur la partie irrationnelle du Moi, la vie entière de l’homme est dominée par l’harmonie et le rythme, une éducation convenable peut assurer la formation du caractère, la philosophie est l’expression la plus haute de la musique.
Pour Platon, la musique, c’est l’hygiène mentale. Pour lui, toute notre vie a besoin d’eurythmie.
Aristote, père de l’anatomie comparée et musicologue, défend l’idée que les arts du rythme contribuent à l’amélioration morale, à l’obtention du calme, de la sérénité, à la disparition de l’anxiété. Voilà précisées des indications importantes de la musicothérapie.

Au moyen âge, dès le cinquième siècle, ce sont les moines qui sont dépositaires de la science musicale et de la musique.
Au XIV° siècle, Arnaud de Villeneuve crée la notion de « sympathie universelle » dont la définition appartient à la musique : c’est le rapport qui s’établit entre plusieurs corps sonores lorsqu’ils entrent en vibration à la suite de l’excitation de l’un d’entre eux.
Le plus connu des médecins de la Renaissance est Paracelse, pour qui la maladie est le résultat d’un déséquilibre profond dont l’origine est aussi bien physique qu’émotionnelle, passionnelle ou mentale. Il pense que l’âme peut imprimer au corps malade, par un effort de volonté, l’image de la santé et produire ainsi la guérison. C’est une conception que ne renieront pas les psychothérapeutes même si, beaucoup plus tard, la psychanalyse modifiera la donne.
Au XVIII° siècle, Messmer soutint sa thèse sur l’influence des planètes sur les phénomènes physiologiques et pathologiques. Les physiciens ont montré depuis la réalité du rayonnement cosmique à vibrations très pénétrantes. Messmer provoquait de véritables scènes d’hypnotisme et de suggestion dans lesquelles la musique jouait un grand rôle. Ce fut lui qui démontra l’efficacité de la psychothérapie et ouvrit la voie à Bernheim et à Freud.
Au XIX° siècle, après les travaux de Helmholtz sur la théorie physiologique de la musique, ce fut Stumpf qui étudia la notion de psychologie du son et mit l’accent sur le phénomène sonore vécu par l’individu. C’est la base de la musicothérapie moderne.
Il est donc indéniable qu’il existe un entrelacement perpétuel de la musique et de la médecine, qui a duré sans faille, de l’origine de l’humanité à nos jours.

Musique et thérapie

L’historique précédent a pour but de montrer les liens qui unissent la musique et le fait de soigner. Mais on se doit de rester circonspect. Entre le chirurgien qui se sent plus à l’aise pour opérer avec un fond de musique douce, et soigner une carie dentaire en posant le diapason sur la dent malade, il y a une marge. En tant que musicien, je sais que la musique m’apporte l’essentiel. Quand vous écrivez une nouvelle chanson, vous en êtes fier, c’est votre bébé. Les paroles, la musique, les arrangements, génial ! Au moment de l’enregistrement, quand vous l’aurez entendu cent fois sur la même journée et que, pour x raisons il aura fallu recommencer vingt fois le même passage, vous quittez le studio avec le morceau qui vous sort par le nez et l’envie de déchiffrer une partition de silences. Bien sûr cela ne dure pas. Finalement, le créateur oscille dans le Ying et Yang : il souffre dans son bonheur et est heureux dans son malheur.

On peut se détendre sur un morceau de musique mais ce moment de détente ne se vivra pas sur n’importe quel morceau. Chacun d’entre nous a sa musique privilégiée qu’il écoutera dans un moment bien précis. La musique, procure le rêve, l’évasion, un ailleurs possible l’espace d’un enregistrement. L’homme ne peut pas, si ce n’est difficilement, et c’est bien sûr le cas en prison, vivre seul, supporter le silence. Le risque est trop grand. Concernant les émissions de télévision, les plus grands indices d’audience portent sur les émissions de variétés, même si les chanteuses et chanteurs à la mode serinent sur des mélodies et des rythmes répétitifs, des paroles de circonstance, chantant le vide affectif de notre époque, permettant deux doigts d’illusion. Les baladeurs et internet renforcent nos possibilités de fugue dans l’ambivalence rêve - réalité.
Pratiquer la musique, dans un orchestre, une fanfare, une chorale nous fait faire de la musique et surtout nous permet de nous faire plaisir. Dans un orchestre, les participants recherchent la rencontre de l’autre. Appartenir à un groupe donne la possibilité d’exister à plusieurs, dans l’utilisation et la création d’un langage aimé, d’un langage commun, interprété, recréé, dans la joie de l’expression retrouvée par l’unification musicale identifiée. Les exemples de la présence de la musique-thérapie, que l’on distingue de la musicothérapie, sont fort nombreux. Utilisation thérapeutique inconsciente, la musique- thérapie est de l’ordre du social, du plaisir. En liaison avec les goûts, l’état, le désir du participant, qu’il soit auditeur ou interprète, la musique lui permet de se réaliser en accomplissant des sons.
Auto-administrée, la musique-thérapie n’a pas besoin de l’aide d’un thérapeute. Si l’on développait des structures d’accueil autour de la musique, on donnerait à certaines personnes la possibilité d’assumer leurs difficultés affectives, notamment en ce qui concerne la solitude dont souffrent bien des gens. Une mise en commun deviendrait possible, médiatisée par la musique, mise en commun de ce mal d’être, comme la tribu primitive prend à son compte le malade possédé. On peut tout à fait concevoir ce type de structure en milieu carcéral, mais quand l’angoisse gagne du terrain, il faut faire appel au thérapeute.

Thérapie et musique

Lorsque ce « guérisseur », intermédiaire entre le malade et la maladie utilise la musique comme moyen, nous nous trouvons en présence de la relation inverse, c’est à dire la thérapie et musique. La thérapie devient privilégiée. Il existe une demande de soins formulée au thérapeute dans le cadre, ou non, d’une institution. Prise de conscience personnelle ou de l’entourage, il n’est plus possible au sujet de vivre avec son mal. Nous nous trouvons alors devant un être humain qui souffre et qui a besoin d’aide.
Thérapeute, thérapie, souffrance, cause, effet, symptôme, culture, histoire, autant de mots qu’il va falloir éclaircir et préciser.
En quoi la musique pourrait-elle aider le patient et combattre la souffrance ?
Support d’ordre psychologique, elle rend plus facile le dialogue, la communication, facilitant ainsi l’utilisation par le thérapeute du matériel verbal. Par les sentiments et les actions qu’elle évoque, la musique est un média qui pourra permettre de trouver une explication à un symptôme, un canal pour y aboutir, un chemin.
L’association des deux mots musique et thérapie, pour n’en composer qu’un seul est révélatrice d’une volonté d’action. L’effet thérapeutique est privilégié.

Aux bons soins de la musique

Comment réaliser, évaluer, contrôler cette thérapeutique, face à la souffrance, à la possibilité ou l’impossibilité de vivre avec elle, et à l’angoisse qu’elle génère ?
Dans certains cas, on a le sentiment de vivre la psychiatrie comme une pièce de théâtre. Chacun a un rôle, thérapeute, malade, dans un grand jeu de piste : si je trouve, je peux aller plus loin, sinon je reste sur place. La difficulté est de pouvoir trouver une place, sa place, de supporter, de se mettre à l’abri. « On n’est pas thérapeute par hasard. » nous dit J.-M.Guiraud-Caladou  [22] et il poursuit « De fait, c’est comme si, le patient ayant acquis le statut de malade et le thérapeute celui de soignant, tous deux à l’abri interprétaient une pièce de théâtre, du théâtre de la vie »
L’être souffrant se présente au présent, avec ses souffrances. Le symptôme est enfoui quelque part dans son histoire. C’est en cela que l’utilisation de la musique peut-être thérapeutique, permettant la mise à jour d’un refoulé. Elle devient alors psychothérapie s’inscrivant dans le temps, l’espace, le corps, l’expression.

L’action thérapeutique de la musique peut se dérouler :

  •  au niveau du symptôme comme une médication musicale pour calmer, apaiser, faire dormir, avec le risque de masquer, de couvrir et de donner l’illusion de guérir.
  •  au niveau de la cause comme une véritable psychothérapie.

La musicothérapie est liée aux composantes de la musique dans plusieurs directions : psychologiques, analytiques, comportementales, éducatives, rééducatives. La musique, par l’intégration des phénomènes vibratoires sonores de la structuration du temps, de l’espace peut en elle-même être thérapeutique. Véhicule de l’image, elle donne libre cours au développement de l’imaginaire ; recevant le souvenir, elle laisse passer le signifiant. Les différents éléments composant la musique permettent de justifier l’élaboration d’une démarche musicothérapique. On est alors confronté aux composantes du langage musical, notamment en musicothérapie réceptive :

  •  le compositeur : sa psychologie, sa pathologie, ses moyens d’expression, le matériau employé, l’environnement culturel de son époque, sa créativité.
  •  l’œuvre et ses composantes : intervalles, tonalités, modes, rythmes, formes, fréquences, décibels, reproduction, enregistrement, technique du son.
  •  les interprètes : leurs signifiants, leurs exécutions, leurs interprétations, leur psychologie, leur pathologie, l’époque et l’environnement socioculturel, les lieux de diffusion ou d’enregistrement.

La séance de musicothérapie doit tenir compte de tous ces paramètres. Dans le cas où apparaît une créativité, tout devient plus complexe, tant la place que chacun attribue à l’autre est sujette à une remise en cause permanente, notamment dans un groupe. L’identification au musicothérapeute, la répétition, l’imitation poseront de nombreuses difficultés dans la négociation du passage d’une stéréotypie à une authentique expression sonore. Le créateur sonore, actif ou réceptif, se situe dans un espace temps et dans une structure, la musique devenant ainsi un langage patio-temporalisé à écouter. Elle est souvent révélatrice d’images, de souvenirs, d’affects, inducteurs ou provocateurs du réel, du symbolique et de l’imaginaire.
Les différentes images qu’évoque la musique sont souvent liées au souvenir pouvant libérer des affects en prise avec l’événement traumatique. La musique peut provoquer l’abréaction secondaire si les images et les souvenirs qui surgissent musicalement sont pris en considération, dans leur mémorisation et leur répétition.

Bégaiement et musicothérapie

R.Vallée [23] propose une approche musicothérapeutique des troubles du langage chez l’adolescent, notamment le problème du bégaiement. Selon lui, la musicothérapie permet d’aborder la connaissance de soi, de son corps, et de son rapport à l’autre, à l’environnement. Le bégaiement constitue un handicap important. Mais que signifie bégayer ?
Les réalités du bégaiement sont très variées , en voici une liste non exhaustive : un malaise dans les premiers contacts sociaux , une tension émotionnelle liée à une expérience traumatique , un langage devenu souffrance ( à la place de lieu de jouissance ) au cours du développement , une difficulté à exprimer sa pensée , un état névrotique lié à la difficulté de s’exprimer dans une langue qu’on maîtrise mal , un mode symbolique de castration interne (rien ne sort) et externe (rien n’est manifeste).
Ce dont se plaint la personne atteinte de bégaiement, c’est le son qui ne sort pas suffisamment, la voix qui semble aller au dedans plutôt qu’au dehors, le mouvement qui semble retenu par peur du regard négatif de l’autre. Le rôle du thérapeute sera de redonner la parole au corps, à ce corps qui n’arrive pas à donner naissance à la parole. La musicothérapie offre la possibilité nouvelle d’ouverture de canaux de communication, par l’intermédiaire du son, de la voix, du mouvement, de la musique. Dès lors, elle permet l’approche thérapeutique qui convient le mieux pour aborder le bégaiement. Exprimer avec son corps entier avant de le faire avec sa bouche, c’est permettre le passage du vécu du corps à l’espace ouvert afin de découvrir autrui. La musique fait office de médiateur capables d’évoquer chez le sujet des émotions enfouies et d’aider à sortir ce qui n’avait pu être verbalisé jusque là. Du point de vue méthodologique, un groupe de quatre enfants se retrouve chaque jour dans une dynamique d’échange verbal. Citons en exemple le cas de Nicolas, qui souffre de bégaiement et de tics faciaux. On se moque de lui dans la famille et surtout à l’école. Après plusieurs séances, il finit par verbaliser que c’est la peur qu’on se moque de lui qui le paralyse, ce qui rejoint le point de vue de Freud quant aux conduites répétitives d’échec qui sont une manière de supporter le poids de la culpabilité, qui de son côté, exige toujours de nouveaux échecs. La musicothérapie peut ici agir en enrayant le mécanisme de répétition.

Freud et le sonore

La prise de contact avec l’univers sonore s’effectue pour l’être humain par un cri, un cri de douleur, une joie pour les parents, un traumatisme pour le bébé qui passe du milieu utérin aquatique au milieu aérien de l’environnement terrestre. Bien sûr, le bébé perçoit des sons à l’intérieur du ventre, mais là il s’agit de son propre son porté par l’air jusqu’à ses tympans. Pour Freud, la naissance constitue le trauma originel, aussi, chaque fois que nous souffrons et que nous crions, nous reproduisons le cri originel, nous répétant ainsi que vivre c’est aussi souffrir.
Curieusement, l’univers musical apparaît comme absent en psychanalyse. Même chez les surréalistes, inspirés par Freud et dont Lacan a fait partie, on ne trouve pas de musique surréaliste. Il existe de la peinture surréaliste, de l’écriture surréaliste, de la photo, du cinéma mais pas de composition musicale. Toutefois, cela ne signifie pas que la musique soit absente en psychanalyse. Rappelons d’abord que la cure psychanalytique est basée sur un échange verbal, sur le langage. Freud, en 1888, précise ce qu’il entend par « mot » et souligne l’origine essentiellement acoustique du langage :
« Un mot n’est pas une représentation simple, mais un complexe qui se compose de quatre éléments, deux sensoriels et deux moteurs. Les deux sensoriels sont l’image mnésique du mot entendu (représentation acoustique) et l’image optique du mot vu (écrit ou imprimé) ; les deux moteurs : la représentation motrice (des organes de phonation) du mot parlé et la représentation motrice du mot écrit (de la main). Le langage s’apprend par la voie auditive. » [24]
Concernant certains lapsus, Freud admet qu’une ressemblance tonale avec des mots et des sens obscènes peut être à l’origine de leur production. De même, concernant les jeux de mots : à propos du célèbre « famillionnaire », Freud précise « si donc, dans notre exemple, le caractère spirituel ne dépend pas du fond même de la pensée, il nous faut le chercher dans la forme, dans les termes qui l’expriment. » Si , dans ce cas , il ne reconnaît pas tout à fait les particularités sonores de la condensation , il reconnaît son rôle dans la formation de calembour : « il suffit au calembour que les deux mots vecteurs se suggèrent l’un l’autre par une ressemblance quelconque : ressemblance générale dans leur structure, assonance ou allitération. »
C’est à propos du mécanisme de plaisir que Freud prend en compte les caractéristiques du jeu de mots : [25] « la technique d’un de ces groupes de mots d’esprit (les jeux de mots) consistait à orienter notre psychisme suivant la consonance des mots plutôt que suivant leur sens ; à laisser la représentation auditive des mots se substituer à leur signification déterminée par leurs relations à la représentation des choses. Si nous sommes charmés incontestablement lorsqu’un même mot ou un mot phonétiquement voisin nous transporte d’un ordre d’idées à un autre ordre d’idées fort éloigné, on peut à bon droit ramener notre plaisir à l’économie d’un effort psychique. »
Cette économie se retrouve dans la répétition, autre élément de base de ce plaisir : « De même, il est de notoriété publique que la rime, l’allitération, le refrain, et autres formes de la répartition des sons en poésie, exploite cette même source de plaisir à retrouver le connu. »
Constatant que ce plaisir est plus vif chez l’auditeur que chez l’auteur du mot d’esprit , Freud explique ce phénomène par la levée de l’inhibition : « d’après notre conception du mécanisme du rire , nous dirions bien plutôt que l’énergie d’investissement , employée à l’inhibition est devenue tout à coup superflue , grâce à la production , par la voie des impressions auditives , de la représentation prohibée , et qu’elle s’est libérée et de la sorte est devenue toute prête à se décharger par le rire »
Cette voie des impressions auditives est donc bien le vecteur principal, situé à l’interface des représentations de mot et des représentations de chose, son jeu étant assuré par cette ambiguïté même. Ce jeu sonore de mots n’est-il pas également présent dans la musique qui s’entend aussi bien du côté de la jouissance sonore pour elle-même, que de l’ambiguïté des sens possibles et, lors même qu’un texte est fixé, du glissement de sens et d’attraction entre le mot et le son qui lui est associé. La musique est donc bien présente dans le langage.

La musique comme l’expression lisible d’une société

Dans les débuts de l’humanité, le musicien est à la fois chaman et médecin, la multiplicité de ses fonctions lui donne, dès l’origine, le pouvoir et le savoir de faire évoluer, de transformer la maladie en guérison et donc le pouvoir sur la vie. Le musicien, par son savoir et son pouvoir a une action sur le quotidien et sert en quelque sorte de garant pour l’avenir. Il n’est pas surprenant alors d’observer que, selon les sociétés, le musicien est valorisé ou exclu à cause des pouvoirs qui lui sont attribués dans l’exercice de ses fonctions. Ainsi , l’islam interdit à un croyant de manger à la même table qu’un musicien , alors que les religions antiques produisaient des castes de musiciens-prêtres leur donnant des pouvoirs surnaturels et civilisateurs. Ceci montre que les sociétés, à travers leurs membres, contrôlent la musique supposée canaliser implicitement ou explicitement la violence sociale. De même, la musique est rejeté, c’est à dire non valorisée, quand le musicien est d’une souche inférieure, tel le jongleur au moyen-âge, mais ce dernier apporte par son itinérance, une circulation de l’information et peut devenir l’objet de propagande politique, de sorte que même rejetée, la musique peut être achetée.
Jacques Attali [26] reprend ce thème de l’économie de la musique et l’oriente vers l’économie politique de la musique. Il écrit : « le savoir occidental n’a pas compris que le monde ne se regarde pas, il s’entend… Il faut apprendre à juger une société sur ses bruits, sur son art et sur sa fête, plus que sur ses statistiques ».
Il note que la musique , organisation du bruit , peut être utilisée stratégiquement par le pouvoir social dans le but de faire oublier , faire croire , faire taire :

  •  faire oublier la peur et la violence par la représentation, la mise en acte de l’écriture musicale (opéras, musique guerrières, hymnes…)
  •  faire croire à l’harmonie et à la légitimité du pouvoir social par la représentation et la mise en scène.
  •  faire taire en produisant une musique qui se développe jusque dans les oreilles (par le baladeur qui fait taire le bruit des hommes) ou encore cette musique qui emplit les lieux publics et censure le bruit individuel.
    Par ces trois propositions, Attali dénonce l’utilisation faite de la musique, en tant qu’elle s’inscrit comme une interrogation sur l’homme, par un pouvoir qui normalise à l’excès les relations sociales. Mais la fonction de la musique est d’être sociale, elle va permettre une observation de l’évolution de la société. Elle va devenir un lieu d’échange, une valeur d’usage, c’est à dire un bruit agencé nécessaire aux hommes, que la société s’octroie pour donner un sens à l’histoire sociale. Ecoutée , répétée , encadrée , la musique témoigne de l’ordre social dans un continuum dont l’objectif est d’en faire oublier les conflits , de faire croire à l’individu qu’il ne risque rien d’une transformation sociale , et de faire taire en lui le bruit d’une révolte née de son interrogation sur l’homme et de sa place dans la société.
    Attali rejoint le concept de corps dociles de Foucault, mais cette fois, le corps est charmé par la musique. En suivant ce raisonnement, on peut dire que la normalisation à outrance des relations sociales génère une fracture culturelle, d’où le rap en banlieue et l’opéra en centre ville. La création de la SACEM (Société des Auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) protège les musiciens mais permet aussi un contrôle de la musique.
    A travers les mythes comme le joueur de flûte qui débarrasse la ville de ses rats puis de ses enfants car il n’est pas payé ou les sirènes qui charment Ulysse, la musique est porteuse d’une vérité symbolique. Elle tente d’expliquer le lien social en étant l’expression symbolique de l’âme en opposition à l’expression réelle du corps. La musique se vit dans le réel par le jeu actif ou la danse. La musique est le reflet de la pensée contemporaine du compositeur. Ce dernier est progressiste s’il s’implique dans le mouvement des idées , et est reçu en général par une petite partie des auditeurs ; il est rétrograde s’il se réfère à des structures musicales anciennes qu’il peut déployer et redéployer , évitant le conflit présent , mais rassurant une majorité d’auditeurs qui ont le sentiment d’évoluer sur des bases connues et intégrées.
    Ce paragraphe illustre bien l’importance de la musique, de sa corrélation au lien social qu’elle tisse dans la société. Les propos ci-dessus pourraient très bien s’appliquer au style académique des musiques sélectionnées pour les chansons de l’Eurovision, conventionnelles et normalisées, en opposition au Rap des banlieues, véritable discours politique engagé et marginalisé.
    Ceci étant, la musique a un pouvoir réel sur l’individu. Il peut s’y investir, s’y projeter, exorciser son ressenti agréable comme douloureux, c’est là le principe de la musicothérapie.

Musicothérapie et Psychanalyse

Les deux caractéristiques essentielles des pratiques psychanalytiques sont l’importance donnée aux processus inconscients, d’une part, et à l’analyse de la relation thérapeutique (transfert et contre-transfert), d’autre part. La place de la musicothérapie ici peut paraître paradoxale. En effet, la psychanalyse se fonde sur le discours verbal, tandis que l’approche musico-thérapeutique se situe pour partie dans le registre non-verbal.

 Néanmoins, deux arguments peuvent être avancés :

- La découverte de l’inconscient a amené un certain nombre de psychanalystes, et Freud le premier, à s’interroger sur les œuvres d’art dont la musique fait partie. Le concept de sublimation a été proposé par Freud pour rendre compte de cette utilisation particulière des ressources pulsionnelles et de la fonction économique, dans la psyché, de cette activité créatrice.

  •  Le discours verbal partage avec la musique sa dimension sensorielle sonore. La réflexion psychanalytique en musicothérapie peut apporter, par la recherche sur la sonore, des ouvertures sur l’analyse des niveaux les plus archaïques de l’organisation mentale et de ses failles. Elle peut aussi amener une compréhension nouvelle des fonctions de la pensée musicale dans l’organisation mentale.

En dirigeant l’utilisation thérapeutique de la musique vers une musicothérapie de tendance analytique, le musicothérapeute se pose en situation d’écoute face à l’expression verbale du patient face à la musique, dans sa réceptivité présente. La mise en évidence de productions imaginaires , l’association d’œuvres musicales donnent au patient et au thérapeute la possibilité d’aller chercher ce que la démarche psychanalytique freudienne appelle amener à la conscience du malade le psychique refoulé en lui.

Sublimation : sexe sur partition

La sublimation est un processus psychique inconscient qui rend compte de l’aptitude de la pulsion sexuelle à remplacer un objet sexuel par un objet non-sexuel , connoté de certaines valeurs et idéaux sociaux , et à échanger son but sexuel initial contre un autre but , non sexuel , sans perdre en intensité. Le processus de sublimation ainsi défini fait valoir l’origine sexuelle d’un ensemble d’activités, scientifiques, culturelles et de réalisations

D’œuvres d’art, de poésie, de musique, qui paraissent sans rapport avec l’activité sexuelle. Par là s’explique comment la sublimation toujours plus poussée d’éléments pulsionnels permet l’accomplissement des plus grandes œuvres culturelles. Le but de la pulsion, c’est la satisfaction. La capacité de sublimation, qui implique le changement d’objet, permet donc le passage à une satisfaction autre que la satisfaction sexuelle. Freud écrit dans L’introduction à la psychanalyse en 1917 : « La sublimation consiste en ce que la tendance sexuelle , ayant renoncé au plaisir partiel ou à celui que procure l’acte de procréation , l’a remplacé par un autre but présentant avec le premier , des rapports génétiques mais qui a cessé d’être sexuel pour devenir social » et Lacan , de reprendre cette articulation déclarant devant l’auditoire de son séminaire dans un style qui le caractérise : « Pour l’instant , je ne baise pas , je vous parle , eh bien je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais ! »
Les conditions qui permettent l’instauration du processus de sublimation, son déroulement, son aboutissement, dépendent de contingences internes et externes. L’investissement libidinal doit être retiré de l’objet sexuel par le Moi et la réorientation de l’investissement vers du non sexuel, par désinvestissement du but et de l’objet. C’est ce que Freud nomme mouvement de désexualisation, qui requiert l’intervention du Moi. D’autre part, il existerait, selon Freud, une trace archaïque qui relèverait de la civilisation, qui ferait obstacle interne et qui rendrait incapable de procurer la satisfaction complète. C’est de cette incapacité assujettie aux premières exigences de la civilisation, c’est à dire d’abord aux exigences parentales, que s’inaugure l’élan créateur et la possibilité de créer une œuvre grâce à la sublimation.
La sublimation permet de faire avec du sexuel sans entraîner le refoulement tout en satisfaisant aux exigences du Moi renforcées par l’idéal du Moi, qui est l’instance psychique qui choisit parmi les valeurs morales et éthiques requises par le Surmoi, celles qui constituent un idéal auquel le sujet aspire. Ce que fait valoir Freud par l’articulation de l’insatisfaction de la pulsion et des exigences de la civilisation intériorisées comme source du processus de sublimation correspond chez Lacan à l’introduction du signifiant et de la dimension symbolique. C’est, nous dit Lacan, le signifiant qui crée le vide, engendre le manque, comme l’activité du potier qui, en même temps que les bords du vase, crée le vide central. Le processus de sublimation, tirant ses origines de ce manque et travaillant avec lui, vise à reproduire ce moment inaugural d’articulation qui porte à créer.

Création et projection

Dans sa création, l’individu s’implique tant et si bien qu’une partie de lui même se retrouve dans l’œuvre. En prison, le détenu se retrouve seul en cellule, face à lui même et les faits délictueux qu’il a commis. L’administration pénitentiaire se veut à la fois punitive et redresseuse de torts. Le détenu se trouve confronté à une double problématique à savoir continuer à être en tentant d’oublier ce qu’il a été et tout cela dans neuf mètres carrés de solitude. La tâche n’est pas évidente. Confronté à son conflit intérieur, entre le Moi et le Surmoi par rapport à l’infraction à la loi, puis entre le Ça et le Moi par rapport à l’enfermement qui perturbe, voire empêche, la décharge des pulsions, la situation devient vite intolérable. L’énergie accumulée qui ne peut plus s’évacuer devient d’une telle intensité que le détenu, pour s’en libérer va la projeter sur le système qui l’a fait enfermer. De ce fait tout ce qui peut incarner la justice sera la cible des pulsions agressives du détenu pour qui cette projection est devenue un moyen de défense contre la souffrance carcérale.

Projection : Sosie face à Mercure  [27]

La projection est une opération par laquelle un sujet situe dans le monde extérieur, mais sans les identifier comme tels, des désirs, croyant de ce fait à leur existence extérieure, objective, comme un aspect du monde. Dans un sens plus étroit, la projection constitue une opération par laquelle un sujet rejette dans le dehors et localise dans l’autre personne, une pulsion qu’il ne peut pas accepter pour sa personne, ce qui lui permet de la méconnaître en lui même. La projection est une réponse aux conflits et aux stress en attribuant à tort, à un autre ses propres sentiments, impulsions ou pensées inacceptables. Elle permet d’expulser de soi et de percevoir dans un autre ce que l’on refuse de reconnaître en soi même. Plus généralement, la projection peut concerner tout ce que notre esprit ressent comme douloureux ou déplaisant. Il existe deux formes de projection, l’une ou la pulsion n’est plus ressentie et l’autre où la pulsion est toujours ressentie :

Dans le premier cas, la projection complète ou renforce un refoulement ou un déni. Une expérience psychique inacceptable ou désagréable (pensées, désirs, affects, impulsions) est réprimée ou déniée puis expulsée dans le monde extérieur, en l’attribuant à une autre personne, tout en désavouant ce qui est projeté : la pulsion n’est plus ressentie. La projection se rencontre typiquement dans le répertoire défensif des organisations névrotiques. On en remarque l’usage dans la vie quotidienne sous la forme de tendance à dénoncer chez les autres ce que la personne a tendance à nier en elle-même. Par exemple, un sujet refoule sa colère contre le thérapeute et craint que le thérapeute ne soit en colère contre lui. La jalousie injustifiée peut s’expliquer par la projection sur le partenaire du désir d’être infidèle qui lui est attribué.

Dans le second cas, le sujet persiste à éprouver la pulsion projetée. Par exemple, la proposition « Je le hais » se transforme grâce à la projection en cette autre « Il me hait », ce qui justifie alors la haine que je lui porte, et fait apparaître sa propre haine comme une réaction légitime. Le sujet se débarrasse de sa culpabilité mais pas de sa haine qu’il continue à éprouver. Ceci correspondrait à un mécanisme de sécurité pour nous défendre contre les forces destructrices internes. Ces forces que nous craignons, nous les expulsons et les localisons à l’extérieur de nous en tant que choses mauvaises, puis, ayant localisé le danger à l’extérieur, nous procédons à une deuxième manœuvre projective qui consiste à décharger les pulsions agressives en nous sous une forme d’attaque contre ce danger extérieur.

Du point de vue topique, la projection est un processus qui concerne le Moi en premier chef. En tant que mécanisme de défense, elle fournit à ce dernier une possibilité majeure de résoudre un conflit intrapsychique. Mais elle concerne le Moi pour une raison encore plus spécifique : le processus projectif se déroule autour d’un axe central formé par la perception, l’une des grandes fonctions du Moi. Rien d’étonnant que la régression se traduise par une chute du niveau de l’organisation perceptive.

Du point de vue économique, la projection est régie par le principe de plaisir, c’est à dire par la nécessité de réduire une tension que provoque un contenu pulsionnel provenant du ÇA, et inacceptable pour le Moi. Cette formulation vaut pour toute activité défensive utilisant d’autres mécanismes que la projection. Cependant, le fonctionnement du principe de plaisir marque ici le retour au « Moi- plaisir » ainsi qu’à l’identification du dedans et du dehors, au « bon » et au « mauvais ».

Du point de vue dynamique, il s’agit de montrer comment la projection est un mécanisme de défense destiné à mettre fin à un conflit intrapsychique. Il faut donc situer la projection par rapport aux types majeurs de conflits propres à la névrose et à la psychose.
La névrose, selon Freud, met aux prises le Moi avec le Ça alors que dans la psychose, la lutte s’engage entre le Moi et la réalité. La projection semble se ranger du côté des processus psychotiques puisqu’elle constitue une manière radicale d’altérer la réalité tout en méconnaissant une telle altération. Le conflit qui concerne le rapport du Ça avec le monde extérieur culmine dans la perte du réel, en totalité ou en partie, sous la contrainte du désir inconscient. La projection vient remplir ce vide laissée dans l’être par la disparition d’une portion du monde extérieur, elle est la forme empruntée par la restitution d’une réalité manquante. Elle n’est pas seulement la rupture entre le sujet et ses objets libidinaux, elle est également le lien médiatisant leur récupération sur le plan de l’imaginaire. Le processus trace une trajectoire allant de la perte du réel à sa restauration. Cette description vaut pour toute projection, névrotique comme psychotique mais la différence entre les deux variantes est manifeste car ce qui n’est chez l’un qu’un épisode passager, devient chez l’autre un mode relationnel prévalent. En reprenant la formule freudienne, nous pouvons affirmer que la projection névrotique est subordonnée au conflit de base opposant le Moi au ÇA, axe autour duquel se déploie la dynamique de chaque névrose. En revanche, la projection psychotique est directement liée au conflit qui dresse le Moi au monde extérieur. Elle en exprime les vicissitudes, l’exacerbation en même temps que le dénouement. Elle est prise dans un mouvement global de réparation qui revient au réel après l’avoir délaissé.
Pour conclure, névrotique, la projection est mise à la disposition du Moi dans sa lutte contre le Ça ; psychotique, elle est au service du processus de restauration de la réalité.

La musique comme objet transitionnel

L’objet transitionnel est un objet matériel ayant une valeur élective pour le nourrisson et le jeune enfant, notamment au moment de l’endormissement (par exemple : un doudou, ou un coin de couverture). La nécessité d’un objet transitionnel apparaît dans l’enfance au moment ou une menace de rupture se fait sentir, c’est à dire au moment où l’enfant affronte l’épreuve de la réalité. Il y a alors besoin d’un champ intermédiaire entre la réalité interne et la réalité extérieure pour effectuer le passage. L’objet transitionnel sera une poupée, une ficelle, une bobine, un mouchoir, une tétine … ou une chanson. Les enfants chantonnent avant de savoir parler et le font souvent avant de s’endormir par sécurisation. Par la suite, le grand enfant puis l’adulte auront toujours besoin, plus ou moins inconsciemment, d’objets transitionnels, surtout aux périodes de risque de rupture. L’objet transitionnel permet une manipulation magique dans un but de défense contre l’angoisse. On peut définir l’objet transitionnel comme un instrument de communication, capable d’avoir une action thérapeutique sur le patient, au moyen de la relation privilégiée, sans libérer des états d’alarme intense. La musique répond parfaitement à cette définition et représente sans doute le meilleur de ces objets intermédiaires.

La musique comme objet de projection

Le compositeur exprime dans sa musique sa propre personnalité, ses propres sentiments. Il exprime aussi dans ses compositions ses préoccupations et ses problèmes, sans doute inconsciemment, et les alternances de tension et de détente qui rythment sa propre vie. La musique est pour lui un objet de projection. [28]
A l’inverse, l’auditeur peut projeter sur une musique son état d’âme du moment et changer du tout au tout la signification que lui avait donné le compositeur. C’est à dire que l’auditeur, dans un moment dépressif, peut trouver triste une musique que le compositeur trouve gaie. Par ailleurs, un même individu pourra trouver un morceau plutôt gai et trouver ce même morceau triste à un autre moment, dans un autre contexte. La même chanson joyeuse que chantait le père dans les réunions de famille devient source de tristesse quand on la réentend en son souvenir le jour de son enterrement.
La musique est l’expression des contradictions et des ambivalences du psychisme humain et peut être interprétée et assimilée très différemment. Il s’établit une relation spécifique entre l’auditeur et la musique qui devient, en même temps qu’un objet de projection, un objet d’identification.

Musique et métapsychologie [29] : Point de vue topique

On peut considérer deux points de vue qui s’opposent entre conscient et inconscient :

  • Ou la musique est un langage de l’inconscient, auquel cas elle exprime le dynamisme instinctuel. Elle se situe alors du côté de l’affect et non de celui de la représentation. L’expression musicale se ferait directement de l’inconscient au conscient, sans intermédiaire du préconscient.
  • Ou alors, à l’inverse, on peut insister sur l’aspect conscient, mais on se heurte au problème du langage et du sens, qui caractérisent le conscient. On est alors amené à considérer un système préconscient/conscient spécifique à la musique. On peut alors supposer que la musique est susceptible de donner accès à des représentations et à un matériau refoulé, l’ambiguïté sémantique de la musique ayant pour effet de tromper la censure, comme peut le faire le lapsus. Le matériel musical peut se frayer un accès aux paroles correspondantes préconscientes qui seraient en rapport avec le refoulé.

La seconde topique permet de situer la place des instances psychiques dans le phénomène d’écoute musicale. Selon ce point de vue, la musique aurait partie liée avec le ÇA, en ce qu’elle serait une expression cathartique. Elle consisterait à faire revivre au patient un souvenir traumatisant pour le libérer d’un mal-être. Le Moi aurait pour fonction de maîtriser la menace liée au son ; quant à la reconnaissance et à l’acceptation des lois esthétiques, elles seraient du domaine du Surmoi. Dans cette conception, le Moi suis considéré comme organe de régulation et d’adaptation. La perception est une fonction de ce Moi. Les aptitudes musicales ne sont que les défenses du Moi spécifiques élaborées dans un but d’adaptation, et l’expérience musicale est une ré-expérimentation de stades archaïques de l’organisation du Moi.
De nombreux évènements de la vie sont associés à la musique, cri du nouveau-né, musique de mariage, d’enterrement, de premier flirt, d’anniversaire. Ces évènements oubliés ou refoulés, traumatiques ou non, nous pouvons être amenés à les revivre à l’écoute du passage musical qui leur est associé et qui engendre une répétition, un peu à la manière de Proust avec ses madeleines.
On peut envisager une analogie de ce principe en prison. Lorsqu’elle est incarcérée, la personne entre avec son vécu, avec son histoire, mais elle en est en même temps séparée.

Trouver le moyen de garder un lien avec cette vie laissée à l’extérieur par des séances musicales peut aider à enrayer le processus d’anéantissement et lutter contre l’angoisse qui l’accompagne. Un travail individuel plus profond pourra, par la suite, être proposé à l’individu pour mieux se reconstruire.

Musique et métapsychologie : Point de vue économique

Il est tentant de recourir à la métaphore énergétique, en rapprochant énergie psychique et énergie musicale et en faisant correspondre au couple charge/décharge, la classique opposition tension/détente. La production sonore s’envisage comme une décharge de tension. La musique peut transformer l’énergie libidinale en énergie audible et inversement, l’audition musicale peut susciter de la libido. Le cri, comme décharge de tension libidinale, est alors privilégié, parmi les diverses manifestations vocales du nourrisson, comme origine de la musique. Mais, principe du musical, il est aussi cri d’angoisse, de protestation, d’appel à la mère. C’est sur ce dernier aspect qu’insiste O. Rank [30] pour qui, le cri est à l’origine de la voix et du chant, tandis que la musique puise ses sources dans la vie intra-utérine.

L’issue souhaitée de la pulsion est la satisfaction. Rappelons que [31] « la pulsion est un processus dynamique consistant dans une poussée qui fait tendre l’organisme vers un but. Une pulsion a sa source dans une excitation corporelle, son but est de supprimer l’état de tension qui règne à sa source pulsionnelle. C’est dans l’objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but. »
Le psychisme peut se défendre de la poussée pulsionnelle par la sublimation qui est une forme de dégagement dans la mesure où il s’agit d’un changement de but, la satisfaction étant trouvée dans un objet qui n’est plus sexuel (travail, objet culturel, expérience artistique …). Ce concept est primordial dans l’art-thérapie et en particulier dans la musicothérapie, centre de notre propos. La musique, en ce qu’elle est activité culturelle, trouve sa place dans la conception freudienne de la sublimation.

  • La première implication de la sublimation sur le plan pulsionnel, c’est la contingence du but (possibilité de décharge ou de renversement de l’activité en passivité) et de l’objet.
  • La seconde est que l’objet sublimé est un objet qui n’est pas déjà là, il s’agit d’un objet à créer, qui vient prendre la place d’un objet perdu. Dans ce processus de sublimation s’établit un rapport entre un fantasme (subjectif) et une réalité (objective), celle de l’activité requise. La sublimation est supervisée par le Surmoi qui est hérité du complexe d’Œdipe. La libido objectale (sexuelle) se désexualise du fait d’un retrait dans le Moi où elle se transforme en libido narcissique d’où l’importance que retire l’artiste de sa création. 

Freud [32], en 1916, dans l’Introduction à la psychanalyse, mentionne le refoulement à propos des mélodies involontaires et obsédantes : « De même des mélodies qui nous passent par la tête sans raison apparente se révèlent à l’analyse comme étant déterminées par une certaine suite d’idées et comme faisant partie de cette suite qui a le droit de nous préoccuper sans que nous sachions quoi que ce soit de son activité. Il est alors facile de montrer que l’évocation en apparence involontaire de cette mélodie se rattache soit à son texte, soit à son origine. »
On peut donc accéder au refoulé en partant de la musique, par un texte ou par la reviviscence. Selon Freud, il y aurait deux types de chaînes associatives :

- La première où la musique est associée à un signifiant qui par association à un autre permet l’accès au refoulé,
 
Musique ↔ langage 1 (Paroles de chanson - Titre du morceau) ↔ langage 2 ↔ refoulé (traces mnésiques - langagières)

- La seconde permet la reviviscence de situations passées par l’identité de perception,

Musique 1 (Actuelle) ↔ musique 2 (Passée) ↔ situation (Passée) ↔ refoulé

Si l’on confronte ces schémas au vécu carcéral, on se rend compte, s’ils sont avérés, notamment le deuxième, que la musique peut contribuer à construire un pont entre le détenu et sa situation présente, et, le monde extérieur et sa vie passée. Par ailleurs, on peut aussi admettre que des paroles de chansons considérées comme signifiant, puissent, comme le suggère le premier schéma, accéder à l’inconscient.

Bilan psychomusical, la musique qui soigne

Au cours d’un stage en institution psychiatrique, j’ai pu préparer trois séances de musicothérapie.

  •  La première étant un groupe de parole animé à partir d’une chanson que chacun était invité à écouter puis à commenter.
  •  Les deux suivantes consistaient en l’audition d’extraits musicaux à propos desquels chacun était amené à évoquer le ressenti affectif.

Un test réceptif ne vise pas à tester des aptitudes musicales, mais à rechercher, au travers des réactions aux morceaux de musique, à définir un type de sensibilité à la musique et des traits de personnalité. Parmi les recherches dans ce domaine, il faut citer celle de Murray qui, lors de l’expérimentation qui l’a conduit à créer le Thématic Apperception Test (T.A.T), test de personnalité couramment employé par les psychologues (un peu comme le Rorschach), a également testé les réactions suscitées par l’audition d’œuvres musicales.

Le TAT , comme toute épreuve projective , sollicite à la fois des conduites perceptives et projectives , si bien qu’on peut évoquer , comme pour le Rorschach , le caractère paradoxal de cette double injonction ; paradoxal au sens de D.W .Winnicott (1971) puisque l’objet-test est à la fois compris comme objet réel , tangible , concret et comme lieu d’investissement de significations subjectives à l’instar de l’objet transitionnel , objet de la réalité externe mais doté de significations personnelles , imaginaires que l’enfant lui attribue. La capacité du sujet d’accepter l’objet-test dans sa double appartenance perceptive/objective et projective/subjective témoigne de son aptitude à accepter le paradoxe de D.W.Winnicott, à savoir de penser qu’un objet est susceptible de se situer dans le champ intermédiaire entre réel et imaginaire que constitue l’espace transitionnel.
Plus précisément, c’est la capacité du sujet à se laisser aller à une rêverie à partir d’une réalité perceptive, sans être désorganisé par cette activité associative, ni démesurément contraint par les impératifs de l’objectivité, qui sera repérable à travers ses réponses au T.A.T, comme à l’ensemble des tests projectifs.

Cattell, autre auteur bien connu des tests psychologiques (le 16 PF, par exemple, pour l’exploration des seize traits de personnalité) avait mis au point un test de personnalité à partir de choix de musiques associées deux à deux. Ce test n’a jamais été étalonné mais son principe est utilisé dans une méthode de musicothérapie.
D’autres comme G. Boissière ont pensé que la reconnaissance de bruits, de sonorités et de musiques pouvaient aussi apporter des indications sur la personnalité des sujets.
C.Holthaus utilise un test rythmique pour évaluer les possibilités relationnelles et la réceptivité musicale de ses patients.

Ces diverses expériences et travaux, notamment au niveau de la musicothérapie réceptive ont amené à rechercher le moyen de mettre en évidence la qualité de réceptivité à la musique, spécifique à chaque individu, afin de faciliter l’évaluation de l’intérêt, de la possibilité et des modalités de prise en charge en musicothérapie. Edith Lecourt et son équipe ont eu pour ambition de donner une idée assez générale de cette réceptivité, sans la limiter à certains types de musiques plus ou moins marquées culturellement, ni à la seule écoute musicale. C’est ainsi qu’est né dans les années 70, le bilan psychomusical.

Ce qui ressort de cette expérience

S’agissant du groupe de parole, on peut constater que la musique a un effet facilitateur pour entamer le dialogue. Naturellement, chacun a sa propre interprétation. On note l’importance du texte même si la musique était entraînante. Quant à l’effet thérapeutique, on se doit de rester circonspect. En effet, si chacun s’exprime avec sincérité et en fonction de l’humeur du moment, cela tient plus de la conversation que de l’entretien clinique. L’effet positif est de permettre aux patients de parler entre eux ; Certains n’hésitent pas à évoquer leur pathologie et leur parcours. La musique, conjuguée à l’effet de groupe permet une levée de l’inhibition qui aide les personnes à se libérer.
S’agissant de l’expérience de musicothérapie de groupe, le principe était assez similaire mais le travail s’orientait plus vers une évocation du ressenti de la musique. Il s’agissait de l’audition de morceaux uniquement musicaux, l’absence de paroles permettait de stimuler l’imaginaire. Il a été intéressant d’observer qu’un même morceau suscite des réactions très diverses pour ainsi dire opposées. Il est clair de que des paramètres tels que culture musicale, âge, éducation interviennent. Les évocations demeurent le fait du Moi, conscient. Même si l’on sentait une souffrance, les affects avaient du mal à émerger. Quant à la manifestations de phénomènes inconscients , on ne peut les envisager que dans le cadre de séances individuelles où la musique servirait d’objet transitionnel tel que nous l’avons décrit plus haut , à savoir un moyen de médiation privilégié sur lequel on peut s’appuyer dans le cadre d’une relation thérapeutique. C’est le fait de pénétrer dans l’intimité de l’individu qui réclame une relation duelle patient-thérapeute et réciproquement, la relation duelle, qui évince les barrières implicites que génère le groupe, permet l’émergence d’affect. Ainsi, une musique évoquera plutôt la joie, ou la peine, des ressentis vrais mais d’ordre général, jusqu’au moment où, dans la verbalisation va apparaître une phrase du type « c’était la musique préférée de ma mère », ou, « cela me rappelle l’enterrement de mon grand-père ». De telles propositions, chargées d’affectivité sont autant de failles qui peuvent conduire à l’émergence du refoulé. On entre dès lors dans une dimension thérapeutique.

Musique et prison

Nous avons dit en première partie que musique et justice pouvaient apparaître comme antinomiques mais que cette considération devait être modulée par le duo justesse-justice.
L’article 70 , §1 , R87 du Code de Procédure Pénale dit que « la préparation des détenus à leur libération doit commencer le plus tôt possible après leur arrivée » , ceci ne pouvant se faire en coupant les personnes incarcérées de la réalité sociale , l’article poursuit : « l’administration pénitentiaire se doit de garder de faire sentir aux détenus qu’ils sont exclus de la société , mais bien au contraire leur donner à penser qu’ils continuent à en faire partie ». De la sorte, toute institution pénitentiaire peut être reliée à un ensemble de règles sociales qu’elle doit contrôler. La musique est elle même reliée à un ensemble de règles sociales. La musique est le reflet d’une époque, d’une culture, d’un ensemble social comme en témoigne aujourd’hui la musique Rap issue des banlieues et qui s’est imposée à la société comme s’est imposée en son temps la musique rock issue d’une jeunesse en mal de vivre. La musique est générée par une société qui retrouve certains de ses repères en elle. C’est à ce niveau que peut s’effectuer le processus d’identification que nous avons évoqué plus haut et qui permettra de modifier le vécu carcéral. La prison actuelle maintient le schéma d’exclusion que la société affiche à l’extérieur, dans ses conditions, ne peut que persister en ses murs une dichotomie entre l’uniforme qui symbolise la justice donc la société et la population carcérale qui représente l’exclusion telle qu’on peut la voir à l’extérieur. L’art, le sport, le spectacle sont autant de disciplines qui peuvent contribuer à faire tomber les barrières sociales comme le montrent des cas tels que Zinedine Zidane ou Jamel Debbouze.
La musique, indépendamment de toute notion de société, existe comme moyen d’expression parce qu’elle nécessite un autre au Moi. Si l’art existe, c’est parce qu’existe l’autre. La musique est dépendante de l’autre mais aussi des autres. Aucun musicien ne peut vivre sa musique dans l’extrême solitude. De ce fait, la pénitentiaire et la musique ont ceci en commun qu’elles ont leurs échos au sein de groupes sociaux spécifiques. Musique et prison existent en fonction d’une société de référence.
Si, comme le souligne M. Andrieu [33], « des films, des chansons ont pu faire entrer la réalité de l’univers carcéral dans la réalité sociale par le biais de l’art, on peut concevoir que l’inverse, à savoir faire revenir une réalité sociale dans la réalité de la prison grâce à la musique, devrait être réalisable. »
La musique a fait son entrée dans les murs depuis la fin des années 1970. Des concerts ont été organisés à l’intérieur des établissements. L’I.N.A. a passé un contrat avec la centrale de Saint-Maur (Indre). C’est dans cet atelier Son que j’ai pu enregistrer une maquette avec les détenus. On peut d’emblée signaler que les détenus affectés à l’atelier Son ne posent pratiquement aucun problème d’ordre disciplinaire ; ils se rendent à leur travail chaque matin comme le font la plupart des gens à l’extérieur, à cette différence près que cela se passe dans une prison. Cette activité leur maintient une vie sociale et tisse un lien social intra-muros. Chaque détenu dispose du studio une demi-journée par semaine pour une création personnelle. J’ai pu assister à la présentation de ce travail personnel et je me souviens avoir été marqué de l’implication des détenus dans leurs créations. L’un d’entre eux, qui avait effectué une recherche de sons nous expliquait avec minutie à quoi correspondait chaque son, comme un peintre décrit sa toile. On sentait qu’il s’était projeté dans cette création, qu’il existait à travers elle, comme pour suppléer au fait qu’il n’existait plus dehors. Pour ma part, j’en arrivais presque à oublier sa condamnation à perpétuité pour tortures sur enfant. L’horreur de son crime lui conférait une sale réputation
Contrastant subitement devant la réalisation artistique, le jour et la nuit en quelque sorte. Ce détenu écrivait également des poèmes et, dans le cadre de son Projet d’Exécution de peine, en tant que surveillant - correspondant P.E.P, je devais contacter des maisons d’édition susceptibles d’être intéressées. Cela m’a permis de mieux le connaître au cours de nos différents échanges. Ainsi, je me souviens qu’il évoquait son affaire, sans le moindre remord, ce qui on s’en doute n’était pas du goût du Juge d’application des Peines (J.A.P) lors des commissions d’applications des peines auxquelles j’assistais également en qualité de surveillant P.E.P, représentant le personnel de détention. Au contraire, il s’en expliquait par le comportement cruel qu’auraient eu vis à vis de lui ses propres parents. J’étais étonné que rien de tel n’apparaisse dans le dossier sachant qu’une enquête auprès de la famille est systématiquement menée dans ce genre d’affaire. Je réalise avec le recul et l’apport des connaissances de cette année universitaire, que chez le détenu qui a commis quelque chose d’horrible, après des années d’incarcération, le processus projectif extrait de l’individu incarcéré sa part criminelle pour la projeter hors de lui même dans l’autre. Ainsi, le criminel qui a accompli un acte aussi horrible, ce n’est pas moi, c’est l’autre, c’est cet autre qui est méchant et qui m’a poussé à agir ainsi. C’est ce qui justifiait son absence de remords puisque ce n’est pas lui qui avait agi mais l’autre, c’est à dire le méchant. Son comportement en détention était des plus désagréables, critiquant tout, tout le temps. Je me disais, quand on a commis ce qu’il a fait, la moindre des choses, c’est de ne pas trop la ramener. Mais je comprends aujourd’hui (ça sert les études) qu’il s’agissait pour lui d’un moyen de défense. La meilleure défense n’est elle pas l’attaque. Saisissant le prétexte le plus futile pour râler, il se donnait l’image de quelqu’un qui a droit au respect alors qu’il est probable que sa conscience lui dictait le contraire. Ce détenu a travaillé avec moi au mixage de la maquette que j’ai enregistré au studio Son dans la prison, ce n’était plus le même homme qu’en détention. Il me parlait de son passé. Il avait été disc-jockey. Il me donnait des conseils sur la sonorité de la batterie et en l’écoutant je me demandais comment cet homme en était arrivé un jour à torturer une petite fille de trois ans, et cela trois années durant, jusqu’à ce qu’un coma vienne « casser son jouet ». Cette fille, aujourd’hui majeure est handicapée à vie ; son tortionnaire est en prison, à vie également.
La secrétaire du greffe de la centrale me disait un jour, à propos des dossiers qui l’entouraient, « Ici, c’est un musée des horreurs ! » ; Elle n’avait pas tort.

Monsieur R, s’est fait passé pour un médecin durant quinze ans et a menti à sa famille pendant tout ce temps. Au moment où la vérité allait voir le jour, il a assassiné sa femme, ses enfants, ses parents. La société l’a condamné à la prison à perpétuité avec vingt-deux ans de sûreté. Cette même société, décide, dix ans plus tard, de tourner un film retraçant son affaire. Je revois la réalisatrice et les acteurs monter les marches au festival de Cannes. Je me revois la même semaine, le regardant par l’œilleton de la porte de la cellule lors de la ronde du soir. Le choc des paillettes et frivolités de Cannes, et de la réalité carcérale me font encore réfléchir aujourd’hui. Ce détenu me disait : « Vous comprenez les gens vont croire que je gagne de l’argent grâce à mon crime. Et puis, on reparle de mon affaire. » Tout le monde voit la télévision, y compris les codétenus. Il ajoutait, « dans un an, on sortira le DVD, et on reparlera de l’affaire. C’est dur aussi pour ceux qui restent » (Il faisait allusion à sa belle famille) « c’est toujours remuer le couteau dans la plaie. »
Je suis face à quelqu’un qui, paradoxalement, a volontairement tué des gens qu’il aimait et qui l’aimaient également, qui ayant coupé à la fois le tronc et les branches supérieures de son arbre généalogique, se retrouve à vivre sa détention sur une île déserte, comme un Robinson Crusse. Cette même société qui exige de lui un repentir, cherche à se repaître du spectacle de ses exploits criminels. Que penser de tout cela ? Monsieur R travaille aujourd’hui à l’atelier Son. Il m’a dit un jour, « ce qui me fait tenir, c’est d’être persuadé que quelque chose dans mon enfance est à l’origine de mon mensonge. » C’est une des réflexions qui a été à l’origine de ma proposition de musicothérapie. Le travail de pénitence, surtout dans des cas comme celui là est très difficile et demande un soutien. C’est ce que me disait, à la maison d’arrêt, un prévenu accusé de viol sur mineure. Il m’assurait que la fille était consentante, donc ne niait pas le rapport sexuel mais l’accusation de viol. Il était musicien, on avait eu quelques conversations par rapport à cela. Un jour, à sa sortie de parloir, il me confia que la victime s’était rétractée, qu’elle avait mentionné le viol sous la pression de ses parents. Il était soulagé et, sachant que je reprenais mes études de psychologie, il m’avoua que suite à cette aventure, il aimerait comprendre comment il a pu passer à l’acte et avoir cette relation sexuelle avec une mineure. Visiblement, l’incarcération avait dû le faire réfléchir quant à la notion d’interdit. Je lui suggérai de prendre contact avec les « Psy » du S.M.P.R. Je l’ai vu faire la grimace et me dire qu’il n’avait pas confiance en ce service qui, selon lui, copinait avec la direction de la maison d’arrêt, ce qui d’une certaine manière n’est pas tout à fait faux. C’est ainsi que j’ai compris les limites de ma proposition de musicothérapie restée, je le rappelle, sans réponse de la direction régionale car ceci complexifie tout. D’un côté, il y a un besoin de se confier et d’être suivi, de l’autre une méfiance justifiée par la procédure de justice mais qu’on ne doit pas exagérer. Simplement, le prévenu, non encore condamné sait que le moindre mot peut être retenu contre lui. Il faut donc concevoir en maison d’arrêt les séances de musicothérapie comme apportant un mieux être dans le quotidien carcéral et , dans les établissements pour peine , comme un suivi thérapeutique individualisé.

Quoiqu’il en soit, maison d’arrêt ou établissement pour peine, le besoin de se confier est omniprésent, latent, à la recherche du moment propice pour s’exprimer.
J’ai pu observer ce même phénomène chez un autre détenu qui avait violé sa fille et qui, se confiant à moi sans que je ne demande rien, prétendait, bien qu’étant incarcéré, que personne ne pouvait le juger : « Personne ne peut comprendre pourquoi  » me dit-il (sous entendu le pourquoi de son acte). De mon côté, c’est la surprise. Pourquoi se confier à moi, surveillant, à l’heure de la fermeture des portes ? Parce que, bien sûr, à ce moment précis, chacun est dans sa cellule, donc ne peut pas le voir me parler. S’il disait que personne ne pouvait le comprendre, c’est déjà qu’il reconnaissait sa culpabilité. Il ne m’en a pas dit plus. Je l’ai regardé avec compassion. Visiblement, il était content de m’avoir parlé.
Lorsqu’en détention, le détenu se retrouve face à lui même, il doit fuir l’angoisse de sa culpabilité. L’un des buts de l’enfermement est de se repentir. La réflexion sur soi, l’interrogation de son for intérieur n’est pas un monologue mais un dialogue entre soi et sa conscience. Ainsi le chemin de la pénitence, à la manière d’un rituel religieux, passe par l’extraction du mal qui habite le détenu (une sorte d’exorcisme) pour le projeter hors de lui. Dans un second temps, il lui faut empêcher ce mal de revenir en mobilisant les mécanismes de défense comme le déni ou l’identité profective. Ce principe de victimisation, expliquerait notamment la fréquente tendance à la paranoïa que l’on observe dans la population carcérale. Celle-ci étant renforcée par le personnel de surveillance, dressé pour être suspicieux envers cette même population toujours soupçonnée de préparer une évasion ou tout autre mauvais coup.
Le détenu projette sur le surveillant sa part négative, cause de l’enfermement et le surveillant lui renvoie cette même part négative comme justificative de l’enfermement. Dans ce mode de résolution en circuit fermé, aucune solution constructive n’est possible.
Pour enrayer ce processus en miroir, il faut amener un élément intermédiaire qui introduit une relation transitionnelle. La musique peut jouer ce rôle, et, la triangulation ainsi obtenue, permet, si ce n’est de résoudre le conflit, de l’atténuer et d’avancer vers une solution élaborée.
Avant d’aborder la dimension créative, il faut préciser, concernant la centrale de Saint-Maur que cet établissement est doté d’une salle polyvalente équipée d’instruments et sonorisée. Les détenus qui le désirent peuvent s’y rendre. Il est toujours difficile de créer une formation musicale stable en raison de la mobilité de la population carcérale, néanmoins quelques projets ont vu le jour. La principale motivation des détenus est de venir chercher durant quelques heures l’ « évasion » grâce à la musique. Les compositions sont musicalement de styles très divers mais l’un des thèmes récurrents des textes est la vie carcérale et le noir des prisons. Ici, la musique sert de médiation au purgatoire. Par la dimension créative, le détenu se projette dans sa composition. Il faut ajouter que dans la centrale, pratiquement tous les détenus de l’atelier Son sont équipés de l’informatique musicale en cellule. De ce fait, une bonne partie de la longue nuit carcérale (enfermement seul de 20h00 à 7h00) se passe en création devant l’écran ce qui, m’ont confié les détenus, permet d’éviter les crises d’angoisse ou aide à mieux les supporter.
Le repentir peut s’effectuer par la médiation d’une activité artistique. La création peut modifier un individu et dans le cas présent l’aider à le rendre meilleur en vue d’une réinsertion possible. La création musicale actuelle peut-elle conduire, suivant le schéma de Freud [34], à l’émergence du refoulé qui pourrait être, en l’occurrence, à l’origine de l’acte criminel et permettrait d’en trouver une explication ? Peut-on accéder, comme le suggérait Monsieur R, à une cause originelle qui serait enfouie dans l’inconscient. On ne peut pas être catégorique à partir de ce qui a été évoqué, mais cela fournit une bonne base de réflexion.

Pour ma part, concernant les criminels donc les longues peines, j’ai pu constater en les côtoyant au quotidien que pour certains, l’enfermement, bien que difficile à supporter, les amenait à une réflexion. De plus, est-ce à cause de ce qu’ils appellent la gamberge, ils acquièrent une certaine philosophie, une certaine sagesse avec l’âge. Les plus jeunes sont plus difficiles à aborder. Je me souviens d’un jeune des banlieues qui s’était pris quinze ans pour avoir collaboré à l’organisation d’une tournante. J’étais chargé de l’accueil ce jour là, et je mesurais la tension chez ce détenu qui me regardait sans répondre. Dans le silence qui parlait pour lui, j’entendais : « j’ai vingt ans aujourd’hui, j’en aurai au minimum trente en sortant d’ici ». Dans une atmosphère qui sent le passage à l’acte imminent et qui fait craindre pour votre sécurité, le temps n’est pas à la musicothérapie. Mais un bon accueil, 
Sans animosité ni jugement, peut faciliter le contact par la suite, ce qui est important si l’on veut élaborer un projet de suivi psychologique.

D’autre part, je me suis posé la question à propos des détenus de l’atelier Son, à qui l’on propose d’exprimer leur créativité par la musique, et s’il s’agissait d’une autoanalyse [35] ?
Le terme est sans doute un peu fort mais en y réfléchissant, ne sont-ils pas amenés à faire un travail de réflexion sur eux-mêmes. Compte tenu de l’importance du crime pour certains et selon les personnalités, la censure doit être très forte, d’où cette persistance à nier l’évidence parce que le Surmoi est en ébullition. L’inconscient pourrait dès lors s’exprimer de manière furtive dans une partie de la création. Le schéma freudien  [36] trouverait en ce cas une application correcte.

Perspectives psychanalytique de la création

L’idée de création [37] est liée à celle de surgissement de quelque chose de nouveau dans un objet ou une pensée de telle sorte que le créé porte d’abord sur cet aspect de jamais vu.
Concevoir la création ainsi permet de dégager deux approches complémentaires :

  •  La première renvoie au surgissement d’un signifiant nouveau dans l’Autre du langage, autrement dit dans le social, comme par exemple le château de la renaissance rompt avec le passé et ouvre un nouveau monde, ou la création de la psychanalyse entraîne un chamboulement qui révolutionne la pensée de manière irréversible. Le signifiant nouveau ouvre d’autres voies et s’il est accueilli par l’Autre du langage, il s’impose dans la réalité comme s’il avait toujours existé.
  •  La seconde perspective réside dans l’introduction en soi même d’un signifiant nouveau pour soi, mais déjà existant dans l’Autre du langage. Il ne s’agit plus de transformer le monde mais de modifier sa propre vision des choses, son rapport aux autres et sa perception du monde. Le processus psychanalytique s’appuie sur le langage et le symptôme tel qu’il se manifeste dans la cure et le transfert, il permet donc de telles possibilités de surgissement.

    La création est avant tout le réel, le surgissement d’un jusqu’à-présent-inimaginable dans notre monde. Les origines de ce surgissement, si l’on s’en tient aux apparences, ne seraient qu’une réélaboration d’éléments existants, mais si l’on implique les processus psychiques, c’est le rapport du symbolique et du réel qui est privilégié, rapport d’exclusion qui justifie le recours par Lacan à la notion d’ex-nihilo. La création peut s’ordonner autour d’une opposition de base : soit le monde est déjà créé et l’homme tente de le comprendre peu à peu ; la création se limite alors à une illusion ou à une construction ordonnatrice ; soit le monde humain est fait de représentations et créer consiste à produire de nouvelles représentations qui peuvent se situer dans tous les domaines de la pensée.
    Pour répondre à la question du créateur, Lacan n’avance que la notion de chose : Das Ding, la chose maternelle, réelle, que le signifiant a fait reculer à jamais mais dont le vide engendre le manque qui suscite le désir. Lacan avance que la chose est le vide au centre du réel et c’est à partir de ce vide que peut s’accomplir toute création dans la mesure où celle-ci consiste dans le surgissement d’un signifiant à la place de la chose réelle.

Signifiant nouveau et réinsertion

Un détenu âgé de quarante ans, dont vingt passés en prison par épisodes depuis l’âge de seize ans, me répondait à propos de la récidive : « quand vous sortez d’ici (de prison), vous n’allez pas vous tourner vers des gens qui n’ont jamais voulu de vous, donc vous retrouvez le même milieu et un jour où l’autre vous replongez. »
Ce témoignage est explicite de la réalité carcérale. Dans le même temps, l’enfermement est la punition infligée pour une infraction à la loi et selon les termes évoqués plus haut, il se veut rééducatif, hors dans les circonstances actuelles cela ne marche pas.
Où se trouve donc la faille du système ?
Pour que cela fonctionne, il faut passer d’une perte au processus de création [38]. L’angoisse et la souffrance due à l’affrontement au vide intérieur favorisent l’évitement et le refoulement ou encore , chez le psychotique , le surgissement d’hallucination.
 
L’affrontement au vide , chez le névrosé , est le résultat d’une situation où le manque ne parvient plus à être évité , c’est à dire comblé par les objets substitutifs habituels. De ce fait, le dévoilement de l’objet vide, l’objet a, provoque la montée de l’angoisse et des mécanismes de défense que le Moi utilise pour lutter contre elle, à savoir les défenses issues du processus de refoulement, à l’origine de la survenue des symptômes. Dans la psychose, le sujet est confronté à une situation qu’aucun signifiant ne vient symboliser. Le sujet réagit donc au vide par l’hallucination, pour tenter de restaurer une réalité cohérente.
Le psychotique est confronté à un vide dans le symbolique alors que le névrosé est confronté à un vide dans la réalité. L’acte de création consiste à donner forme au vide en lui conservant une existence dans l’œuvre elle-même. L’apparition du vide intérieur est la conséquence de l’effondrement de ce qui pouvait le masquer dans l’existence du sujet. C’est cet effondrement que nous pouvons appréhender comme une expérience particulière de la perte amenant un repositionnement du sujet.
La possibilité de créer suppose le vide, celui-ci venant ouvrir l’espace où construire un concept nouveau. Mais ce vide a t-il toujours été là chez celui qui crée, ou bien survient-il à un moment particulier de l’existence personnelle, et si oui pourquoi ? Dans bien des cas, l’expérience créatrice ne se réalise qu’à la suite d’une survenue datable du vide, un moment particulier où se dessine un espace à remplir, qui peut d’ailleurs être contemporain de l’acte créateur lui même, ce qui permet d’en atténuer le choc. L’acte de création vient tempérer l’angoisse et la souffrance de l’affrontement au vide.
Si l’on se réfère à ce discours , nous obtenons par la création , entendue comme introduction d’un signifiant nouveau , d’une part , une possibilité de lutte contre le processus d’anéantissement que génère l’enfermement en le rendant moins pénible et d’autre part une possibilité de rendre plus crédible la mission de réinsertion de l’administration pénitentiaire.
Ce signifiant nouveau, il faut le rechercher dans l’universalité, c’est pourquoi, nous faisons appel à la musique, seul langage, parlé et écrit, qui soit international.

Euterpe sur la balance

L’individu pouvant s’exprimer au travers de sa créativité protège son Moi mais protège aussi son autre, ce qui entrave le processus d’anéantissement que génère l’incarcération. Par le processus d’identification et l’effet de groupe qu’elle suscite, la musique agit comme un véritable processus de socialisation et crée du lien social dans un univers plus habitué à le détruire.
Si l’on ne peut pas, aux travers de ces exemples, parler de thérapie au sens où on l’entend dans la cure analytique, on peut, en revanche sans hésitation, parler d’effets bénéfiques tant d’un point de vue personnel pour le détenu, que du point de vue social quant au vécu carcéral.
Un autre point important qui ressort de la présence de la musique en milieu carcéral est la notion d’activité dans une acception d’ « être actif ». Ici, le détenu se place dans une activité qui n’est pas que physique. Il prend conscience de la temporalité, ce qui est important puisque nous avons vu que la personne incarcérée vit le temps différemment. Il prend en compte les individus qui l’entourent, se sent capable d’effectuer quelque chose grâce au musical en étant mis face à ses possibilités et réalités. Il s’approprie des règles de fonctionnement et devient actif dans sa propre histoire. Les structures qui régissent la musique sont proches des structures fondamentales de l’individu (temps, espace, groupe, échange…) et deviennent nécessaires lorsqu’il est placé en milieu carcéral.
« La musique est attachée à ce que l’individu a de plus personnel car elle le place face à son passé et à sa position sociale. Elle peut de ce fait exercer sur lui des actions desquelles résulteront une certaine transformation de la personne incarcérée. » [39]

En tant qu’objet transitionnel, la musique permet à l’individu de lutter contre l’angoisse ce qui laisse entrevoir l’espoir d’une diminution du nombre de suicides. Rappelons à cet effet que, statistiquement, en trois ans de fonctionnement, la Maison d’Arrêt de Seysses-Toulouse a fait plus de morts dans la population pénale que la guillotine sous toute la V° république (19 exécutions de 1958 à 1981, soit moins d’un mort par an, au minimum trois par an à Seysses).
En tant qu’objet de projection, la musique renvoie l’individu face à lui même et permet un processus d’identification. Ceci est important au regard des personnes incarcérées qui ont ce sentiment de ne plus exister. Se projeter et se sentir exister redonne la force de vivre et aide à lutter contre l’angoisse liée au processus d’anéantissement.
Le second schéma freudien [40] n’est vérifié qu’en partie. L’accès au refoulé par la musique reste à démontrer mais la reviviscence de situations passées par l’identité de perception existe. De même qu’existe la projection du créateur dans sa création. La musicothérapie en milieu carcéral, si on la conçoit comme une thérapie analytique utilisant la musique comme agent transitionnel, ne peut s’adresser qu’à des détenus condamnés à de longues peines.

L’incarcération est le résultat d’une déviance à la norme, l’activité créative et le fait de l’exercer en groupe évite la marginalisation et permet à l’individu de se corriger ce qui est le but de l’incarcération. Si comme le soulignait E. Lecourt, la musique ne guérit pas, elle contribue ici à un mieux être et à une resocialisation. Cette étape peut être préliminaire à un suivi thérapeutique. En effet, un détenu qui opte pour un suivi par le S.M.P.R durant sa détention, peut très bien envisager de poursuivre ce suivi à l’extérieur, une fois libéré, dans un Centre Médico-Psychologique (C.M.P). Le détenu a un désir de se retrouver après avoir connu l’angoisse de la détention.
Durant son incarcération, l’individu perd une partie de lui même et, même si cette part est négative, elle fait partie de lui. Il aura donc à en faire le deuil une fois sorti tout comme, entrant, il avait à vivre son deuil d’homme libre. Dans le cas de la centrale, c’est un criminel qui entre, c’est un citoyen libre qui sort. Mais on sait très bien, que les choses ne sont pas si simples. En entrant, le criminel emmenait avec lui l’homme libre, en sortant, l’homme libre emporte avec lui le fantôme du criminel. La souffrance n’est donc pas terminée parce que la peine est purgée. L’ancien détenu aura reconstruire l’image écornée de l’homme libre qu’il était avant son incarcération. Dans le cadre de cette recherche identitaire, la musique, en tant que composante sociale intégrée à l’individu, peut constituer une solide trame de reconstruction.

Conclusion « Peut-il exister une pénitentiaire intelligente ? »,

Telle est la question volontairement provocatrice et qui, finalement, ne s’avère pas infondée. L’enfermement tel qu’il est pratiqué reste avant tout un système punitif qui ne résout en rien le problème de la délinquance. Au contraire, par le mélange de détenus et prévenus, d’une part et, d’autre part, de petits délinquants avec des délinquants confirmés, il ne fait qu’aggraver les choses en marginalisant d’avantage une population déjà exclue. En ce sens, la notion de réinsertion n’est qu’un leurre qui, comme le souligne Foucault, n’est destiné qu’à donner bonne conscience à une justice qui ne veut pas apparaître uniquement comme un instrument de répression, ce qu’elle est pourtant. Le système actuel exclut du déjà exclus.
En reprenant notre cheminement, justice, clinique et musique, nous constatons que la démocratie française se résume à une oligarchie qui accapare tous les contrôles des rouages de l’état pour mieux surveiller ce que Foucault appelle « les corps dociles ».

D’autre part, la conception inepte des nouvelles maisons d’arrêt françaises du XXI° siècle montre clairement la dichotomie entre pouvoir politique et réalité sociale. Faute de réforme adaptée, le système est condamné à l’immobilisme. Il faut donc agir sur le terrain.

La ritournelle du Ministère de la Justice « On manque de moyens ! ! ! » Doit s’interpréter de l’intérieur de l’administration judiciaire. En fait, elle signifie clairement que le retard justifie le retard, elle permet à toute une administration de traîner la patte en se réfugiant derrière un adage dont chacun s’auto-convainc. A titre d’exemple, comme le souligne le juge Halphen [41], les rythmes de travail des magistrats de la cour d’appel de Douai ne sont pas cadencés sur l’importance des dossiers mais sur les horaires du TGV Paris - Lille. Dans cet état d’esprit, il n’est pas étonnant qu’on ne trouve personne pour se demander si l’on peut améliorer les choses avec les moyens que l’on a. L’activité artistique au service de l’insertion est du registre du possible uniquement si les mentalités évoluent.

Traiter les gens comme des animaux est une métaphore qui s’applique bien à la population pénale : on les met en cellule, puis on les sort pour les mettre en salle d’attente, puis on les sort de la salle d’attente pour les emmener dans un autre bâtiment où on les remet dans une salle d’attente d’où la personne qui doit les voir les sortira avant de les y remettre pour qu’on revienne les chercher pour les reconduire en détention où il leur faudra peut-être encore attendre en salle d’attente avant de regagner leur cellule, si un mouvement comme la promenade, par exemple, est en cours. La déresponsabilisation est totale, l’esprit d’initiative réduit au néant. La prison fabrique des loques humaines. Quand des chefs , en particulier les femmes, se sentent obligés d’hurler pour asseoir leur autorité , imitant ainsi l’institutrice qui pique sa crise au beau milieu de la classe , le processus d’infantilisation est complet et plus aucune forme de contact positif n’est possible. Si on veut élaborer une détention constructive, il faut d’abord réfléchir aux méthodes d’appréhension de la personne incarcérée.

Le détenu se retrouve face à une situation de deuil qu’il lui faut gérer. Le deuil est un processus qui ponctue diverses périodes de la vie. Phase très importante pour l’avenir, le deuil est souvent mal résolu. Le deuil concerne toute forme de pertes : un divorce, la perte d’un objet, un déménagement, tout ce qui concerne la séparation d’avec quelque chose de très cher, jugée d’une perte irrémédiable et à laquelle l’individu qui la subit doit s’adapter. L’incarcération entre bien dans ce schéma. Le deuil peut être compris, au delà de la dimension de souffrance qu’il implique, comme un processus d’adaptation.

Le détenu doit envisager l’avenir, ce qui est difficile quand on est coupé du monde. Nous avons vu qu’une activité culturelle peut maintenir un lien entre l’intérieur et l’extérieur. C’est à ce niveau que peut intervenir l’Art-thérapie en fournissant au sujet un environnement, des médias artistiques et, en tout premier lieu, du temps et de l’attention. L’objectif des séances est de développer un langage symbolique qui pourrait donner accès aux sentiments non reconnus et être également un moyen d’intégrer ces sentiments à la personnalité, donnant la possibilité d’une dynamique de changement thérapeutique. L’attention ne se porte pas sur la valeur esthétique du travail artistique, qu’il s’agisse de danse, de théâtre, de peinture, de musique, mais sur le processus thérapeutique, c’est à dire l’implication du patient dans son travail, sa perception du travail lui-même et la possibilité de partager cette expérience avec l’art-thérapeute. De nombreux patients trouvent que l’engagement dans des thérapies artistiques leur donne une chance d’exprimer des sentiments autrement inacceptables ou difficiles, (d’autant plus en milieu carcéral), et cela dans une ambiance sécurisante, car il est parfois plus facile de communiquer avec un thérapeute au travers d’une forme artistique, qui est une donnée personnelle ouvrant sur la discussion et l’évaluation de soi.
Nous insisterons sur la dimension de choix librement consenti qui implique la personne. Pour pallier au manque de liberté et aux tourments qu’il suscite, il faut que le détenu puisse se confier sereinement. En maison d’arrêt, un S.M.P.R peut très bien procurer un espace réservé à la musicothérapie.

L’enfermement provoque un état dépressif. Le processus de pensée propre à la dépression consiste à ne raisonner que sur l’aspect négatif des choses, on l’appelle la pensée dichotomique. Elle génère une spirale qui mène à une impasse (tout étant de plus en plus négatif). C’est ce cheminement qui est à l’origine des suicides. L’acte de création suppose un vide à combler par quelque chose de nouveau. La musique, conçue comme l’introduction d’un signifiant nouveau, peut enrayer ce cheminement. On peut ainsi agir sur l’enfermement en modifiant la manière de le penser. Dès lors, la création devient le tremplin qui transforme une incarcération strictement destructive en une opportunité de la rendre constructive.

Le P.E.P., Projet d’Exécution de Peine, mis en place par l’administration pénitentiaire dans les établissements pour peine, pouvait assurer cette fonction. Le détenu s’engageait dans un projet et l’administration s’engageait à l’aider. Il fallait voir dans le P.E.P non pas une individualisation de la peine, ce qui au bout du compte, ne veut rien dire puisque la peine qu’est l’enfermement, est la même pour tous, mais un suivi individualisé du détenu, ce qui est différent puisque cela met en avant la singularité du sujet. On mesure combien le P.E.P était un projet trop ambitieux pour une administration aussi archaïque. Je l’ai vu se transformer, à la maison centrale de Saint Maur, en un vulgaire flicage de la population pénale, les dossiers étant consultés par la hiérarchie en vue d’étayer les rapports circonstanciés le plus souvent dans le cadre d’une punition. Voilà avec quelle tristesse la pénitentiaire enterre ses plus beaux projets.

Pour les maisons d’arrêt rien n’a été prévu. Lors d’un déplacement de détenus, il suffit d’observer les visages qui à l’aller s’ouvrent un peu se refermer d’autant plus vite au retour, au fur et à mesure qu’ils franchissent les grilles qui les ramènent à la cellule. Qu’il s’agisse d’une visite au parloir ou d’une consultation au S.M.P.R, le bénéfice est aussi vite perdu. Il faut faire évoluer la façon de travailler. Bien sûr, la musique n’est pas la panacée. Sans aller jusqu’à imaginer les surveillants et les détenus se donnant la main pour danser la farandole dans la cour de promenade, elle peut quand même offrir une base de travail intéressante.

La rigidité quant aux rôles et fonctions de chacun, et surtout, l’absence de communication entre les différents services, empêchent toute progression. Du surveillant maton au surveillant éducateur (du signifiant maton au signifiant éducateur, devrait-on dire), le chemin sera long. C’est pourtant la seule voie possible pour tenter de réussir une politique carcérale cohérente.

[1] De Musset. A., La confession d’un enfant du siècle (1835), Paris, Ed Maxi-livres, 2005

[2] Duplessis. Y., Le surréalisme, coll. Que sais je n°432, Paris, PUF, 1950, 17° éd 2002

[3] Platon, (428-348 Av J.C) La république, Paris, Ed Garnier Frères, 1966

[4] La Fontaine. J.de, (1621-1695) Fables de La Fontaine, Paris, Ed Mame, 1948, Platon et la république

[5] Platon., (428-348 Av J.C) La république, Paris, Ed Garnier Frères, 1966

[6] Rancière. J., La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique Editions, 2005

[7] Kahn. J.-F., Pourquoi ça va péter …, Hebdomadaire MARIANNE n° 466, mars 2006

[8] Agamben.G., Homo sacer Le pouvoir souverain et la vie nue, Torino 1995, Ed Française Seuil, 1997

[9] Barkat. S.M., Le corps d’exception, Paris, Ed Amsterdam, 2005

[10] Bentham. J., Panoptique (1791), n° 398, Paris, Ed Mille et une nuits, 2002

[11]  

[12] Foucault. M., Surveiller et Punir, Paris, Ed Gallimard, 1975

[13] Zoummeroff. P. et Guibert. N., La prison, ça n’arrive pas qu’aux autres, Paris, Ed Albin Michel, 2006

[14] Halphen. E., Sept ans de solitude, Paris, Ed Denoël, 2002

[15] Lacan. J., Le Séminaire livre X L’Angoisse (1962-1963), Paris, Ed Seuil, 2004

[16] Freud. S., Cinq psychanalyses (1915), Paris, PUF, 23° Ed 3° Tirage, 2005

[17] Foucault. M., Surveiller et Punir, Paris, Ed Gallimard, 1975

[18] André. C. et Muzo., Petites angoisses et grosses phobies, Paris, Ed Seuil, 2002

[19] Joule. R-V. et Beauvoir. J-L., La soumission librement consentie, Paris, PUF, 1998, 4° Ed 2001

[20] Lecourt. E., Découvrir la Musicothérapie, Paris, Ed Seyroles, 2005

[21] Bene. L. et Merleaux. M., La musique pour guérir, Fondettes (37), Ed Van de Velde, 1988

[22] Guiraud -Caladou. J.-M., Musicothérapie paroles des maux, Luynes, Ed Van de Velde, 1983

[23] Vallée. R., Musicothérapie et l’expression verbale, Bordeaux, Ed du Non verbal/A.M.Bx, 1997

[24] Lecourt. E., Freud et le sonore, p 60, Paris, Ed L’Harmattan, 1992

[25] Lecourt. E., Freud et le sonore, p 73, Paris, Ed L’Harmattan, 1992

[26] Kupperschmitt. J., La musicothérapie en clinique adulte, p 99, Paris, Ed L’Harmattan, 2000

[27] Plaute., (189 av. J.C), Amphitryon, Paris, Flammarion, 1998

[28] Bence. L. et Mereaux. M., La musique pour Guérir, Fondettes, Ed Van de Velde, 1988

[29] Arveiller. J., Des musicothérapies, Issy-les-Moulineaux, Ed E.A.P, 1980

[30] Rank. O., Le traumatisme de la naissance (1924), Paris, Ed Payot, 1968

[31] Laplanche. J. et Pontalis. J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 4°Ed 2004

[32] Arveiller. J., Des musicothérapies, Issy-les-Moulineaux, Ed E.A P, 1980

[33] Andrieu. M., Sens de la musique en milieu carcéral, Paris-Sorbonne, Ed OMF, 1999

[34] voir p.67

[35] Bonnet. G., L’autoanalyse, Coll. Que sais-je n° 3759, Paris, PUF, 2006

[36] Voir p.67

[37] Martin-Mattera. P., Théorie et clinique de la création, Paris, Ed Economica, 2005

[38] Martin-Mattera. P., Théorie et clinique de la création, Paris, Ed Economica, 2005

[39] Andrieu. M., Sens de la musique en milieu carcéral, Paris - Sorbonne, Ed OMF, 1999

[40] Voir p.67

[41] Halphen. E., Sept ans de solitude, Paris, Ed Denoël, 2002